Documentation

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Tribunal de la Concurrence

Canada Coat of Arms / Armoiries du Canada

Competition Tribunal

Référence : Le commissaire de la concurrence c Administration aéroportuaire de Vancouver, 2017 Trib conc 6

No de dossier : TC-2016-015

No de document du Greffe : 186

DANS L’AFFAIRE d’une demande présentée par le commissaire de la concurrence visant à obtenir une ou plusieurs ordonnances en vertu de l’article 79 de la Loi sur la concurrence, LRC (1985), c C-34, et ses modifications;

ET DANS L’AFFAIRE d’une requête présentée par l’Administration aéroportuaire de Vancouver contestant des revendications de privilège.

ENTRE:

Commissaire de la concurrence

(demandeur)

et

Administration aéroportuaire de Vancouver

(défenderesse)

Competition Tribunal Seal / Sceau Tribunal de la Concurrence

Date de l’audience : 22 mars 2017

Membre judiciaire : Le juge D. Gascon (président)

Date des Motifs de l’ordonnance et de l’Ordonnance : 24 avril 2017

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE REJETANT UNE REQUÊTE EN CONTESTATION DES REVENDICATIONS DE PRIVILÈGE DE L’INTÉRÊT PUBLIC DU COMMISSAIRE

I.  APERÇU

[1]  Au cours des 28 dernières années, le Tribunal de la concurrence, la Cour d’appel fédérale et les cours supérieures de deux provinces ont reconnu que le commissaire de la concurrence (le « commissaire ») peut faire valoir des revendications de privilège de l’intérêt public fondé sur des catégories dans le contexte de la Loi sur la concurrence, LRC (1985), ch C-34, et ses modifications (la « Loi »). Ce privilège de l’intérêt public soustrait à la divulgation obligatoire les communications et les documents obtenus ou préparés par le commissaire dans le cadre de ses enquêtes. Le 28 février 2017, dans le contexte d’une demande présentée par le commissaire sous le régime des dispositions de la Loi qui portent sur l’abus de position dominante (la « demande »), l’Administration aéroportuaire de Vancouver (« AAV ») a déposé auprès du Tribunal une requête contestant la catégorisation comme privilège générique du privilège de l’intérêt public revendiqué par le commissaire à l’égard de certains documents inclus dans l’affidavit de documents de ce dernier qui a été signifié dans le cadre de la présente instance (l’« affidavit »).

[2]  L’AAV soutient que les revendications de privilège de l’intérêt public du commissaire dans la présente affaire sont inéquitables sur le plan de la procédure et portent préjudice à sa capacité d’opposer une réponse pleine et entière à la demande sous-jacente du commissaire. Par ailleurs, l’AAV soulève aussi dans sa requête une question beaucoup plus générale. En effet, elle demande au Tribunal de reconsidérer et de renverser sa pratique établie, laquelle consiste à reconnaître le privilège de l’intérêt public revendiqué par le commissaire dans le contexte de la Loi comme étant un privilège générique, et de remplacer cette pratique par une évaluation au cas par cas des revendications du commissaire.

[3]  Le commissaire réplique que le Tribunal, la Cour d’appel fédérale et les cours supérieures de deux provinces ont à maintes reprises et à l’unanimité reconnu qu’un privilège de l’intérêt public dans le contexte de la Loi est un privilège générique. Il soutient qu’il n’existe dans la présente affaire aucune raison factuelle ou juridique d’écarter ce point de droit bien ancré. Le commissaire soutient en outre que, pour limiter l’effet préjudiciable que ses revendications de privilège de l’intérêt public pourraient avoir sur les parties intimées, le Tribunal a mis au point, au fil des années, divers moyens qui garantissent le droit procédural des parties intimées à une audience équitable. Il fait par conséquent valoir que son privilège de l’intérêt public fondé sur des catégories dans le contexte de la Loi ne contrevient pas en lui-même au droit de l’AAV à une audience équitable et que, quoi qu’il en soit, toute allégation d’atteinte à l’équité procédurale est prématurée à ce moment-ci.

[4]  Dans sa requête, l’AAV soulève deux questions : (1) celle de savoir si le privilège de l’intérêt public du commissaire dans le contexte de la Loi est considéré à juste titre comme étant un privilège fondé sur des catégories ou s’il devrait plutôt être qualifié de privilège fondé sur les circonstances de chaque cas; et (2) celle de savoir si, dans la présente affaire, les revendications de privilège de l’intérêt public du commissaire fondé sur des catégories revient à une atteinte fondamentale à l’équité procédurale et à un déni de son droit à une audience équitable.

[5]  Pour les motifs qui suivent, la requête de l’AAV sera rejetée. Suite à un examen fait des documents déposés par l’AAV et le commissaire (y compris les observations complémentaires dont le Tribunal a fait la demande en ce qui concerne la décision rendue récemment par la Cour suprême du Canada dans l’affaire Lizotte c Aviva, Compagnie d’assurance du Canada, 2016 CSC 52 (« Lizotte »)), et à l’audition faite des observations des avocats des deux parties, je ne suis pas convaincu qu’il existe des raisons de renverser la jurisprudence unanime de longue date sur la reconnaissance du privilège de l’intérêt public du commissaire dans le contexte de la Loi comme étant un privilège fondé sur des catégories. En fait, même si je souscrivais aux observations de l’AAV à cet égard, le Tribunal n’a pas le droit de le faire à mon avis compte tenu de la doctrine de stare decisis. Je conclus en outre qu’à cette étape-ci et compte tenu des circonstances de la présente affaire, les revendications de privilège de l’intérêt public du commissaire ne constituent pas un manquement fondamental à l’équité procédurale, ni ne portent atteinte au droit de l’AAV à une audience équitable.

II.  CONTEXTE

A.  La demande sous-jacente

[6]  Le 29 septembre 2016, le commissaire a déposé un avis de demande dans lequel il a demandé la prise d’une mesure de redressement contre l’AAV en vertu de l’article 79 de la Loi.

[7]  L’AAV est une société sans but lucratif chargée d’exploiter l’Aéroport international de Vancouver (l’« Aéroport »). Le commissaire soutient que l’AAV a abusé de sa position dominante en permettant à deux fournisseurs de services de restauration à bord seulement de mener leurs activités sur place à l’aéroport et en excluant et en refusant les avantages de la concurrence au marché de la restauration à bord. La demande du commissaire est fondée notamment sur des allégations selon lesquelles l’AAV contrôle le marché de la manipulation des aliments à l’Aéroport, qu’elle a agi dans un but anti-concurrentiel, et que l’effet de sa décision de limiter le nombre de fournisseurs de services de restauration à bord a empêché ou diminué sensiblement la concurrence, ce qui a entraîné une hausse des prix, freiné l’innovation et réduit la qualité du service.

[8]  Le commissaire demande donc au Tribunal de rendre une ordonnance :

  1. interdisant à l’AAV de se livrer directement ou indirectement aux agissements anti-concurrentiels exposés dans la demande;
  2. enjoignant à l’AAV d’accorder à toute entreprise qui satisfait aux exigences d’usage relatives au rendement, à la santé et à la sécurité et suivant des modalités non discriminatoires, une autorisation permettant à l’entreprise d’accéder au côté piste de l’Aéroport à partir d’une ou de plusieurs installations utilisées par l’entreprise, qu’elle soit située dans les limites de l’Aéroport ou à l’extérieur de celles-ci, aux fins de fournir des services de manipulation des aliments;
  3. enjoignant par ailleurs à l’AAV de prendre ou de s’abstenir de prendre des mesures, quelles qu’elles soient, afin de donner suite aux interdictions et aux conditions susmentionnées.

[9]  Dans sa réponse, l’AAV demande au Tribunal de rejeter la demande du commissaire avec dépens et affirme que celle-ci présente de nombreux vices fondamentaux, à savoir notamment que :

  1. la demande ne prend pas en considération le fait que l’AAV agit en conformité avec le mandat que lui confie la loi d’exploiter l’Aéroport dans l’intérêt public et que, pour cette raison, l’article 79 ne s’applique pas à la lumière de l’exemption sur la conduite réglementée;
  2. l’AAV ne contrôle pas sensiblement ou complètement le marché allégué pour l’accès au côté piste de l’Aéroport aux fins de fournir des services de manipulation des aliments, contrairement aux allégations du commissaire;
  3. en ce qui concerne le marché des services de manipulation des aliments, l’AAV ne fournit pas ce service elle-même, ni ne détient une participation commerciale dans quelque entité que ce soit fournissant ce service à l’aéroport et que, donc, elle ne contrôle pas sensiblement ou complètement ce marché;
  4. l’AAV ne représente pas des entités prenant part à la prestation de services de manipulation des aliments à l’Aéroport, ni ne détient-elle quelque intérêt concurrentiel plausible que ce soit dans ce marché;
  5. l’AAV a en tout temps été motivée par un désir de maintenir et d’encourager la concurrence, et elle était animée d’une justification commerciale valide qui à la fois était favorable à la concurrence et rehaussait l’efficience;
  6. la conduite de l’AAV n’empêchera pas ni ne diminuera sensiblement la concurrence ― ni ne le fera-t-elle vraisemblablement.

B.  L’affidavit du commissaire

[10]  Conformément à une ordonnance d’établissement du calendrier rendue par le Tribunal le 20 décembre 2016, et modifiée sur consentement par des ordonnances datées des 13 et 16 février et du 7 mars 2017, le commissaire a signifié son affidavit à l’AAV le 15 février 2017.

[11]  Dans cet affidavit, il dresse une liste de tous les documents qui sont pertinents à l’égard des questions en litige dans la présente demande et qui étaient en sa possession, sous son autorité ou son contrôle au 31 décembre 2016. Cette liste est répartie en trois annexes :

  1. l’Annexe A contient une liste et une description des documents qui ne renferment aucun renseignement confidentiel. À la date de la signification de l’affidavit, l’Annexe A comptait 146 documents;
  2. l’Annexe B contient une liste et une description des documents qui, d’après le commissaire, renferment des renseignements confidentiels et pour lesquels aucun privilège n’est invoqué ou à l’égard desquels le commissaire a renoncé au privilège aux fins de la demande. À la date de la signification, l’Annexe B comptait 1 619 documents;
  3. l’Annexe C contient une liste et une description des documents qui, le commissaire affirme-t-il, renferment des renseignements confidentiels et pour lesquels au moins un privilège (c.-à-d. secret professionnel de l’avocat, relatif au litige et de l’intérêt public) est invoqué. À la date de la signification, l’Annexe C comptait 9 906 documents.

[12]  La déclaration suivante a été faite dans l’affidavit du commissaire également : « [à] la date à laquelle le Tribunal de la concurrence rendra une ordonnance de confidentialité ou de protection à l’égard de la présente demande, le commissaire pourra fournir un Affidavit de documents complémentaire qui pourrait rayer certains documents de la liste qui figure à l’Annexe C et insérer ceux-ci dans la liste qui figure à l’Annexe B » [TRADUCTION].

[13]  Le 20 mars 2017, soit deux jours avant l’audition de la requête déposée par l’AAV, le Tribunal a rendu une ordonnance de confidentialité visant la présente demande sur le fondement d’un projet d’ordonnance auquel les deux parties ont consenti (l’« ordonnance de confidentialité »). Lors de l’audition de la requête, les avocats du commissaire ont confirmé que, pour faire suite à l’ordonnance de confidentialité, il avait été renoncé à un privilège à l’égard de 8 513 autres documents qui avaient figuré initialement dans l’Annexe C de l’affidavit, et que le commissaire avait déjà transmis ces documents à l’AAV par service de messagerie.

[14]  En conséquence, il reste à l’heure actuelle 1 393 documents au total dans l’Annexe C, à l’égard desquels le commissaire présente une revendication de privilège. Ces documents figurent tous dans la liste de l’Annexe C et incluent des documents internes du Bureau de la concurrence ainsi que des documents obtenus auprès de tierces parties. Lors de l’audition de la requête présentée par l’AAV, les avocats du commissaire ont indiqué que la plupart des documents qui restent dans l’Annexe C (c.-à-d. 1 185 documents) sont exclusivement protégés par un privilège de l’intérêt public, le reste étant des documents à l’égard desquels un privilège relatif au litige ou du secret professionnel de l’avocat est invoqué. En outre, les avocats du commissaire ont précisé également que, sur les 1 393 documents qui restent dans l’Annexe C de l’affidavit, 411 sont des documents internes du Bureau de la concurrence, 336 sont des documents qui ont été fournis volontairement par des tierces parties, et 646 documents ont été fournis en conformité avec des ordonnances contraignantes rendues en vertu de l’article 11 de la Loi (« ordonnances en vertu de l’article 11 »). La preuve produite à l’appui de la requête de l’AAV ne donne aucun autre détail sur les documents visés par les revendications de privilège de l’intérêt public du commissaire.

[15]  D’après l’affidavit, le privilège de l’intérêt public revendiqué par le commissaire vise les « documents créés ou obtenus par le commissaire, ses employés, préposés, mandataires ou procureurs, ou obtenus auprès de tierces parties dans le cadre d’enquêtes menées par le commissaire » [TRADUCTION]. Encore une fois, exception faite de la déclaration selon laquelle le privilège repose sur l’« intérêt public », la preuve au dossier ne contient aucune autre information sur les raisons pour lesquelles un privilège est revendiqué.

III.  ANALYSE

A.  Y a-t-il lieu de modifier la pratique du Tribunal qui consiste à qualifier de privilège fondé sur des catégories le privilège de l’intérêt public revendiqué par le commissaire dans le contexte de la Loi?

[16]  L’AAV soutient dans un premier temps que le Tribunal devrait déroger à sa pratique établie, qui consiste à reconnaître le privilège de l’intérêt public du commissaire dans le contexte de la Loi comme étant un privilège générique, et qu’il devrait plutôt procéder à une évaluation au cas par cas de ces revendications de privilège. L’AAV soutient qu’il n’est plus justifié d’accorder un statut de privilège générique aux revendications de privilège de l’intérêt public du commissaire dans le contexte de la Loi et qu’il convient de revoir la pratique du Tribunal à l’égard du privilège de l’intérêt public qui a été établie il y a plus de 25 ans compte tenu des facteurs suivants :

  1. les décisions antérieures dans lesquelles le Tribunal et la Cour d’appel fédérale ont les premiers reconnu l’existence d’un privilège fondé sur des catégories relativement aux revendications de privilège de l’intérêt public du commissaire ont été rendues peu après l’adoption de la Loi, elles ne reposaient sur aucun fondement juridique et de preuve solide, et elles ont depuis été appliquées sans aucune analyse détaillée par le Tribunal et les tribunaux judiciaires canadiens;
  2. étant donné que les privilèges génériques de common law dérogent à la recherche de la vérité en relation avec les faits pertinents, les décisions récentes de la Cour suprême sur ces privilèges en ont réduit sensiblement la portée;
  3. certaines dispositions de la Loi, dont les modifications apportées en 2009-2010, sont maintenant assorties d’un volet et criminel et civil et permettent ainsi qu’il soit interdit à la partie intimée d’obtenir la divulgation complète des mêmes documents, dans le cadre d’instances fondées sur les mêmes faits, selon que le commissaire décide ou non d’invoquer les dispositions criminelles ou civiles de la Loi;
  4. aucun autre organisme de réglementation ou tribunal administratif prenant part à une instance réglementaire de nature économique analogue à la demande (comme une instance visant à faire appliquer les lois sur les valeurs mobilières devant les commissions des valeurs mobilières provinciales) ne reconnaît l’existence d’un privilège général de l’intérêt public similaire comme étant nécessaire à la mise en application de ses lois (au Canada en général et aux États-Unis en ce qui concerne les organismes parallèles en charge de la concurrence).

[17]  En outre, l’AAV soutient que les considérations de principe du commissaire qui sous-tendent ses revendications de privilège de l’intérêt public (p. ex. une attente en matière de confidentialité, la raison dite « de la franchise » et la crainte de représailles) sont mal fondées et que, quoi qu’il en soit, elles ne sont pas applicables à l’égard de documents qui doivent obligatoirement être produits en application d’ordonnances fondées sur l’article 11. L’AAV fait valoir que la raison de la franchise qui paraît avoir fondé la qualification actuelle de privilège fondé sur des catégories n’est pas justifiée dans un environnement où, comme en l’espèce, le privilège générique est appliqué à une quantité importante d’informations et de documents obtenus en vertu d’ordonnances fondées sur l’article 11.

[18]  Tous ces éléments, soutient l’AAV, militent fortement en faveur d’une approche fondée sur les circonstances de chaque cas à l’égard des revendications de privilège de l’intérêt public du commissaire dans le contexte de la Loi, plutôt que d’une approche fondée sur des catégories.

[19]  Je ne suis pas d’accord.

[20]  Je conclus plutôt que le privilège de l’intérêt public du commissaire dans le contexte de la Loi est depuis longtemps reconnu comme étant un privilège générique par la Cour d’appel fédérale, le Tribunal et les tribunaux judiciaires. Un examen de la jurisprudence permet de cerner de solides raisons de principe et les attributs nécessaires pour reconnaître l’existence d’un privilège du commissaire fondé sur des catégories. Je ne suis pas convaincu non plus que les décisions récentes de la Cour suprême sur les privilèges aident l’AAV ou que la jurisprudence a évolué de telle manière que le privilège de l’intérêt public du commissaire dans le contexte de la Loi est maintenant exclu de la catégorie des privilèges génériques, aussi exceptionnels ceux-ci puissent-ils être. Je conclus également que les circonstances factuelles particulières entourant la requête de l’AAV ne sont pas suffisantes pour changer la manière dont le privilège de l’intérêt public du commissaire dans le contexte de la Loi est traité à l’heure actuelle, ni pour renverser 28 années de jurisprudence unanime. Je considère également que l’absence de privilèges de l’intérêt public fondés sur des catégories similaires pour des organismes de réglementation et tribunaux administratifs économiques analogues est sans importance et que le privilège de common law reconnu en faveur du commissaire n’est pas incompatible avec les privilèges d’origine législative plus limités par ailleurs créés sous le régime de la Loi sur la preuve au Canada, LRC (1985), ch C-5 (la « Loi sur la preuve au Canada »).

[21]  Enfin, je souligne que, bien que plus de 20 ans se soient écoulés depuis que la Cour d’appel fédérale a rendu sa décision de principe dans ce domaine dans l’affaire Directeur des enquêtes et recherches c D&B Companies of Canada Ltd, [1994] ACF no 1643 (CAF), autorisation d’interjeter appel à la CSC refusée (« Nielsen CAF »), le Tribunal demeure lié par cette décision. Même si de nouveaux développements pourraient avoir justifié un nouvel examen du cadre juridique actuel, dans la présente affaire, il n’est tout simplement pas satisfait aux conditions spécifiques établies par la Cour suprême pour écarter la doctrine de stare decisis.

[22]  Chacun de ces points sera traité à tour de rôle ci-après.

a.  La jurisprudence reconnaît clairement le privilège de l’intérêt public du commissaire comme étant un privilège générique

[23]  Personne ne conteste que la Cour d’appel fédérale, le Tribunal et les cours supérieures de l’Ontario et de la Colombie-Britannique ont à maintes reprises et à l’unanimité reconnu l’existence d’une catégorie de documents et de communications, créés ou obtenus par le commissaire dans le cadre d’une enquête du Bureau de la concurrence, comme étant protégés par le privilège de l’intérêt public, de sorte qu’ils ne doivent pas nécessairement être divulgués à l’étape des communications préalables. En fait, ni le Tribunal ni aucune cour de justice canadienne n’a à quelque moment que ce soit expressément ou implicitement rejeté la notion selon laquelle le privilège de l’intérêt public du commissaire dans le contexte de la Loi est un privilège générique. L’AAV le reconnaît.

[24]  La reconnaissance du privilège de l’intérêt public fondé sur des catégories du commissaire dans le contexte de la Loi remonte aux tout premiers moments du Tribunal, en 1989, peu de temps après que celui-ci eut été créé en application de la Loi sur le Tribunal de la concurrence, LRC (1985), ch 19 (2e suppl.) (la « LTC »). Entre 1989 et 2016, deux décisions de la Cour d’appel fédérale et plus de 15 décisions rendues par le Tribunal et les cours supérieures ont confirmé l’existence du privilège de l’intérêt public du commissaire (Nielsen CAF; Directeur des enquêtes et recherches c Hillsdown Holdings (Canada) Ltd, [1991] ACF no 1021 (CAF) (« Hillsdown CAF »); Le commissaire de la concurrence c Direct Energy Marketing Limited, 2014 Trib conc 17 (« Direct Energy »); Le commissaire de la concurrence c Air Canada, 2012 Trib conc 21 (« Air Canada »); Le commissaire de la concurrence c The Toronto Real Estate Board, 2012 Trib conc 8 (« TREB »); Commissaire de la concurrence c Sears Canada Inc, 2003 Trib conc 19 (« Sears »); Commissaire de la concurrence c United Grain Growers Limited, 2002 Trib conc 39 (« UGG 2 »); Commissaire de la concurrence c United Grain Growers Limited, 2002 Trib conc 35 (« UGG 1 »); Directeur des enquêtes et recherches c Superior Propane Inc, [1998] CACT 17 (« Superior Propane »); Directeur des enquêtes et recherches c Canadien Pacifique Ltée, [1997] CACT 42 (« Canadien Pacifique 2 »); Directeur des enquêtes et recherches c Canadien Pacifique Ltée, [1997] CACT 28 (« Canadien Pacifique 1 »); Directeur des enquêtes et recherches c Washington, [1996] CACT 24 (« Washington »); Directeur des enquêtes et recherches c AC Nielsen Co of Canada, [1994] CACT 15 (« Nielsen TC »); Directeur des enquêtes et recherches c Hillsdown Holdings (Canada) Ltd, [1991] CACT 20 (« Hillsdown TC »); Directeur des enquêtes et recherches c Southam Inc, [1991] CACT 16 (« Southam »); Directeur des enquêtes et recherches c The NutraSweet Company, [1989] CACT 54 (« NutraSweet »); Canada (Commissioner of Competition) c Chatr Wireless Inc, 2013 ONSC 5386 (« Chatr »); Commissioner of Competition c Toshiba of Canada Ltd, 2010 ONSC 659 (« Toshiba »); Pro-Sys Consultants Ltd c Microsoft Corporation, 2016 BCSC 97 (« Pro-Sys »)) [1] .

[25]  Dans ses décisions initiales, le Tribunal a admis les revendications de privilège de l’intérêt public du commissaire à l’égard des renseignements recueillis auprès de plaignants et de participants au marché à titre volontaire dans le cadre de ses enquêtes (p. ex. NutraSweet; Southam; Hillsdown TC; Nielsen TC). Dans des affaires subséquentes, le Tribunal s’est penché sur la notion de privilège de l’intérêt public dans le contexte de renseignements obtenus de façon contraignante à la suite du recours à des ordonnances fondées sur l’article 11 et conclu que la protection contre la divulgation sur le fondement du privilège de l’intérêt public valait aussi pour ces documents (p. ex. Washington; Canadien Pacifique 1). Dans des affaires plus récentes, le Tribunal a statué en outre que les renseignements recueillis auprès d’organismes gouvernementaux étaient similairement soustraits à la divulgation au cours des communications préalables (p. ex. UGG 1; Air Canada).

[26]  Malgré ce contexte, l’AAV soutient que la pratique du Tribunal qui consiste à qualifier le privilège de l’intérêt public du commissaire de privilège fondé sur des catégories a pris naissance peu de temps après la création du Tribunal, qu’elle ne repose pas sur des fondations solides et que cette pratique mal fondée du Tribunal a depuis été reprise aveuglément sans une analyse appropriée par la Cour d’appel fédérale, le Tribunal et d’autres cours de justice.

[27]  Je ne souscris pas à la lecture et à l’analyse que l’AAV fait de la jurisprudence. Au contraire, mon examen m’amène à conclure que de solides raisons de principe justifient de conférer le statut de privilège générique au privilège de l’intérêt public du commissaire dans le contexte de la Loi. Étant donné que, dans sa requête, l’AAV demande au Tribunal d’infirmer ce qui est aujourd’hui le droit établi dans ses décisions et dans les décisions d’autres cours de justice canadiennes, il convient d’examiner en détail l’historique et les enseignements de la jurisprudence sur le privilège de l’intérêt public du commissaire dans le contexte de la Loi.

Les premières décisions

[28]  Entre 1989 et 1994, le Tribunal a rendu quatre décisions qui ont posé les fondements de base du privilège de l’intérêt public du commissaire dans le contexte de la Loi : NutraSweet, Southam, Hillsdown TC et Nielsen TC.

[29]  La revendication de privilège de l’intérêt public du commissaire a été abordée pour la première fois par le Tribunal dans l’affaire NutraSweet. Dans cette affaire, le directeur des enquêtes et recherches (le « Directeur ») (tel était alors le titre du commissaire) a fait valoir que la plainte qui avait mené à une enquête par le Directeur ne devait pas être produite parce qu’elle était visée par un privilège de l’intérêt public. Dans sa décision, la juge Reed n’a pas expressément mentionné ni analysé la nature générique du privilège, ainsi que l’ont souligné à juste titre les avocats de l’AAV. Elle a plutôt appliqué le « test de Wigmore » pour conclure que le Directeur jouissait en fait d’un privilège de l’intérêt public à l’égard de documents créés à l’étape de l’enquête, affirmant que « le critère de l’intérêt public est parfois appelé le ‘test de Wigmore’ » [TRADUCTION] (NutraSweet, para 11).

[30]  Le cadre analytique que l’on appelle aujourd’hui le test de Wigmore repose sur quatre critères qui permettent de déterminer si une communication peut ou non être considérée comme étant privilégiée dans une affaire en particulier, et a été adopté par la Cour suprême dans l’affaire Slavutych c Baker, [1976] 1 RCS 254, p 260. Le test de Wigmore établit que, pour qu’elles soient privilégiées et soustraites à la divulgation, (1) les communications doivent avoir été transmises avec l’assurance que l’identité de l’informateur et leur contenu ne seraient pas divulgués; (2) le caractère confidentiel doit être un élément essentiel au maintien des relations dans le cadre desquelles les communications ont été transmises entre les parties; (3) les relations doivent être de la nature de celles qui doivent être entretenues assidûment dans l’intérêt du public; et (4) le préjudice que subiraient les relations par la divulgation des communications doit être plus considérable que l’avantage à retirer d’une juste décision (c.-à-d. la pondération des intérêts en jeu) (Lizotte, para 32).

[31]  Lorsqu’elle a expliqué pourquoi elle avait conclu que le Directeur jouit d’un privilège de l’intérêt public, la juge Reed a fait remarquer que « [l]’intérêt public à protéger leur confidentialité afin de permettre aux plaignants de se manifester librement l’emporte sur le droit de la partie intimée à la production de tous les documents pertinents » [TRADUCTION] (NutraSweet, para 16). Dans cette affaire, le Tribunal a ainsi conclu que la raison de principe qui consiste à « permettre aux plaignants de se manifester librement » l’emportait sur le droit de la partie intimée en cause à une divulgation complète des documents (NutraSweet, par 16). La juge Reed a expliqué que l’on était en droit d’exiger que la documentation et les informations recueillies par le Directeur à l’étape de l’enquête soient soustraites à la divulgation afin de promouvoir « l’intérêt public à encourager les individus à se manifester et à se plaindre à titre confidentiel d’agissements anticoncurrentiels perçus, sans craindre les représailles du joueur qui occupe une position dominante dans le marché » [TRADUCTION] (NutraSweet, para 13).

[32]  Cet argument est couramment appelé l’« argument de la franchise » : à savoir que l’absence du privilège de l’intérêt public aurait un effet dissuasif sur la communication de certains types de renseignements à des organismes gouvernementaux comme le Bureau de la concurrence. L’AAV allègue que cet argument a été retenu par le Tribunal dans l’affaire NutraSweet en dépit du fait qu’il ne paraît y avoir eu devant le Tribunal aucune preuve que les individus en question se sont effectivement manifestés « à titre confidentiel » ou qu’ils éprouvaient quelque « crainte de représailles » que ce soit de la part de la partie intimée dans l’instance ou autrement.

[33]  Dans l’affaire Southam, dont la décision a été rendue deux ans plus tard, soit en 1991, le Tribunal a exposé de façon plus détaillée son analyse de la raison de principe qui sous-tend le privilège de l’intérêt public du Directeur. Dans un passage souvent cité, la juge Reed a expliqué le raisonnement du Tribunal dans les termes suivants, au paragraphe 26 de ses motifs :

26. La question de savoir si un privilège relatif au litige s’applique est cependant quelque peu théorique puisque, de l’avis du Tribunal, le privilège de l’intérêt public couvre une grande partie de ce que le Directeur cherche à dissimuler aux parties intimées. […] Dans le domaine du droit de la concurrence, à tout le moins dans les cas de fusion et d’abus de position dominante, les personnes à qui le Directeur pose des questions peuvent être des clients potentiels ou réels des parties intimées, et peuvent être des employés potentiels ou réels. Elles peuvent craindre des représailles si elles fournissent au Directeur des informations qui sont préjudiciables aux parties intimées. Nombre d’entre elles sont vraisemblablement dans une position vulnérable face aux parties intimées. Il est donc dans l’intérêt public de permettre au Directeur de tenir leur identité confidentielle et de tenir les détails des entrevues confidentiels afin de préserver l’efficacité de ses enquêtes. Il est dans l’intérêt public de tenir les notes d’entrevue confidentielles, sauf lorsque les personnes à qui le Directeur pose des questions sont appelées à témoigner dans une affaire ou qu’elles sont par ailleurs identifiées par la partie qui revendique le privilège. En outre, le Directeur n’est pas tenu de préparer la preuve des parties intimées en identifiant pour elles des témoins potentiels. [TRADUCTION]

[34]  Le Tribunal a donc associé la reconnaissance du privilège de l’intérêt public du Directeur dans le contexte de la Loi à la crainte de représailles qu’éprouvent les personnes fournissant des informations et des documents au Directeur, étant donné leur position vulnérable et la nécessité qui en découle de tenir leur identité et leurs renseignements confidentiels afin de garantir leur coopération. La juge Reed a souligné également qu’il est dans l’intérêt public de maintenir une telle confidentialité afin de « préserver l’efficacité [des] enquêtes [du Directeur] » (Southam, para 26). Elle a conclu sur ce point en disant que « [l]’intérêt public à tenir les détails des entrevues confidentiels l’emporte sur l’avantage que les parties intimées pourraient tirer de ceux-ci » [TRADUCTION] (Southam, para 27).

[35]  L’AAV soutient que, comme c’était le cas dans l’affaire NutraSweet, le Tribunal dans l’affaire Southam ne disposait d’aucun élément de preuve démontrant que les plaignants éprouvaient des craintes sincères et bien fondées de représailles si leur identité était dévoilée, qu’ils avaient demandé que leur identité soit tenue secrète ou qu’ils avaient reçu quelque forme d’assurance que ce soit du Directeur relativement à la non-divulgation de leur identité.

[36]  Puis, dans l’affaire Hillsdown TC, dans une courte décision rédigée par le juge Strayer (tel était alors son titre), le Tribunal a adopté les raisons susmentionnées qui ont été exposées par la juge Reed dans l’affaire Southam (Hillsdown TC, para 3). Il a été interjeté appel de cette décision du juge Strayer à la Cour d’appel fédérale et, dans l’affaire Hillsdown CAF, la Cour a de nouveau cité avec approbation les principes qui fondent le privilège de l’intérêt public et qui ont été énoncés par la juge Reed dans l’affaire Southam. La Cour d’appel fédérale a en fait reproduit le passage cité précédemment relativement à la crainte de représailles, au besoin de confidentialité et à l’intérêt public dans la confidentialité l’emportant sur les bénéfices de la divulgation aux parties intimées (Hillsdown CAF, para 3).

[37]  C’est dans la décision rendue dans l’affaire Nielsen TC en 1994 que, pour la première fois, le Tribunal a qualifié le privilège de l’intérêt public du commissaire dans le contexte de la Loi de privilège « générique ». Dans ses motifs, le juge McKeown a statué en des termes explicites que les décisions rendues par le Tribunal dans les affaires NutraSweet, Southam et Hillsdown « établissent effectivement un privilège pour une catégorie de documents » [TRADUCTION] (Nielsen TC, para 7).

[38]  Dans l’affaire Nielsen TC, le Tribunal a refusé une demande d’ordonnance enjoignant au Directeur de divulguer la plainte, les notes et les documents préparés par le Bureau de la concurrence ainsi que les déclarations, les notes et les documents obtenus ou préparés par le Bureau par suite de rencontres tenues avec divers intervenants de l’industrie. Les motifs invoqués étaient les suivants : (1) le Directeur a besoin de la coopération des intervenants de l’industrie concernée pour exécuter ses fonctions; et (2) pour offrir une telle coopération, ces intervenants doivent être convaincus que leurs renseignements seront tenus confidentiels et que leur identité ne sera pas divulguée à moins qu’ils ne soient appelés à témoigner. Dans ses motifs, le juge McKeown a ensuite précisé les raisons qui sous-tendent le privilège du Directeur. Il a indiqué que le Directeur « doit dépendre de la coopération des intervenants de l’industrie pour obtenir des renseignements généraux et pour évaluer une ou des plaintes » [TRADUCTION], et qu’il y a de bonnes raisons de protéger la confidentialité des intervenants de l’industrie pour s’assurer de leur coopération (Nielsen TC, para 8). Il a ajouté que « [le] contrôle d’application de la Loi sur la concurrence dépend de la volonté des plaignants de se manifester » [TRADUCTION] (Nielsen TC, para 8). Le juge McKeown a cependant fait remarquer que cette confidentialité ne peut prévaloir que jusqu’à ce que les personnes soient appelées à témoigner par le Directeur.

La décision Nielsen CAF

[39]  Dans l’affaire Nielsen CAF, la Cour d’appel fédérale a maintenu la décision rendue par le Tribunal dans l’affaire Nielsen TC et reconnu que le Directeur ne devait pas nécessairement produire les dossiers, notamment les déclarations, notes, documents et correspondance obtenus ou préparés par lui-même, les membres de son personnel ou son avocat lors de la tenue de rencontres avec des intervenants de l’industrie, parce qu’ils étaient visés par un privilège de l’intérêt public. Dans sa décision, se fondant sur les décisions rendues dans les affaires NutraSweet, Southam et Hillsdown CAF, la Cour d’appel fédérale a confirmé à maintes reprises l’existence d’une « catégorie privilégiée » [TRADUCTION] à l’égard des documents reçus ou préparés par le Directeur, d’une « catégorie de documents qui devraient jouir du privilège de l’intérêt public » [TRADUCTION] (Nielsen CAF, paras 3, 4 et 7).

[40]  Il y a lieu de reproduire les paragraphes pertinents suivants tirés de la décision de la Cour d’appel fédérale :

2. Le juge McKeown, membre judiciaire présidant l’instance, a refusé d’ordonner la production au motif que le Tribunal avait jugé, dans des affaires antérieures, que de tels documents étaient soustraits à la divulgation par l’effet d’un privilège de l’intérêt public. Il a répété les considérations de principe qui fondent ce privilège : à savoir que le Directeur doit pouvoir obtenir des informations auprès de l’industrie concernée dans l’exécution de ses fonctions sous le régime de la Loi sur la concurrence. Pour s’assurer de la coopération des intervenants de l’industrie, il doit être en mesure de recueillir des informations à titre confidentiel, sans que les informateurs puissent être identifiés à moins qu’ils ne soient appelés à témoigner dans une instance tenue devant le Tribunal. Il a noté en outre que la partie appelante avait eu amplement la possibilité de prendre connaissance de la nature de ces documents et de la preuve qu’elle devait réfuter, sans avoir les documents mêmes. Le Directeur a remis à la partie appelante des résumés de tous ces documents incluant les informations obtenues des intervenants de l’industrie, mais excluant les noms des sources. Le Tribunal a offert de prendre des dispositions pour qu’un membre judiciaire ne siégeant pas dans l’affaire examine les documents et les résumés pour s’assurer de leur exactitude, si la partie appelante en faisait la demande. Elle n’en a pas fait la demande. Exception faite de cette information, la partie appelante a pu procéder à un interrogatoire préalable et à une communication des documents et du Directeur et du plaignant. Elle a obtenu en outre une liste des témoins et des résumés des témoignages prévus trois semaines avant leur comparution, le tout en conformité avec les ordonnances du Tribunal.

3. Je suis convaincu que le membre judiciaire assurant la présidence de l’instance a, à juste titre suivi et appliqué les décisions antérieures du Tribunal, lorsqu’il a conclu que de tels documents relevaient d’une catégorie privilégiée. […] Ce principe, suivant lequel certains documents produits dans le cadre d’une enquête du Directeur peuvent être soustraits à la divulgation par l’effet d’un privilège de l’intérêt public, a été suivi par le Tribunal lorsque celui-ci a déterminé la portée de l’interrogatoire préalable dans l’affaire Directeur c Hillsdown Holdings (Canada) Limited et al En appel, la Cour a maintenu cette décision du Tribunal et cité en l’approuvant le passage de la décision du Tribunal tiré de l’affaire Southam (supra) sur lequel le Tribunal s’est fondé dans l’affaire Hillsdown, où la juge Reed a exposé la raison d’être d’un privilège générique qui s’applique à l’égard des notes d’entrevue.

4. Il semble donc non seulement que la décision du juge McKeown dans la présente affaire soit compatible avec les décisions antérieures du Tribunal, mais aussi que la Cour ait déjà endossé cette approche du Tribunal. En reconnaissant l’existence d’une catégorie de documents qui devraient jouir du privilège de l’intérêt public, il me semble que le Tribunal a parfaitement respecté les principes établis du droit de la preuve. Il a décidé d’inclure de tels documents dans la catégorie de documents qui, en tant que communications offertes à des organismes gouvernementaux par des sources extérieures, devraient être protégés afin que cet organisme puisse obtenir les informations nécessaires. Bien qu’une preuve puisse être utile au Tribunal pour décider qu’un tel privilège est nécessaire, les cours de justice en sont arrivées à de telles conclusions sur le fondement de leur propre analyse de l’objet de la loi et de son fonctionnement. Le Tribunal avait en fait en sa possession une prevue ― l’affidavit mentionné précédemment ― selon laquelle ces documents avaient été obtenus à titre confidentiel. Bien qu’elles aient été rares dans l’affidavit, à ma connaissance, ces informations n’ont pas été contestées avec succès.

5. Je ferais remarquer également qu’à la lumière de la jurisprudence récente de la Cour suprême, il y a lieu de faire preuve d’une certaine retenue à l’égard des tribunaux administratifs même dans le cadre d’appels d’origine législative lorsque la question en litige, qu’elle soit factuelle ou juridique, relève du domaine d’expertise du Tribunal. L’établissement et la définition d’une catégorie de documents soustraits à la divulgation dans le cadre de communications préalables fait appel dans ces cas à une pondération de deux intérêts publics : celui de la divulgation complète aux fins de la saine administration de la justice, et celui de la protection des sources qui sont nécessaires aux fins de l’administration de la loi. Cette pondération doit être effectuée par le Tribunal dans le contexte donné d’une instance sous le régime de la Loi sur la concurrence, et son évaluation des intérêts publics respectifs qui sont en jeu doit dépendre en partie de son expertise particulière dans les problèmes de protection de la concurrence dans le marché. La cour de justice ne doit pas à la légère substituer ses propres opinions sur la pondération appropriée dans ces circonstances.

[…]

7. Je ne crois pas non plus que la décision rendue dans l’affaire Gruenke ait quelque incidence que ce soit sur la validité de la jurisprudence antérieure du Tribunal ou de la Cour sur l’existence d’un privilège générique. L’affaire Gruenke confirme qu’il pourrait y avoir un privilège générique pour les documents ou que ceux-ci pourraient être considérés comme étant protégés par un privilège fondé sur les circonstances de chaque cas. Cela n’est pas en soi contraire à la décision rendue par le Tribunal dans la présente affaire; le Tribunal a conclu que les documents en question relèvent d’une catégorie privilégiée. La Cour suprême a confirmé dans l’affaire Gruenke que des catégories sont créées en principe. Il existe depuis longtemps une catégorie reconnue en common law de communications privilégiées mettant en cause des informations fournies à la police et à d’autres fonctionnaires publics, dans des circonstances où il est souhaitable de protéger les sources afin de ne pas les dissuader de continuer de fournir de telles informations nécessaires à l’administration des lois. Le Tribunal dans la présente affaire et dans d’autres affaires a simplement conclu en principe que les documents associés à une plainte et à une enquête que le Directeur a obtenus dans certaines instances sous le régime de la Loi sur la concurrence appartiennent à une catégorie privilégiée. Cette décision relevait à mon avis de la compétence du Tribunal en tant qu’arbitre des faits et du droit. L’affaire Gruenke envisage la possibilité que de telles décisions soient rendues. La méthode fondée sur les circonstances de chaque cas, a-t-on dit dans cette affaire, n’« empêche pas non plus l’identification d’une nouvelle catégorie fondée sur des principes ». Il faut faire attention de ne pas tomber dans la sémantique, mais ce que le Tribunal a fait ne va probablement pas aussi loin. Il a simplement classé certains documents dans une catégorie de l’intérêt public déjà reconnue, par analogie avec d’autres documents déjà reconnus comme relevant de cette catégorie. [TRADUCTION]

[Non souligné dans l’original.]

[41]  La décision est brève, mais elle est complète. Dans ses motifs, la Cour d’appel fédérale a résumé de nombreux éléments clés du privilège de l’intérêt public du commissaire dans le contexte de la Loi. Ils sont les suivants :

  1. comme raison de principe à l’appui du privilège, il a dit qu’« en tant que communications offertes à des organismes gouvernementaux par des sources extérieures, [les documents relevant de cette catégorie] devraient être protégés afin que cet organisme puisse obtenir les informations nécessaires »;
  2. le Directeur doit être capable d’obtenir des informations auprès de l’industrie concernée « dans l’exécution de ses fonctions sous le régime de la [Loi] »;
  3. la nécessité du privilège générique reconnu en faveur du commissaire reposait sur « [l’] analyse de l’objet de la loi et de son fonctionnement » par le Tribunal lui-même;
  4. l’établissement d’un privilège générique fait appel à une pondération de deux intérêts publics, « celui de la divulgation complète aux fins de la saine administration de la justice, et celui de la protection des sources qui sont nécessaires aux fins de l’administration de la loi »;
  5. il existe une catégorie reconnue de communications privilégiées « mettant en cause des informations fournies à la police et à d’autres fonctionnaires publics, dans des circonstances où il est souhaitable de protéger les sources afin de ne pas les dissuader de continuer de fournir de telles informations nécessaires à l’administration des lois »;
  6. les mécanismes mis en place par le Tribunal pour donner aux intimés une occasion de prendre connaissance des documents par ailleurs privilégiés incluent la communication de résumés par le Directeur; l’offre visant à faire en sorte qu’un membre judiciaire qui ne siège pas dans l’affaire examine les documents et les résumés; l’interrogatoire préalable et la communication de documents; et la fourniture d’une liste de témoins et des résumés de leurs témoignages prévus avant la tenue de l’audience.

[42]  Ainsi qu’il en est discuté de façon plus détaillée ci-après, je suis d’avis que cette décision de principe de la Cour d’appel fédérale sur le privilège de l’intérêt public du commissaire contient tous les ingrédients et attributs qui caractérisent et établissent le caractère unique du privilège de l’intérêt public fondé sur des catégories du commissaire dans le contexte de la Loi.

Les affaires plus récentes

[43]  Depuis la décision rendue par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Nielsen CAF, j’ai compté au moins 10 décisions du Tribunal et trois décisions de cours supérieures qui ont confirmé l’analyse de la Cour et le statut du privilège de l’intérêt public du commissaire dans le contexte de la Loi comme étant un privilège fondé sur des catégories.

[44]  Dans l’affaire Washington, le juge McKeown a confirmé l’existence du privilège « étant donné les diverses décisions du Tribunal qui ont été confirmées par la Cour d’appel sur cette question même » [TRADUCTION], mais il n’a pas discuté spécifiquement de la question de savoir si un privilège générique existait comme tel (Washington, para 2). Il a cependant déclaré qu’il « serait difficile de s’opposer à l’existence du privilège » [TRADUCTION] (Washington, para 2). Il y a lieu de noter le fait que le Tribunal a déterminé que le privilège s’appliquait aussi aux informations et aux documents fournis dans le cadre des enquêtes menées en vertu de l’article 11 (Washington, paras 10 et 11). Le juge McKeown a indiqué que l’article 11 de la Loi est un outil d’enquête que la Directrice a à sa disposition et qu’il « [e]st dans l’intérêt public de protéger la capacité de la Directrice d’utiliser efficacement tous les outils qui sont mis à sa disposition dans le cadre d’enquêtes sur des problèmes de concurrence potentiels » [TRADUCTION] (Washington, para 10). Il a ajouté que la présence de l’article 29 de la Loi, qui porte sur la confidentialité et renvoie en particulier à l’article 11, fait ressortir en outre l’intérêt public à tenir confidentielles les informations que la Directrice a obtenues de cette manière.

[45]  Dans l’affaire Canadien Pacifique 1, le Tribunal n’a encore une fois conclu à l’existence d’aucun fondement à l’appui d’un argument selon lequel le privilège ne s’applique pas aux informations fournies sous la contrainte de la loi, et il a plutôt conclu qu’il s’y applique (Canadien Pacifique, para 8). Dans cette décision, le juge Noël (tel était alors son titre) a aussi exposé une raison de principe légèrement différente à l’appui du privilège du Directeur, à savoir celle de lui donner la capacité de garder le contrôle sur les informations qui lui sont confiées à titre confidentiel dans le cadre de l’exécution de son obligation de contrôler l’application de la Loi : « [l]orsqu’il revendique le privilège, le Directeur doit en bout de ligne être guidé par son devoir d’appliquer la Loi avec pour résultat que, qu’elles aient été obtenues volontairement ou sous la contrainte de la loi, il existe toujours une possibilité que les informations soient divulguées dans une mesure qui excède la portée de ce que la source des informations souhaiterait. Le privilège a cependant pour effet de donner au Directeur la capacité de maintenir le contrôle à l’égard des informations qui lui sont confiées, réduisant ainsi au minimum le risque de divulgation et préservant l’efficacité du processus d’enquête » [TRADUCTION] (Canadien Pacifique 1, para 7). Dans cette décision, le Tribunal a donc explicitement renvoyé au devoir du commissaire sous le régime de la Loi et au maintien de l’efficacité du processus d’enquête envisagé dans la Loi comme motif pour fonder ses revendications de privilège de l’intérêt public.

[46]  Dans l’affaire Canadien Pacifique 2, le Tribunal n’a pas discuté du statut du privilège générique comme tel, mais le juge McKeown a déclaré expressément que « [l]e Tribunal reconnaît depuis longtemps qu’il est dans l’intérêt public de protéger les sources des informations fournies au Directeur dans le cadre de ses enquêtes » [TRADUCTION] (Canadien Pacifique 2, para 9). De même, dans l’affaire Superior Propane, le juge Rothstein (tel était alors son titre) a déclaré qu’« [i]l est bien établi qu’il est dans l’intérêt public de protéger les sources des informations qui sont fournies au Directeur dans le cadre de ses enquêtes » [TRADUCTION] (Superior Propane, para 5).

[47]  La décision rendue dans l’affaire UGG 1 fait un examen des plus complets de l’origine et de l’histoire du privilège de l’intérêt public du commissaire. Dans cette décision, le juge Lemieux a ouvert son analyse en donnant un aperçu des considérations politiques historiques invoquées dans des décisions antérieures rendues par le Tribunal et la Cour d’appel fédérale, dont les affaires Nielsen CAF, Hillsdown CAF et Washington. Je ne peux faire mieux que de reproduire les passages suivants des motifs du juge Lemieux :

[38] L’avocat du commissaire réplique que le privilège de l’intérêt public dont est assortie l’enquête du commissaire est un privilège générique reconnu qu’il n’est pas tenu de justifier au cas par cas dans chaque instance dont le Tribunal est saisi. La juge Reed a établi initialement le privilège de l’intérêt public dans l’affaire Nutrasweet, précité au paragraphe 36, selon qu’il est satisfait au test de Wigmore, et l’a réitéré dans l’affaire Southam, précitée au paragraphe 22, sans faire allusion au test de Wigmore. L’on ne doit prêter attention et prendre en considération spécifiquement le test de Wigmore, a-t-elle fait valoir, que lorsque l’on cherche à établir une nouvelle catégorie de privilège sur le fondement de plusieurs décisions de la Cour suprême du Canada.

[…]

[39] À mon avis, les avocats du commissaire expriment une juste opinion sur cette question — l’existence d’un privilège générique reconnu qui se rattache généralement à l’enquête du Bureau menée sous le régime de la Loi aux fins de contrôler l’application de cette loi élimine la nécessité d’établir ce privilège au cas par cas à l’étape des communications préalables dans le cadre de chaque instance tenue devant le Tribunal. [TRADUCTION]

[Non souligné dans l’original.]

[48]  Le Tribunal renvoie donc à l’existence d’un « privilège générique reconnu qui se rattache généralement à l’enquête du Bureau menée sous le régime de la Loi aux fins de contrôler l’application de cette loi », reliant directement le privilège au mandat du commissaire au chapitre du contrôle de l’application de la Loi et au processus d’enquête sous le régime de la Loi. Le juge Lemieux a expliqué aussi que le privilège ne vise pas seulement à protéger les informateurs contre la crainte de représailles. Il vise aussi à « protéger contre la divulgation d’informations sous réserve des contraintes relatives à une utilisation au procès de façon à encourager les sources de ces informations à se manifester et à faire preuve de franchise quant aux informations qu’elles fournissent au Bureau » [TRADUCTION] (UGG 1, para 60), réaffirmant ainsi l’argument de la franchise invoqué dans les affaires antérieures.

[49]  Dans une deuxième décision rendue dans la même affaire, la juge Dawson (tel était alors son titre) a confirmé le statut de privilège générique du privilège de l’intérêt public du commissaire (UGG 2, paras 4 et 5).

[50]  Dans l’affaire Sears, le Tribunal a discuté davantage de la raison d’être qui sous-tend le privilège de l’intérêt public et des raisons de principe en jeu, faisant écho à l’analyse retenue dans les décisions antérieures. La juge Dawson a déclaré que le privilège de l’intérêt public « est soutenu par les considérations de principe selon lesquelles le commissaire doit être en mesure d’obtenir des informations auprès de l’industrie concernée dans l’exercice de ses fonctions sous le régime de la Loi » [TRADUCTION] (Sears, para 35). Et pour obtenir la coopération des gens de l’industrie, le commissaire doit pouvoir recueillir des informations à titre confidentiel.

[51]  Dans l’affaire TREB, la juge Simpson a renvoyé à la considération de principe qui sous-tend le privilège de l’intérêt public du commissaire dans les termes suivants, confirmant ainsi que la confidentialité et la crainte de représailles sont les principaux motifs justifiant l’adoption du privilège : « le privilège de l’intérêt public existe de manière que les plaignants et autres intervenants d’une industrie coopèrent avec la commissaire parce qu’ils savent que ce qu’ils vont lui dire sera tenu confidentiel, sauf s’ils sont appelés à témoigner. Cette confidentialité signifie que ceux qui coopèrent avec la commissaire ne doivent pas nécessairement craindre des représailles et que l’enquête de la commissaire sera exhaustive et efficace » [TRADUCTION] (TREB, para 6).

[52]  Dans l’affaire Air Canada, le juge Rennie (tel était alors son titre) a lui aussi qualifié le privilège de l’intérêt public de privilège à l’égard d’une « catégorie de documents créés ou obtenus dans le cadre d’une [enquête] » [TRADUCTION], et l’a appliqué aux informations recueillies par le Bureau de la concurrence auprès d’organismes gouvernementaux canadiens ou étrangers et aux informations recueillies auprès d’un intervenant (Air Canada, para 3). Le Tribunal a donc lié l’existence du privilège à des documents créés ou obtenus dans le cadre d’enquêtes menées par le commissaire et ajouté que la raison d’être du privilège ne pouvait être limitée à la seule crainte de représailles. Le privilège avait pour raison d’être également de « protéger contre la divulgation d’informations sous réserve des contraintes relatives à une utilisation au procès, de façon à encourager les sources de ces informations à se manifester et à faire preuve de franchise quant aux informations qu’elles fournissent au Bureau » [TRADUCTION] (Air Canada, para 5).

[53]  Dans l’affaire Direct Energy, le juge Rennie a conclu que les résumés des documents protégés par un privilège que le commissaire a préparés étaient suffisants. Bien qu’il n’y ait eu aucune discussion spécifique sur l’établissement d’une catégorie dans cette décision, le Tribunal a examiné la question de l’équité procédurale, déclarant que le « droit d’une partie intimée à une audience équitable signifie que cette partie a le droit de connaître la preuve qui pèse contre elle et le droit d’avoir une occasion véritable de présenter une preuve à l’appui de sa propre position » [TRADUCTION] (Direct Energy, para 16).

[54]  Les décisions des cours supérieures canadiennes qui portent sur le privilège de l’intérêt public du commissaire vont dans le même sens.

[55]  Dans l’affaire Chatr, le juge Marrocco, de la Cour supérieure de l’Ontario, a fait remarquer que le privilège de l’intérêt public dans le contexte de la Loi a évolué « de sa propre façon » [TRADUCTION] et que la Cour d’appel fédérale a reconnu l’existence « d’un privilège de l’intérêt public fondé sur des catégories visant les documents recueillis par le Bureau de la concurrence dans le cadre d’une enquête » [TRADUCTION] (Chatr, par 15). Essentiellement, la Cour a-t-elle noté, le privilège de l’intérêt public est nécessaire pour permettre au commissaire de s’acquitter de ses fonctions sous le régime de la Loi, et l’exercice de ces fonctions requiert l’obtention d’informations dans le cadre d’enquêtes, ce qui nécessite la coopération des gens de l’industrie, qui comptent sur le fait que les informations sont fournies à titre confidentiel (Chatr, para 18). Sur ce fondement, le juge Marrocco a confirmé qu’il existait une présomption selon laquelle tous les documents créés ou obtenus par le commissaire dans le cadre d’une enquête étaient protégés par un privilège générique.

[56]  C’est ce qu’a confirmé également dans les termes suivants la Cour supérieure de l’Ontario dans l’affaire Toshiba : « les documents créés ou obtenus dans le cadre d’une enquête par le commissaire sont protégés par un privilège de l’intérêt public bien établi que l’on ne peut facilement écarter » [TRADUCTION] (Toshiba, para 27).

[57]  Enfin, dans la décision la plus récente, rendue en janvier 2016, la Cour suprême de la Colombie-Britannique a fait remarquer que « le privilège de l’intérêt public dans le contexte de la Loi a évolué de sa propre façon » [TRADUCTION] et constitue un « principe bien établi » [TRADUCTION] qui a été posé il y a de nombreuses années (Pro-Sys, para 25).

Les fondements et attributs du privilège de l’intérêt public du commissaire

[58]  Quelles sont les leçons à tirer de cette série de décisions unanimes?

[59]  J’en retiens deux. Premièrement, bien qu’elle ait été rendue il y a maintenant presque 23 ans, la décision de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Nielsen CAF renferme tous les éléments et attributs particuliers qui ont contribué à établir le privilège de l’intérêt public fondé sur des catégories du commissaire dans le contexte de la Loi, et qui ont été retenus en tout ou en partie dans les affaires subséquentes. Cela revêt évidemment une importance fondamentale compte tenu du principe de stare decisis, dont il est question ci-après, auquel je suis tenu d’adhérer. Deuxièmement, comme le commissaire l’a souligné à juste titre dans ses observations, il ressort clairement de la jurisprudence que ce sont le facteur relatif à la franchise et la crainte d’une rétribution ou de représailles qui sous-tendent la nature générique du privilège de l’intérêt public du commissaire et le besoin de confidentialité. Mais ce ne sont pas seulement ces deux facteurs considérés en vase clos. L’on dit du privilège générique qu’il est nécessaire pour permettre au commissaire d’exercer ses fonctions sous le régime de la Loi. Il est étroitement lié au mandat du commissaire et à l’objet même de la Loi que le commissaire a pour tâche d’administrer et de faire appliquer. Autrement dit, les considérations de principe qui découlent du mandat du commissaire sous le régime de la Loi appuient l’existence d’un privilège générique.

[60]  Bref, le raisonnement sur lequel repose le privilège de l’intérêt public fondé sur des catégories du commissaire peut se résumer dans les termes suivants.

[61]  L’objet de la Loi, énoncé à l’article 1.1, est de « préserver et de favoriser la concurrence au Canada », dans tous les secteurs de l’économie, dans le but notamment de stimuler l’adaptabilité et l’efficience de l’économie, d’assurer aux consommateurs des prix compétitifs et un choix dans les produits. Pour s’acquitter de son mandat, le commissaire doit mener des enquêtes dans le marché. La Loi met à sa disposition divers outils dont il peut se servir pour obtenir des informations dans le cadre de ces enquêtes, volontairement ou par la voie de méthodes contraignantes énoncées dans diverses dispositions de la Loi, dont l’article 11.

[62]  Par sa nature même, le mandat du commissaire et ses fonctions de nature législative nécessitent l’obtention de renseignements commercialement délicats auprès d’entreprises et d’intervenants dans divers secteurs de l’économie. Lorsqu’il ouvre une enquête sur le fondement d’allégations d’agissements anticoncurrentiels, le commissaire doit obtenir la participation de l’industrie et des divers intervenants sur le marché, dont les clients, les fournisseurs et les concurrents des personnes visées par l’enquête. Le commissaire se fonde donc sur la coopération de ces tierces parties et sur les informations qu’elles fournissent, volontairement ou sous contrainte. Les affaires contestées dont le Tribunal est saisi, comme les demandes contestant une allégation d’abus de position dominante, les fusions que l’on allègue être anticoncurrentielles ou des ententes civiles conclues entre concurrents, mettent en cause des situations où les clients, les fournisseurs et les concurrents dans le marché peuvent être en position de désavantage commercial à l’égard des parties intimées qui sont ciblées par le commissaire. La protection de leur identité et de leurs informations par la voie de revendications d’un privilège de l’intérêt public réduit le risque que les témoins soient intimidés ou qu’ils répugnent à fournir des informations, et préserve donc l’efficacité des enquêtes menées par le Bureau de la concurrence. Pour que celui-ci obtienne et assure cette coopération, les sources d’information ne doivent pas éprouver une crainte de représailles dans le marché ni songer à d’autres conséquences préjudiciables potentielles, et doivent être convaincues que leurs informations seront tenues confidentielles et que leur identité ne sera pas exposée, à moins qu’elles ne soient appelées à témoigner. Tel est le cas, peu importe que les renseignements soient fournis volontairement ou en conformité avec une ordonnance fondée sur l’article 11.

[63]  La Loi reconnaît effectivement le besoin de confidentialité, car l’article 10 de la Loi prescrit que le commissaire doit mener des enquêtes en privé. L’article 29 de la Loi prescrit en outre que, sous réserve de deux exceptions (i.e., communications à un organisme canadien chargé du contrôle d’application de la loi ou aux fins de l’administration de la loi), des renseignements fournis volontairement ou sous la contrainte et l’identité de la personne qui fournit de telles informations devraient être tenus confidentiels par le commissaire. Le commissaire reconnaît publiquement que le maintien de la confidentialité est essentiel à sa capacité de s’acquitter de ses responsabilités et au maintien de l’intégrité du Bureau de la concurrence en tant qu’organisme d’application de la loi (voir Bureau de la concurrence, Bulletin d’information sur la communication de renseignements confidentiels aux termes de la Loi sur la concurrence, 30 septembre 2013 (le « Bulletin »), articles 3.1 à 3.6).

[64]  Le privilège de l’intérêt public fondé sur des catégories qui assure le caractère confidentiel des documents et des communications que le commissaire obtient ou prépare vise à préserver et à faciliter le processus d’enquête du commissaire et sa capacité d’administrer la Loi et d’en contrôler l’application. Il vise en outre à protéger la relation qu’entretient le commissaire avec des tierces parties auprès desquelles il doit obtenir des informations afin de mener ses enquêtes et de s’acquitter de ses attributions sous le régime de la Loi.

[65]  Ainsi que l’ont montré les diverses décisions susmentionnées, les considérations et les raisons de principe qui ont été mises de l’avant à l’appui du privilège de l’intérêt public du commissaire ont inclus celles : de « préserver l’efficacité des enquêtes [du commissaire] » [TRADUCTION] (Southam); de protéger les « communications transmises aux organismes gouvernementaux par des sources extérieures » [TRADUCTION] afin de « permettre à cet organisme d’obtenir les informations nécessaires » [TRADUCTION] (Nielsen CAF); de permettre au commissaire d’« exécuter ses fonctions sous le régime de la [Loi] » [TRADUCTION] (Nielsen CAF; Sears); de « préserver l’efficacité du processus d’enquête » [TRADUCTION] (Canadien Pacifique 1); d’assortir d’un privilège « l’enquête du Bureau menée en vertu de la Loi aux fins de contrôler l’application de cette loi » [TRADUCTION] (UGG 1); et de faire en sorte que « l’enquête du commissaire soit exhaustive et efficace » [TRADUCTION] (TREB).

[66]  J’ajouterais ceci.

[67]  Sous le régime de la Loi, le mandat du commissaire est un mandat d’intérêt public. Il est bien établi que le commissaire assume la responsabilité générale de contrôler l’application des dispositions de la Loi et de protéger l’intérêt public dans le secteur de la concurrence au Canada, ainsi que la Loi le lui permet (Air Canada c Canada (Commissaire de la concurrence), 2002 CAF 121, au para 25; Kobo Inc . Le commissaire de la concurrence, 2015 Trib conc 14 (« Kobo »), au para 65; Le commissaire de la concurrence c Parkland Industries Ltd, 2015 Trib conc 4 (« Parkland »), au para 59; Le commissaire de la concurrence c The Canadian Real Estate Association, 2015 Trib conc 3, au para 25; Le commissaire de la concurrence c Direct Energy Marketing Limited, 2015 Trib conc 2, au para 43; Sears, au para 18).

[68]  Le commissaire est tenu par la loi de mener des enquêtes sur des allégations d’agissements anticoncurrentiels, il a le pouvoir discrétionnaire d’instituer des instances civiles devant le Tribunal et d’autres cours de justice s’il le juge nécessaire pour s’acquitter de ses fonctions, ainsi que le pouvoir de contrôler l’application de la Loi. Dans l’exécution de ses fonctions d’enquête et dans la prise de mesures visant à préserver et à favoriser la concurrence au Canada, il agit dans l’intérêt public. En d’autres termes, le commissaire est le protecteur de l’intérêt public dans les affaires de concurrence, un rôle qui figure au coeur même de son mandat. Dans l’exercice du mandat que lui confie la Loi, le commissaire jouit d’une présomption selon laquelle les mesures prises dans l’administration de la Loi sont prises de bonne foi et dans l’intérêt public, et le Tribunal a fréquemment noté qu’il y a lieu d’accorder beaucoup de poids à ces considérations d’intérêt public et aux obligations d’origine législative dont le commissaire s’acquitte (Kobo, au para 65; Parkland, au para 59; Kobo Inc . Le commissaire de la concurrence, 2014 Trib conc 14, au para 32; Le commissaire de la concurrence c Pearson Canada Inc, 2014 CF 376, au para 43; Rona Inc c Commissaire de la concurrence, 2005 Trib conc 26, au para 17; Commissaire de la concurrence c Superior Propane Inc, 2002 Trib conc 16, au para 28; Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c Superior Propane Inc, [1998] CACT 20, au para 19).

[69]  Contrairement à ce que les avocats de l’AAV affirment, je ne vois pas là un « fondement précaire » au privilège de l’intérêt public du commissaire fondé sur des catégories. Au contraire. À mon avis, ainsi que le Tribunal, la Cour d’appel fédérale et certaines cours supérieures canadiennes l’ont conclu avant moi, les considérations et raisons de principe résumées précédemment posent un fondement solide qui justifie l’existence d’un privilège de l’intérêt public fondé sur des catégories en faveur du commissaire dans le contexte de la Loi.

[70]  Cela illustre bien aussi pourquoi le privilège de l’intérêt public du commissaire dans le contexte de la Loi a effectivement évolué d’une « façon unique ». Cela témoigne du contexte particulier du mandat du commissaire. Le privilège qui a été reconnu dans la jurisprudence comme étant un privilège fondé sur des catégories n’est pas uniquement une forme quelconque de privilège de l’intérêt public; il est le privilège spécifique de l’intérêt public du commissaire dans le contexte de la Loi.

[71]  L’AAV s’oppose en particulier aux considérations qui se rapportent à la franchise et au besoin de confidentialité qui ont été mises de l’avant pour justifier le privilège de l’intérêt public du commissaire. Elle soutient que cet argument est dénué de logique parce que l’article 29 de la Loi permet au commissaire de divulguer des informations lorsqu’il institue une instance dans le contrôle de l’application de la Loi. L’AAV fait donc valoir que la personne qui fournit des informations au commissaire dans le cadre d’une enquête ne peut avoir aucune attente raisonnable de confidentialité, et qu’il n’y a aucune raison d’affirmer que des tierces parties s’attendent à ce que leurs communications soient tenues confidentielles si une instance est instituée devant le Tribunal. L’AAV ajoute que le Tribunal lui-même a reconnu qu’étant donné l’article 29, les tierces parties qui se manifestent et qui fournissent des documents et des informations au commissaire n’ont aucune compréhension commune ni aucune attente légitime de confidentialité (Directeur des enquêtes et recherches c Air Canada, [1993] CACT 4 (« Air Canada 1993 », au para 7). L’AAV invoque également l’article 3.4 du Bulletin à l’appui de son argument selon lequel l’article 29 de la Loi n’offre aucune garantie de confidentialité.

[72]  Je ne peux souscrire aux observations de l’AAV sur ce point.

[73]  Le fait que l’article 29 de la Loi impose des limites aux attentes de confidentialité ne signifie pas que la relation entre le commissaire et les tierces parties ne prend pas naissance à titre confidentiel, ni n’implique que les attentes en matière de confidentialité ne se trouvent pas au coeur de la relation et du processus d’enquête du commissaire. Les attentes en matière de confidentialité ne se dissipent pas du seul fait qu’elles ne sont pas absolues. Même si l’assurance que les informations fournies par des tierces parties au commissaire seront tenues confidentielles n’existe que jusqu’à ce qu’une instance soit instituée devant le Tribunal, cela ne signifie pas qu’il n’existe aucune attente de confidentialité à la date à laquelle les informations sont fournies au Bureau de la concurrence. Cela ne signifie pas non plus que la confidentialité qui est généralement accordée, dans les limites convenues qui ont été décrites précédemment, ne contribue pas à encourager les parties à coopérer avec le commissaire. S’il crée une limite à l’attente en matière de confidentialité, l’article 29 ne nie pas son existence ou son utilité. En fait, par-dessus tout, l’article 29 énonce des interdictions à la divulgation d’informations obtenues ou fournies au commissaire plutôt que d’affaiblir la protection à laquelle s’attendent les parties qui pourraient lui fournir des informations.

[74]  En fait, dans la décision Air Canada 1993 citée par l’AAV et dans les décisions où il a renvoyé à l’argument de la franchise et à la nécessité de fournir des informations à titre confidentiel, le Tribunal a tenu compte des limites imposées par l’article 29. Il n’a pas négligé cette réalité et il a en conséquence mentionné le fait que les tierces parties coopèrent parce qu’elles savent que leurs informations seront tenues confidentielles à moins qu’elles ne soient appelées à témoigner.

[75]  Dans la même veine, je n’accepte pas la proposition de l’AAV selon laquelle les tierces parties qui fournissent des informations en application d’ordonnances contraignantes ne peuvent avoir aucune attente raisonnable en matière de confidentialité, et que l’argument de la franchise ne peut subsister dans ces circonstances. L’article 29 s’applique également à la situation de ces tierces parties et il ressort clairement des dispositions de la Loi qui traitent de la confidentialité que leurs informations sont protégées (sous réserve des limites susmentionnées) même si elles fournissent celles-ci conformément à une ordonnance judiciaire.

[76]  L’AAV affirme que, dans les premières affaires, où l’argument de la franchise et le motif de la crainte de représailles ont été invoqués à l’appui du privilège d’intérêt public du commissaire (p. ex. NutraSweet et Southam), il n’a pas semblé y avoir de preuve que les plaignants éprouvaient une crainte légitime ou bien fondée que leur identité soit dévoilée ou qu’ils avaient demandé que leur identité soit tenue secrète ou avaient reçu quelque forme d’assurance que ce soit de la part du directeur que leur identité et leurs informations ne seraient pas divulguées. Ces arguments ne me convainquent pas. Aucun détail ni aucune preuve n’a été donné à l’appui de cet argument, et je ne suis pas disposé à remettre en question les conclusions factuelles qui ont été tirées il y a de nombreuses années par le Tribunal dans ces premières décisions, ni à déduire du texte des motifs du Tribunal que la preuve sur laquelle ce dernier s’est alors fondé pourrait avoir été insuffisante. J’ajouterais que la garantie de confidentialité est expressément prévue dans la Loi même, à l’article 29, sous réserve des limites susmentionnées. Je ferai remarquer en outre que, dans l’affaire Nielsen CAF, la Cour d’appel fédérale a mentionné expressément la présence d’une telle preuve, bien qu’elle ait qualifié celle-ci de lacunaire.

[77]  En ce qui concerne les affaires subséquentes, ainsi que le juge Lemieux l’a déclaré dans l’affaire UGG 1, dès lors qu’il est établi que le privilège de l’intérêt public du commissaire est un privilège fondé sur des catégories, il n’est pas nécessaire d’établir, à l’étape de la communication préalable de chaque affaire dont le Tribunal est saisi, l’existence de ce privilège ou le fondement de preuve justifiant sa raison d’être ou son objectif de protéger la confidentialité des informations. Dès lors qu’il est établi qu’un document ou une communication relève de la catégorie des documents visés par le privilège, celui-ci s’applique à moins qu’une exception (p. ex. une « circonstance impérieuse ») ne se pose.

[78]  Pour tous ces motifs, je ne suis pas convaincu que le fondement du privilège de l’intérêt public du Commissaire fondé sur des catégories dans le contexte de la Loi soit erroné ou qu’il ne soit pas convaincant, ou que les conclusions tirées par le Tribunal, la Cour d’appel fédérale et les cours supérieures canadiennes sur cette question doivent être revues.

[79]  Je reconnais que certaines affaires dont le Tribunal a été saisi pourraient avoir engendré une certaine confusion, car elles paraissent importer ou intégrer le test de Wigmore dans leur analyse, bien que celui-ci soit habituellement associé à l’évaluation des privilèges au cas par cas (p. ex. NutraSweet; Canadien Pacifique 1; Air Canada). Toutefois, lorsque ces décisions sont examinées dans l’ensemble et mises en contexte, je suis convaincu que l’apparente dissonance qu’elles contiennent ne permet pas d’inférer que, dans ces affaires, le Tribunal envisageait en fait l’existence d’une forme de privilège fondé sur les circonstances de chaque cas. Il pourrait s’agir d’un choix malencontreux de mots, effaçant la distinction entre d’une part la pondération des intérêts qui doit être effectuée pour les privilèges fondés sur les circonstances de chaque cas et, d’autre part, la pondération des considérations de principe que les tribunaux sont invités à entreprendre pour déterminer l’existence d’un privilège générique. Il ressort cependant en bout de ligne que le privilège de l’intérêt public du commissaire repose sur des considérations de principe d’intérêt public qui sont caractéristiques des privilèges génériques.

Mécanismes de protection et circonstances impérieuses

[80]  Il y a lieu de formuler une autre remarque importante. La spécificité du privilège de l’intérêt public du commissaire fondé sur des catégories dans le contexte de la Loi ne s’arrête pas aux considérations de principe qui découlent du mandat du commissaire.

[81]  En plus d’énoncer la raison d’être et les considérations de principe qui sous-tendent le privilège de l’intérêt public du commissaire dans le contexte de la Loi, les décisions rendues par le Tribunal, la Cour d’appel fédérale et les cours de justice depuis 1989 ont aussi cerné deux autres caractéristiques importantes du privilège du commissaire. À mon avis, ces attributs importants illustrent la « façon unique » dont le privilège du commissaire a évolué. À cet égard, je renvoie aux mécanismes de protection mis en place par le Tribunal pour atténuer l’impact défavorable d’une divulgation limitée et la norme rigoureuse (p. ex. des circonstances impérieuses ou un intérêt concurrent impérieux) à laquelle il doit être satisfait pour lever le privilège. Ces deux éléments ne peuvent être dissociés des considérations de principe sur lesquelles le privilège prend appui.

[82]  Premièrement, en commençant par ses premières décisions sur les revendications du commissaire d’un privilège de l’intérêt public, le Tribunal a à maintes reprises discuté des mécanismes particuliers qui ont été mis en place pour donner suite aux réserves légitimes relatives à la recherche de la vérité et au droit à une audience équitable que suscite cette limite imposée à la divulgation complète des documents et des communications pertinents. Au fil des années, le Tribunal a donc constamment discuté des soupapes de sécurité et garanties particulières auxquelles il a adhéré pour contrebalancer la divulgation limitée d’informations qu’entraînent les revendications par le commissaire du privilège de l’intérêt public, et renvoyé à celles-ci. Il ne fait aucun doute à mon avis que ces mécanismes de protection ont été un élément clé dans la manière dont le Tribunal traite le privilège de l’intérêt public du commissaire et qu’ils font en fait partie intégrante, dans les motifs du Tribunal, de la reconnaissance du privilège du commissaire comme étant un privilège générique (p. ex. Washington, para 5).

[83]  Ces mécanismes de protection ont revêtu trois grandes formes.

[84]  Les décisions du Tribunal ont d’abord établi que le commissaire devait fournir, avant le début des communications préalables, des résumés complets des informations visées par un privilège, notamment les informations qui appuient sa thèse ainsi que celles qui font pencher la balance en faveur de la partie intimée (Southam, aux paras 28 à 31; Nielsen CT, aux paras 7 et 8; Washington, au para 5; Canadien Pacifique 1, aux paras 2 et 15; Canadien Pacifique 2, aux paras 9 à 11; Superior Propane, au para 5; UGG 1, au para 19; Sears, au para 22; TREB, au para 7; Air Canada, au para 6; Direct Energy, aux paras 11, 15). Dans l’affaire Superior Propane, le juge Rothstein a renvoyé à la pratique qui consiste à fournir des résumés des informations obtenues et souligné que celle-ci a pour but de divulguer des faits afin d’aider les parties intimées à préparer leur preuve (Superior Propane, au para 5).

[85]  Le Tribunal a mentionné également, comme deuxième mécanisme de protection, le fait que si, après la réception des résumés et des communications préalables, la partie intimée est d’avis que les informations fournies sont par ailleurs incomplètes ou que les résumés sont inadéquats ou insuffisants, le Tribunal fera en sorte qu’un membre judiciaire du Tribunal ne faisant pas partie de la formation qui entend en bout de ligne la demande examine les documents et les résumés afin de déterminer si le soupçon est bien fondé et afin de s’assurer de la suffisance et de l’exactitude des résumés (Southam, para 28 et 31; Nielsen CT, paras 7 et 8; Canadien Pacifique 1, para 2, 15; Air Canada, para 8; Direct Energy, para 11).

[86]  Le troisième mécanisme de protection tient dans le fait que, s’il entend appeler une tierce partie à témoigner à l’audience et se fonder sur ce témoignage, le commissaire doit fournir à la partie intimée, avant la tenue de l’audience, une déclaration complète du témoin ainsi que tous les documents pertinents se rapportant au témoignage (Superior Propane, para 8; TREB, para 7; Direct Energy, para 15). Autrement dit, aucune revendication de privilège de l’intérêt public ne sera maintenue à l’égard de documents invoqués par le commissaire à l’appui de sa thèse.

[87]  De façon très significative, dans la décision de principe qu’elle a rendue dans l’affaire Nielsen CAF, la Cour d’appel fédérale a mentionné en fait chacune des garanties qui sont en place pour appuyer et encadrer le privilège de l’intérêt public du commissaire dans le contexte de la Loi (Nielsen CAF, para 2).

[88]  Le deuxième point qu’il y a lieu de mentionner est le renvoi fréquent à des circonstances « impérieuses », ce qui permet que l’on circonscrive la portée du privilège de l’intérêt public du commissaire dans le contexte de la Loi. Le Tribunal et les cours de justice ont signalé à maintes reprises, dans diverses décisions, que le privilège de l’intérêt public du commissaire n’est pas absolu et qu’il peut être supplanté par des « circonstances impérieuses » ou par un « intérêt concurrent impérieux ». En présence de telles exceptions, le privilège doit être levé.

[89]  Très tôt dans l’affaire Southam, la juge Reed a établi qu’il pourrait y avoir des circonstances dans lesquelles le privilège de l’intérêt public du commissaire pourrait être percé. Elle a cependant ajouté qu’il « est difficile d’imaginer une situation semblable » [TRADUCTION], établissant ainsi une norme rigoureuse à cet égard (Southam, para 27). À la suite de la décision rendue dans l’affaire Southam, le Tribunal a renvoyé dans de nombreuses décisions au fait qu’il doit exister « des circonstances assez impérieuses pour l’emporter sur le volet de l’intérêt public » [TRADUCTION], au fait que le privilège de l’intérêt public prévalait « à moins qu’il ne soit supplanté par un intérêt concurrent plus impérieux » [TRADUCTION], et à l’adoption d’une norme rigoureuse pour supplanter le privilège (p. ex. Washington, au para 5; Canadien Pacifique 1, aux paras 5 et 6; UGG 1, aux paras 51 à 53; Sears, au para 40; Air Canada, au para 7; Direct Energy, au para 14).

[90]  Dans l’affaire Sears, la juge Dawson a notamment formulé le critère dans les termes suivants : « le privilège de l’intérêt public prévaudra, à moins qu’il ne soit écarté par un intérêt concurrent plus impérieux, et des circonstances assez impérieuses sont requise pour l’emporter sur le volet de l’intérêt public » [TRADUCTION] (Sears, au para 40). Dans cette décision, l’on a conclu qu’il existait des circonstances assez impérieuses suffisantes pour l’emporter sur le volet de l’intérêt public relativement aux deux autres documents qui demeuraient visés par la revendication de privilège de l’intérêt public du commissaire. Les motifs impérieux découlaient de la preuve, selon laquelle (1) l’enquête était terminée; (2) il restait peu d’informations confidentielles; (3) l’auteur de chaque affidavit devait témoigner à l’audience; et (4) le refus de divulguer un document « pertinent » au motif que le commissaire n’allait pas invoquer celui-ci donnait lieu à un manquement à l’équité (Sears, aux paras 40 et 41). Par contre, dans l’affaire UGG 1, le juge Lemieux a fait remarquer que les divers facteurs énumérés par l’avocat d’UGG étaient insuffisants et ne permettaient donc pas au Tribunal d’exercer son pouvoir discrétionnaire d’infirmer un privilège dont on a dit qu’il reposait sur l’intérêt public (UGG 1, aux paras 42 à 65).

[91]  L’on peut lire dans la décision rendue dans l’affaire Toshiba que le privilège de l’intérêt public l’emportera à moins qu’il ne soit supplanté par un intérêt concurrent impérieux (Toshiba, au para 27). Dans l’affaire Chatr, le juge Marrocco a fait mention de « l’intérêt concurrent plus impérieux » dont il était question dans l’affaire Sears, établissant un parallèle avec la décision rendue par la Cour suprême dans l’affaire A. (L.L.) c B. (A.), [1995] 4 RCS 536 (« LL »), où la Cour, dans le cadre de son analyse de la notion de privilège générique dans un contexte qui n’avait rien à voir avec le privilège de l’intérêt public (c.-à-d. counseling thérapeutique), a déclaré que la partie qui tente d’écarter un privilège générique assume un lourd fardeau (Chatr, au para 20). Je remarque que l’on procède à cette évaluation de l’existence de circonstances impérieuses ou d’un intérêt concurrent après que les résumés du commissaire ont été fournis, car le Tribunal doit tenir compte de ceux-ci dans le cadre de son examen et de son analyse (Southam; Hillsdown TC). Le privilège sera habituellement écarté, le cas échéant, à la condition que les documents demeurent protégés par une ordonnance de confidentialité.

Conclusion

[92]  Dans l’affaire Nielsen CAF, la Cour d’appel fédérale a déclaré que l’établissement d’un privilège générique fait appel à la pondération de deux intérêts publics, à savoir la divulgation complète aux fins d’une meilleure administration de la justice, en opposition à la protection des sources nécessaires aux fins de l’administration de la loi. Il est clair à mon avis que la prise en compte systématique par le Tribunal des mécanismes de protection et des circonstances impérieuses a joué un rôle important dans sa reconnaissance du privilège de l’intérêt public du commissaire dans le contexte de la Loi comme étant fondé sur des catégories. Cela témoigne du fait que le Tribunal et les cours de justice canadiennes ont examiné avec soin les considérations pertinentes avant de reconnaître l’existence d’un privilège générique, et du fait qu’ils ont procédé à une pondération appropriée avant de conclure à l’existence d’un privilège générique.

[93]  Compte tenu des considérations de principe qui sont à la source du privilège, des mécanismes de protection qui visent à atténuer l’effet d’une divulgation limitée et des circonstances impérieuses qui doivent exister pour que le privilège soit levé, je suis convaincu que la jurisprudence pose un fondement solide et énonce les attributs requis pour conclure que le privilège de l’intérêt public du commissaire dans le contexte de la Loi repose sur des catégories. En dépit des savants arguments avancés par les avocats de l’AAV, je ne suis pas convaincu qu’ils constituent des motifs suffisants de renverser le courant unanime des décisions qui ont été rendues sur le privilège du commissaire.

b.  La pratique suivie par le Tribunal va dans le sens des enseignements de la Cour suprême sur les privilèges génériques

[94]  Je ne peux souscrire non plus à l’affirmation de l’AAV selon laquelle les décisions rendues récemment par la Cour suprême sur les privilèges, plus particulièrement dans l’affaire R c National Post, 2010 CSC 16 (« National Post »), ont changé le droit et réduit sensiblement la portée des privilèges génériques issus de la common law, au point où le privilège de l’intérêt public du commissaire dans le contexte de la Loi serait maintenant exclu de la portée des privilèges génériques reconnus dans notre droit. Je ne nie pas que le droit et la pensée juridique continuent d’évoluer et que les tribunaux devraient demeurer alertes et sensibles à une telle évolution. Toutefois, mon examen du droit sur les privilèges et de la jurisprudence de la Cour suprême sur les privilèges génériques ne me mène pas à conclure que l’affaire National Post change la donne, contrairement à ce que prétend l’AAV. Au contraire, je suis convaincu que le privilège de l’intérêt public du commissaire continue de posséder les attributs requis pour être qualifié de privilège générique, comme les autres privilèges génériques reconnus par les tribunaux judiciaires.

[95]  Je ferai remarquer que, si elle s’est penchée dans de nombreuses décisions sur la question des privilèges génériques dans divers contextes (p. ex. Lizotte; National Post; R. c Basi 2009 CSC 52 (« Basi »); Blank c Canada (Ministre de la Justice), 2006 CSC 39 (« Blank »); R. c Leipert, [1997] 1 RCS 281 (« Leipert »); LL; R. c Gruenke, [1991] 3 RCS 263 (« Gruenke »)), la Cour suprême n’a pas encore examiné directement la question de savoir si un privilège de l’intérêt public en common law peut être qualifié de privilège générique. Par conséquent, les précédents sur les privilèges génériques ne peuvent être utilisés ici que par analogie. J’admets que, si elles ne sont jamais parfaites, les analogies peuvent néanmoins être instructives.

Privilèges génériques et privilèges fondés sur les circonstances de chaque cas

[96]  Il est utile d’examiner le privilège de l’intérêt public du commissaire sous l’angle élargi des privilèges en général.

[97]  Le privilège est une règle du droit de la preuve qui, dans le cadre d’une instance judiciaire, permet de soustraire à la divulgation des éléments de preuve par ailleurs probants et fiables qui sont pertinents relativement aux questions en litige, mais qui doivent être exclus « pour répondre à d’autres préoccupations sociales prépondérantes » (LL, para 33). Les privilèges sont des exceptions à la règle générale selon laquelle le public a droit à la preuve émanant de toutes les sources (National Post, au para 1). Étant donné qu’ils font obstacle à l’obtention et à la présentation d’éléments de preuve et font entrave au processus de recherche des faits dans le cadre d’un procès, les privilèges sont limités (LL, au para 33).

[98]  Il existe deux types de privilèges : les privilèges génériques et les privilèges fondés sur les circonstances de chaque cas (Lizotte, au para 32; LL, au para 39; Gruenke, aux paras 286 et 297). La Cour suprême du Canada a cerné les attributs des privilèges génériques et des privilèges fondés sur les circonstances de chaque cas issus de la common law dans plusieurs décisions, notamment dans les affaires Gruenke, LL, National Post et, plus récemment, dans l’affaire Lizotte.

[99]  Le privilège générique désigne le privilège reconnu en common law, assorti d’une présomption prima facie d’inadmissibilité dès lors qu’il est établi qu’une relation donnée relève de la catégorie. Les documents et les communications visés par le privilège générique sont exclus « non pas parce que l’élément de preuve n’est pas pertinent, mais plutôt parce qu’il existe des raisons de principe prépondérantes d’exclure cet élément de preuve pertinent » (Gruenke, au para 286). Dans les affaires LL et M. (A.) c Ryan, [1997] 1 RCS 157 (« Ryan »), la juge L’Heureux-Dubé a fait remarquer que l’établissement d’un privilège générique fait appel à un exercice de pondération de considérations de principe. Essentiellement, pour déterminer s’il existe un privilège générique, il faut nécessairement soupeser soigneusement « les arguments de principe qui militent en faveur d’un privilège générique dans ce contexte, en fonction des effets préjudiciables d’un tel privilège sur l’administration de notre système de justice » (Ryan, para 51). Pour qu’il y ait privilège générique, « il faut qu’existent des raisons de principe contraignantes, semblables à celles qui sous-tendent le privilège en matière de communications avocat-client, et les relations doivent être inextricablement liées au système de justice » (LL, au para 39). Dans le même esprit, la Cour suprême a indiqué également que « les raisons de principe justifiant l’existence d’un privilège générique en matière de communications religieuses [devaient être] aussi sérieuses que les raisons de principe qui sous-tendent le privilège générique en matière de communications entre l’avocat et son client », à défaut de quoi « il n’y a aucun motif de s’écarter du ‘principe premier’ fondamental selon lequel tous les éléments de preuve pertinents sont admissibles jusqu’à preuve du contraire » (Gruenke, au para 288; National Post, au para 42).

[100]  En ce qui concerne le privilège générique, ce qui importe n’est pas tant le contenu de la communication en question que la protection de la relation. Le privilège générique peut aussi avoir pour objet non pas uniquement de protéger une relation, mais aussi de faciliter un processus. Dans l’affaire Lizotte, la plus récente décision de la Cour suprême portant sur la question des privilèges, la Cour a effectivement confirmé que le privilège relatif à un litige était un privilège générique même s’il a pour objet non pas de protéger une relation (Lizotte, para 36), mais de faciliter un processus (c.-à-d. le processus contradictoire).

[101]  Dès lors que l’on reconnaît l’existence d’un privilège générique, il n’y a pas lieu de mettre en équilibre des droits concurrents ainsi que l’envisage le test de Wigmore, car cette « mise en balance des intérêts est le propre des privilèges reconnus au cas par cas (National Post, para 58), et non des privilèges génériques » (Lizotte, para 39). Le privilège générique est par conséquent plus rigide et il « n’est pas possible de le redéfinir aussi librement pour l’adapter aux circonstances » (Lizotte, para 32, citant National Post, para 46).

[102]  En revanche, les privilèges fondés sur les circonstances de chaque cas renvoient aux communications et documents à l’égard desquels il existe une présomption prima facie qu’ils ne sont pas visés par un privilège et qu’ils sont plutôt admissibles, mais qui peuvent être exclus dans un cas donné s’ils satisfont aux quatre conditions du test de Wigmore. Suivant l’analyse qui doit être effectuée pour établir l’existence d’un tel privilège, les motifs d’exclusion d’éléments de preuve par ailleurs pertinents doivent être soupesés dans chaque cas (Gruenke, au para 286). En ce qui concerne les privilèges génériques, il n’est pas nécessaire de pondérer des intérêts concurrents au moyen du test de Wigmore, ce qui représente une importante différence entre un privilège générique et un privilège fondé sur les circonstances de chaque cas.

[103]  Je signalerai en passant que, s’il existe une certaine ressemblance, il ne faut pas confondre l’exercice de pondération des droits qui relève du test de Wigmore (c.-à-d. le quatrième critère) avec l’exercice de pondération envisagé aux fins de l’établissement de privilèges génériques. L’exercice de pondération qui permet de déterminer si un privilège générique existe s’intéresse à deux intérêts publics : (1) les considérations de principe qui sous-tendent la revendication d’un privilège pour la catégorie et l’intérêt public qu’elles soulèvent sont comparées à (2) l’intérêt public à la recherche de la vérité et au droit général à une divulgation complète. C’est effectivement ce dont la Cour d’appel fédérale a fait expressément mention dans l’affaire Nielsen CAF (au paragraphe 5). Toutefois, dans l’exercice de « pondération d’intérêts » suivant le test de Wigmore, visant à déterminer si un privilège fondé sur les circonstances de chaque cas naît à l’égard d’une communication ou d’un document en particulier, l’objet de la comparaison est plus étroit et davantage propre à une affaire. L’intérêt public demeure un facteur, mais la « pondération d’intérêts » porte sur (1) le préjudice que la divulgation de la communication ou du document pourrait causer à la relation visée, et sur (2) le bénéfice de cette divulgation relativement au litige en jeu. Les deux exercices nécessitent une forme de pondération et se recoupent dans une certaine mesure, mais ils demeurent différents.

[104]  Cela étant dit, ainsi que les avocats d’AAV l’ont souligné à juste titre, la norme qui s’applique à l’égard du privilège générique est si rigoureuse et le risque d’un effet préjudiciable à l’égard de la recherche de la vérité est si grave que la Cour suprême a affirmé qu’il est peu probable que de nouveaux privilèges génériques soient reconnus par les tribunaux judiciaires. La décision d’élargir ainsi la catégorie des privilèges génériques devrait être laissée aux législateurs (National Post, au para 42).

[105]  Les cours de justice ont effectivement limité la reconnaissance des privilèges génériques afin de favoriser la recherche de la vérité dans le système de justice. Pour cette raison, peu de privilèges génériques ont été identifiés par les cours de justice canadiennes au fil des années (Lizotte, au para 42; LL, au para 37). La Cour suprême a expressément reconnu les privilèges génériques suivants : le privilège relatif au litige, le privilège du secret professionnel de l’avocat, le privilège relatif aux règlements et le privilège de l’indicateur. Dans l’arrêt Lizotte, la Cour suprême a effectivement renvoyé à ces quatre privilèges génériques et confirmé particulièrement le statut générique du privilège relatif à un litige.

[106]  Dans chaque affaire, des raisons de principe sous-jacentes bien cernées justifient les privilèges génériques. De manière générale, ces raisons de principe sont si fondamentales au processus judiciaire qu’elles ont été considérées comme étant plus importantes que le préjudice qui découle de la non-divulgation des informations expurgées. Ainsi, le privilège du secret professionnel de l’avocat repose sur le fait que « la force du système de justice dépend d’une communication complète, libre et franche entre ceux qui ont besoin de conseils juridiques et ceux qui sont les plus aptes à les fournir », et la protection du privilège du secret professionnel de l’avocat est par conséquent « une condition nécessaire et essentielle à l’administration efficace de la justice » (Blank, au para 26). Le privilège relatif à un litige garantit l’efficacité du processus contradictoire en maintenant une zone de protection afin de faciliter une enquête et la préparation d’un dossier pour le procès par l’avocat, et favorise l’accès à la justice et la qualité de la justice (Lizotte, aux paras 22 et 63). Le privilège relatif aux règlements protège l’intérêt public prépondérant en permettant « aux parties de résoudre leur différend de façon mutuellement satisfaisante sans faire augmenter le coût et la durée d’une poursuite judiciaire pour les personnes concernées et le public » (Sable Offshore Energy Inc. c Ameron International Corp, 2013 CSC 37 (« Sable »), au para 11). L’on a conclu que cela témoigne d’une saine politique judiciaire et que cela contribue à l’efficacité de l’administration de la justice (Kelvin Energy Ltd c Lee, [1992] 3 RCS 235, à la p 259). Quant au privilège de l’indicateur, il vise à protéger les indicateurs qui contribuent au contrôle de l’application de la loi et à encourager les individus à divulguer des informations et à dénoncer un crime à la police, contribuant ainsi à maintenir « un service de police efficace et l’application effective des lois criminelles » (Bisaillon c Keable, [1983] 2 RCS 60, à la p 97; Leipert, au para 9).

[107]  En revanche, c’est l’insuffisance des raisons de principe qui a mené la Cour suprême à conclure que les communications religieuses (c.-à-d. des communications entre un prêtre et un pénitent) ne pouvaient donner lieu à un privilège générique (Gruenke, au para 288). En réponse à la question de savoir pourquoi des communications religieuses ne pouvaient donner lieu à un privilège générique, la Cour suprême a affirmé que « les raisons de principe qui sous-tendent le traitement des communications entre l'avocat et son client à titre de catégorie distincte de la plupart des autres communications confidentielles ne s'appliquent pas également aux communications religieuses » (Gruenke, au para 288). De même, dans l’affaire National Post, l’on a dit des sources journalistiques qu’elles ne possédaient pas les attributs des privilèges génériques, car il n’avait pas été établi que « l’intérêt public à la protection de la ou des sources secrètes [journalistiques] l’emporte sur l’intérêt public à la production des éléments de preuve matérielle des crimes reprochés » (National Post, au para 91). Dans l’affaire Canada (Citoyenneté et Immigration) c Harkat, 2014 CSC 37 (« Harkat »), la Cour suprême a déclaré également que les individus qui ont fourni des informations au Service canadien du renseignement de sécurité (« SCRS »), appelés sources humaines, n’étaient pas protégés par un privilège générique et que la raison d’être du privilège de l’indicateur de police ne s’appliquait pas aux sources humaines du SCRS (Harkat, au para 80).

[108]  Il y a lieu de mentionner une autre caractéristique des privilèges génériques. Lorsque l’on établit l’existence d’un privilège générique, la protection offerte à un document ou une communication ne peut être levée que si elle relève de certaines exceptions limitées. Le privilege générique n’est pas absolu, mais il l’est presque, et il n’accepte qu’un nombre limité d’exceptions bien définies (Lizotte, aux paras 41 et 42). Dès lors qu’un privilège est reconnu comme étant un privilège fondé sur des catégories, la partie qui tente de l’écarter assume un lourd fardeau. Dans son analyse de ces exceptions dans l’affaire LL, la Cour suprême a déclaré que la partie qui demande la divulgation de documents relevant d’un privilège fondé sur des catégories doit démontrer « qu’un intérêt prépondérant l’exige » (LL, au para 39).

[109]  Par exemple, les exceptions au privilège relatif au litige et au privilège du secret professionnel de l’avocat incluent le préjudice à la sécurité publique, la non-culpabilité de l’accusé, les communications criminelles et une preuve de l’abus de procédure par la partie demanderesse ou autre comportement répréhensible similaire (Lizotte, au para 41; Blank, au para 44). Dans le cas du privilège relatif aux règlements, les exceptions ont été limitées aux situations où « tout compte fait, ‘un intérêt public opposé l’emporte sur l’intérêt public à favoriser le règlement amiable’ », et ont inclus les « allégations de déclaration inexacte, la fraude ou l’abus d’influence (…) et la prévention de la surindemnisation du demandeur » (Sable, au para 19). En ce qui a trait au privilège de l’indicateur, l’unique exception reconnue est celle de l’exception relative à la « démonstration de l’innocence de l’accusé » (Basi, au paras 22 et 23; Leipert, au paras 20 et 21). Cela signifie que, dès qu’il est conclu à l’existence du privilège de l’indicateur, aucune exception ni aucune pondération des intérêts n’est permise, sauf « si au procès d’un accusé le juge est d’avis qu’il est nécessaire ou juste de divulguer le nom de l’indicateur pour démontrer l’innocence du prisonnier » (R c Barros, 2011 CSC 51, au para 28).

[110]  Compte tenu de la jurisprudence qui précède sur les privilèges, l’on peut dire d’un privilège qu’il est un privilège générique s’il possède les attributs suivants : (1) le privilège existe pour protéger une relation en particulier ou un processus en particulier; (2) il existe des considérations de principe prépondérantes suffisamment impérieuses, et la protection de ces considérations de principe doit l’emporter sur l’entrave inhérente causée par le privilège au processus habituel de recherche de la vérité; (3) la protection a un lien avec le système de justice et une mise en oeuvre efficace de la loi; et (4) des exceptions limitées seulement (p. ex. des circonstances impérieuses) faisant état d’un comportement illégal ou abusif ou compromettant la capacité de l’accusé ou de l’intimé de réfuter la preuve produite contre lui peuvent permettre que l’on écarte le privilège.

[111]  Ainsi que le démontre l’analyse faite dans la section précédente, je suis convaincu que le privilège de l’intérêt public du commissaire dans le contexte de la Loi possède les attributs généralement associés aux privilèges génériques dans la jurisprudence : le privilège sert à protéger le processus d’enquête du commissaire sous le régime de la Loi et la relation particulière que ce dernier entretient avec des tierces parties qui participent au marché et qui sont affectées par les agissements anti-concurrentiels allégués; les raisons de principe prépondérantes reliées au mandat du commissaire sont suffisamment impérieuses pour justifier que la protection de ces considérations de principe l’emporte sur les limites imposées au processus habituel de recherche de la vérité; la protection est liée à l’administration et à la mise en oeuvre efficaces de la Loi; des mécanismes de protection veillent à ce que les limites à la divulgation complète soient tenues à un minimum; et les circonstances impérieuses et les intérêts concurrents qui permettent que le privilège soit écarté sont des exceptions limitées qui témoignent de situations où la divulgation du document ou de la communication est absolument nécessaire à la défense de la partie intimée ou dans les situations où le privilège n’a plus sa raison d’être.

Aucun changement dans la jurisprudence de la Cour suprême

[112]  Dans leurs observations, tant leurs observations écrites que celles qu’ils ont présentées à l’audience devant le Tribunal, les avocats de l’AAV ont insisté sur le fait que les décisions récentes de la Cour suprême sur les privilèges génériques, plus spécifiquement l’arrêt National Post, ont changé le traitement des privilèges génériques et sont suffisantes pour exclure de la portée des privilèges génériques le privilège fondé sur des catégories du commissaire, reconnu depuis longtemps. Si elle reconnaît que la Cour d’appel fédérale s’est exprimée clairement en faveur du privilège générique du commissaire dans les affaires Hillsdown CAF et Nielsen CAF, l’AAV soutient toutefois que ces décisions ont été rendues avant que la Cour suprême n’expose explicitement son raisonnement dans l’arrêt National Post. L’AAV soutient que, dans l’arrêt National Post, la Cour suprême a affirmé clairement que les privilèges génériques ne peuvent exister que dans les circonstances les plus exceptionnelles, et qu’elle a effectivement réduit la portée des privilèges génériques.

[113]  Je ne suis pas d’accord avec l’interprétation par l’AAV de l’évolution des enseignements de la Cour suprême.

[114]  Certes, les privilèges génériques sont très exceptionnels et très rares et ils ne prendront très probablement pas d’ampleur; en outre, la portée des privilèges génériques a été interprétée de manière restrictive par les cours de justice. C’est toutefois ce que la Cour suprême dit constamment depuis sa décision dans l’affaire Gruenke. À mon avis, les affaires National Post et Lizotte ont simplement fait ressortir à nouveau la nature exceptionnelle des privilèges fondés sur des catégories. Elles n’ont pas modifié le critère. Je reconnais que la Cour suprême prévient que les privilèges génériques doivent être considérés avec une grande prudence, car ils dérogent à la recherche de la vérité. Je ne crois pas cependant que, dans l’arrêt National Post ou en fait dans toute décision subséquente, la Cour suprême ait établi de nouveaux principes ou réduit la portée de la pratique ou encore signalé un changement dans le droit établi depuis l’arrêt Gruenke.

[115]  Plus spécifiquement, je ne suis pas convaincu qu’à la suite de l’arrêt National Post, le privilège de l’intérêt public du commissaire dans le contexte de la Loi ne répond plus à la définition de privilège générique, telle qu’elle a été élaborée ou exposée par la Cour suprême. En d’autres termes, je ne crois pas que, depuis la décision de principe rendue par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Nielsen CAF, la jurisprudence sur le privilège générique ait évolué au point où le privilège de l’intérêt public du commissaire est aujourd’hui exclu de la portée de ce qui est reconnu comme étant un privilège générique. Je remarque en passant que l’arrêt National Post ne traite pas du privilège de l’intérêt public, ni d’ailleurs l’arrêt Lizotte.

[116]  Je souligne en outre que le privilège de l’intérêt public du commissaire fondé sur des catégories existait à l’époque à laquelle la Cour suprême a discuté des futurs privilèges génériques qui seraient probablement créés par le seul processus législatif (National Post, au para 42). J’admets que ce privilège n’est pas aussi ancien que le privilège du secret professionnel de l’avocat ou que le privilège de l’indicateur. Toutefois, à la date à laquelle la décision a été rendue dans l’affaire National Post en 2010, il était reconnu par le Tribunal et la Cour d’appel fédérale depuis deux décennies.

[117]  Ainsi que l’a signalé à juste titre le commissaire à l’audience, les observations faites par la Cour suprême dans l’arrêt National Post et dans d’autres décisions ne visent pas à réduire la portée des privilèges fondés sur des catégories. Elles visent plutôt à expliquer le caractère exceptionnel de tels privilèges. Aucun nouveau principe juridique ou analyse sur les privilèges fondés sur des catégories n’a été établi dans l’arrêt National Post, ou même dans l’arrêt Lizotte, plus récent. Ces décisions représentent simplement la continuation de l’approche formulée dans l’affaire Gruenke, à laquelle la Cour d’appel fédérale a expressément renvoyé dans Nielsen CAF. Dans son analyse de l’impact de l’affaire Gruenke dans ses motifs, la Cour d’appel fédérale a conclu que cette décision ne signifiait pas à l’époque qu’il fallait revoir la reconnaissance du privilège de l’intérêt public du commissaire comme étant un privilège fondé sur des catégories (Nielsen CAF, au para 7). Je ne vois dans la décision rendue subséquemment dans l’affaire National Post rien qui puisse me convaincre d’en arriver à une conclusion différente aujourd’hui. En fait, je ne peux m’empêcher de remarquer que, lorsqu’elle a exposé la nature exceptionnelle des privilèges génériques et leur nombre limité, la Cour suprême dans l’affaire National Post a cité la décision rendue dans l’affaire Gruenke avec approbation (National Post, au para 42).

[118]  Aussi exceptionnels puissent-ils être, les privilèges génériques n’ont pas été déclarés moribonds par la Cour suprême.

[119]  À mon avis, non seulement n’existe-t-il aucun fondement à l’argument selon lequel l’arrêt National Post a changé les principes fondamentaux du droit sur les privilèges génériques, mais dans l’arrêt Lizotte, rendu six ans après l’arrêt National Post, la Cour suprême a plutôt clarifié la portée des privilèges génériques d’une manière qui vient même appuyer davantage l’analyse élaborée par la Cour d’appel fédérale et par le Tribunal pour justifier le privilège de l’intérêt public du commissaire fondé sur des catégories dans le contexte de la Loi. Dans l’arrêt Lizotte, la Cour suprême a précisé qu’un privilège générique peut être créé non seulement dans le but de protéger une relation, mais aussi dans le but de préserver ou de faciliter un processus (Lizotte, au para 36). Dans cette affaire, il s’agissait du processus contradictoire associé au privilège relatif au litige. À mon avis, la déclaration de la Cour suprême au sujet de la protection d’un processus confirme que le statut de privilège générique associé au privilège de l’intérêt public du commissaire peut être justifié compte tenu du fait que le privilège existe pour protéger le processus d’obtention d’informations dans le cadre de l’enquête du Bureau de la concurrence. Tout comme le privilège relatif au litige vise à maintenir l’administration sécuritaire et efficace de la justice en conformité avec la loi, le privilège de l’intérêt public du commissaire sert à protéger un processus qui facilite l’enquête factuelle et la préparation d’une preuve par le commissaire en application de la Loi, et l’administration et l’application efficaces de la justice dans le domaine du droit de la concurrence. Il protège l’intégrité et l’efficacité du processus d’enquête qui relève du mandat du commissaire.

[120]  Je reconnais que le privilège de l’intérêt public du commissaire est d’origine plus récente que les autres privilèges génériques dont il a été question précédemment. Il reste cependant que le Tribunal et les cours de justice canadiennes le reconnaissent unanimement depuis maintenant quelque 25 ans. J’accepte en outre qu’il pourrait ne pas être nécessaire pour « assurer l’efficacité du processus contradictoire » et qu’il pourrait ne pas être qualifié d’« essentiel au bon fonctionnement de notre système de justice » en général, comme le sont le privilège relatif au litige et le privilège du secret professionnel de l’avocat. Toutefois, le privilège de l’intérêt public du commissaire dans le contexte de la Loi demeure étroitement lié au mandat du commissaire, à l’efficacité du processus d’enquête sous le régime de la Loi, et à l’intérêt public à préserver et protéger la concurrence sur le marché canadien. Il se rapporte à l’administration de la justice, quoique relativement à une dimension plus étroite et plus spécifique de celle-ci. J’ajouterais en outre que, similairement à ce que le privilège de l’indicateur accomplit au chapitre de l’efficacité du travail de la police et de la mise en oeuvre efficace du droit criminel, le privilège de l’intérêt public du commissaire contribue à la mise en application efficace des lois sur la concurrence par le commissaire et à la mise en oeuvre efficace de la Loi, dans tous les cas dans l’intérêt public général. Je signale que, dans les affaires NutraSweet et Nielsen CAF, la juge Reed et la Cour d’appel fédérale ont toutes deux établi une analogie entre le privilège de l’intérêt public du commissaire et le privilège de l’indicateur.

[121]  Non pas que le privilège de l’intérêt public du commissaire doive être considéré comme reposant sur le même fondement que le privilège du secret professionnel de l’avocat, le privilège relatif au litige ou le privilège de l’indicateur. À cet égard, je concède aux avocats de l’AAV que l’on ne peut insérer le privilège de l’intérêt public du commissaire dans la même catégorie que le privilège du secret professionnel de l’avocat ou le privilège relatif au litige; ces deux privilèges sont liés au système de justice dans son ensemble, alors que le privilège du commissaire est limité à un domaine très spécifique du droit.

[122]  Je ne vois pas cependant dans le privilège générique une catégorie universelle. Les privilèges génériques peuvent reposer sur divers fondements, et ils ne sont pas tous créés de façon égale. La jurisprudence démontre que les diverses catégories de privilèges reconnues en common law ou par une loi reposent sur différentes raisons d’être et qu’ils ne jouissent pas tous du même caractère sacré. En fait, le privilège du secret professionnel de l’avocat est le point repère des privilèges génériques et figure tout en haut de la liste (Lizotte, au para 64; National Post, au para 39; Gruenke, au para 288). Même le privilège relatif au litige et le privilège du secret professionnel de l’avocat ne figurent pas exactement au même endroit dans l’éventail des privilèges génériques, car il pourrait y avoir plus de cas où le privilège relatif au litige devrait céder sa place à une divulgation complète et en temps opportun. En outre, le privilège relatif au litige est temporaire (et non permanent) et il ne met pas nécessairement en cause des documents confidentiels. En fait, dans l’affaire Blank, la Cour suprême a reconnu que « le privilège relatif au litige devrait être considéré comme une exception limitée au principe de la communication complète et non comme un concept parallèle à égalité avec le secret professionnel de l’avocat interprété largement » (Blank, au para 60). Tous deux sont cependant liés à des considérations de principe solides et prépondérantes qui viennent appuyer leur statut de privilège fondé sur des catégories.

[123]  À mon avis, une observation similaire peut être faite au sujet du privilège de l’intérêt public du commissaire dans le contexte de la Loi. Il pourrait y avoir plus de cas où le privilège devrait céder sa place à la divulgation ou à une renonciation, et il n’est certainement pas aussi absolu que le privilège du secret professionnel de l’avocat ou que le privilège de l’indicateur. Or, cela ne suffit pas à mon avis à lui retirer le statut de privilège fondé sur des catégories. Ainsi qu’il en a été question précédemment, il possède des caractéristiques suffisantes des privilèges génériques pour avoir sa place dans l’éventail de tels privilèges.

[124]  Pour tous ces motifs, je ne suis pas convaincu que la jurisprudence sur les privilèges génériques qui a été développée depuis la décision rendue par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Nielsen CAF a changé l’état du droit au point où les conclusions unanimes sur la reconnaissance du privilège de l’intérêt public du commissaire dans le contexte de la Loi comme étant un privilège fondé sur des catégories devraient maintenant être revues et remplacées par un privilège fondé sur les circonstances de chaque cas.

c.  Aucune circonstance particulière ne naît dans la présente affaire

[125]  L’AAV soutient également qu’en outre, il y a dans la présente affaire des circonstances factuelles qui créent une distinction et qui justifient que le Tribunal déroge à l’approche adoptée depuis longtemps et renverse sa position sur la reconnaissance du privilège de l’intérêt public du commissaire dans le contexte de la Loi comme étant un privilège fondé sur des catégories.

[126]  Je n’en vois aucune.

[127]  Au chapitre des facteurs particuliers, l’AAV en signale quatre : la quantité importante de documents (c.-à-d. 1 185) à l’égard desquels le commissaire revendique un privilège de l’intérêt public dans la présente affaire; le fait que l’AAV ne fait pas elle-même concurrence dans le domaine des services de restauration à bord; le recours que l’on allègue plus fréquent par le commissaire à des ordonnances fondées sur l’article 11; et les nouvelles dispositions de la Loi donnant au commissaire le choix entre la voie criminelle ou la voie civile pour traiter de certains agissements. Je ne suis pas convaincu que l’une ou l’autre de ces circonstances factuelles constitue un fondement solide qui justifie de modifier le traitement du privilège de l’intérêt public du commissaire et de délaisser la catégorisation de privilège générique pour la remplacer par celle de privilège fondé sur les circonstances de chaque cas.

[128]  L’AAV n’a produit aucune preuve claire et convaincante selon laquelle la revendication d’un privilège de l’intérêt public à l’égard de plus de 1 000 documents est exceptionnelle ou qu’elle ne suit pas la voie normale. J’admets que la quantité de documents ― 1 185 ― est effectivement impressionnante à première vue. Mais cela ne suffit pas, en soi, à distinguer une situation en particulier. Je ferai remarquer que, dans l’affaire TREB, des revendications de privilège ont été faites à l’égard d’une quantité de documents comparable. Dans leurs arguments formulés de vive voix, les avocats du commissaire ont renvoyé également à l’affaire Direct Energy comme étant une autre affaire où le privilège revendiqué se rapportait à une quantité de documents comparativement aussi élevée. L’AAV n’a produit aucune preuve convaincante faisant état de motifs sur le fondement desquels je pourrais conclure que la simple quantité de documents en cause dans la présente affaire ou la nature particulière de ces documents justifient un nouvel examen de la pratique qui privilégie une catégorisation de privilège générique.

[129]  Je n’accepte pas non plus que, simplement parce que l’AAV n’oeuvre pas directement dans le domaine des services de restauration à bord et qu’elle est elle-même un organisme dont le mandat est public, les revendications d’un privilège de l’intérêt public par le commissaire devraient être traitées différemment. Les considérations de principe qui se rapportent au mandat du commissaire et au processus d’enquête en application de la Loi ainsi que les raisons d’être qui soutiennent la nécessité d’obtenir les informations de tierces parties à titre confidentiel ne disparaissent pas du fait de ces caractéristiques particulières de l’AAV.

[130]  Je remarque en outre qu’il n’y a au dossier aucune preuve claire et convaincante sur le recours accru que l’on allègue par le commissaire à des ordonnances fondées sur l’article 11 ou sur la manière dont la présente affaire diffère des autres cas où le privilège de l’intérêt public du commissaire fondé sur des catégories a été maintenu par le Tribunal dans ce contexte. Je prends note évidemment du fait que 646 des documents à l’égard desquels un privilège de l’intérêt public est revendiqué dans la présente affaire ont été obtenus par le commissaire en vertu d’ordonnances fondées sur l’article 11. Toutefois, en l’absence de toute preuve sur ce point, l’argument selon lequel il s’agit ici de circonstances nouvelles et différentes relève de la conjecture. Même si je supposais que le commissaire a maintenant adopté une pratique qui consiste à recourir de plus en plus fréquemment aux outils d’enquête officiels qui sont mis à sa disposition dans la Loi, je ferai remarquer que, d’après la version préliminaire du Bulletin sur les demandes de renseignements présentées par des parties privées dans le cadre d’actions en recouvrement en dommages-intérêts (8 mars 2017) du commissaire, les informations obtenues auprès de tierces parties à titre volontaire demeurent une source importante aux fins de ses enquêtes, sur laquelle le Bureau de la concurrence se fonde dans de nombreux cas (articles 3 et 4). En outre et quoi qu’il en soit, pour les motifs exposés dans le détail plus tôt dans les présents motifs, je ne considère pas que le recours à des ordonnances fondées sur l’article 11 pour obtenir des informations modifie le fondement des considérations et raisons de principe justifiant le privilège de l’intérêt public fondé sur des catégories du commissaire dans le contexte de la Loi.

[131]  Enfin, je ne vois pas comment les nouvelles dispositions de la Loi, qui offrent au commissaire une possibilité de choisir entre la voie criminelle et la voie civile aux fins du contrôle de l’application de la Loi relativement à certains agissements, pourraient mener à une révision de la catégorisation du privilège de l’intérêt public du commissaire comme étant un privilège générique. L’AAV n’a présenté aucun argument convaincant à cet égard.

d.  La comparaison avec des situations analogues n’est pas utile

[132]  Dans ses observations, l’AAV fait valoir également qu’aucun autre organisme de réglementation ou tribunal administratif en cause dans une instance réglementaire économique analogue à la demande (comme une instance visant à contrôler l’application des lois sur les valeurs mobilières devant des commissions des valeurs mobilières provinciales) ne reconnaît l’existence d’un privilège de l’intérêt public fondé sur des catégories similaire à celui du commissaire comme étant nécessaire au contrôle de l’application de ses lois. En outre, l’AAV souligne que les privilèges de l’intérêt public aux termes des articles 37 ou 38 de la Loi sur la preuve au Canada sont classifiés comme étant des privilèges fondés sur les circonstances de chaque cas nécessitant la démonstration de facteurs similaires au test de Wigmore.

[133]  Ni l’un ni l’autre de ces arguments ne suffit à me convaincre de revoir la pratique du Tribunal à l’égard du privilège de l’intérêt public du commissaire.

[134]  Ainsi que l’a démontré la jurisprudence dont il a été question précédemment, le Tribunal et les cours de justice canadiennes ont reconnu que le privilège de l’intérêt public fondé sur des catégories du commissaire s’applique dans le contexte du mandat particulier de ce dernier. Les considérations et les raisons de principe qui sous-tendent le privilège sont nées dans le contexte propre à la Loi. Le fait que le privilège de l’intérêt public n’a pas été reconnu comme étant un privilège générique dans d’autres contextes n’a aucune importance ni ne rend les décisions de la Cour d’appel fédérale, du Tribunal et d’autres cours de justice sur cette question incorrectes, viciées ou suspectes.

[135]  Que d’autres organismes d’enquête ou d’application de la loi ayant un rôle d’enquête ou d’application de la loi analogue, le cas échéant, jouissent ou non d’un privilège générique similaire est donc peu pertinent. Le fait que l’on aurait pu en arriver à un résultat différent dans d’autres contextes n’a pas d’importance non plus. Il ne s’agit pas de déterminer s’il y a des raisons de distinguer le commissaire parmi d’autres organismes d’enquête ou de contrôle de l’application de la loi pour ce qui est du privilège de l’intérêt public fondé sur des catégories. Il s’agit plutôt de savoir si, lorsque l’on examine la situation particulière du commissaire, il y a des raisons d’assortir les informations recueillies par le Bureau de la concurrence dans le cadre de ses enquêtes en vertu de la Loi de la forme la plus élevée de privilège générique dont l’existence a été reconnue par la jurisprudence. En l’absence de quelque turbulence que ce soit dans la jurisprudence reconnaissant le privilège de l’intérêt public fondé sur des catégories du commissaire, je ne crois pas que la possibilité que d’autres types de privilèges de l’intérêt public puissent ne pas jouir d’un traitement similaire soit un élément important.

[136]  Je ferai remarquer également que les affaires mentionnées par l’AAV dans ses observations sont souvent des dossiers criminels et (ou) sont généralement des décisions rendues par des organismes ou des tribunaux administratifs, comme des commissions des valeurs mobilières, examinant leurs propres processus, par opposition à des décisions rendues par les cours de justice sur la nature et la portée du privilège de l’intérêt public invoqué par des organismes de réglementation. L’AAV ne cite aucune affaire civile où une cour de justice canadienne a expressément déclaré qu’un privilège de l’intérêt public en common law ne peut être reconnu comme étant un privilège générique. Dans l’affaire R v Anderson, 2011 SKQB 427, au para 30, la cour a refusé de reconnaître un privilège de l’intérêt public comme étant un privilège générique, mais l’on peut distinguer celle-ci de la présente affaire au motif qu’elle se rapporte à une revendication de privilège relatif à l’enquête policière faite dans le contexte d’un dossier criminel. L’AAV a invoqué également l’affaire Wang c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 493 (« Wang »). Or, dans cette décision, la Cour fédérale a statué que le privilège relatif à l’enquête n’est pas un privilège générique dans le contexte particulier de l’article 37 de la Loi sur la preuve au Canada (Wang, au para 75).

[137]  Je ne suis pas convaincu non plus que le privilège générique de common law reconnu à l’égard du commissaire n’est pas compatible avec les privilèges d’origine législative par ailleurs créés en application des articles 37 ou 38 de la Loi sur la preuve au Canada. L’article 37 de la Loi sur la preuve au Canada permet à un ministre fédéral ou à tout fonctionnaire de s’opposer à la divulgation de renseignements pour des raisons d’« intérêt public déterminées », expression qui n’est pas définie dans la loi. Le processus prévu à l’article 37 existe en parallèle avec la common law concernant les revendications de privilège de l’intérêt public. Il s’agit d’un moyen distinct par lequel un privilège de l’intérêt public pourrait être invoqué. L’article 37 n’élimine pas le privilège de l’intérêt public en common law; les deux coexistent, avec leur jurisprudence respective. Ce processus d’origine législative n’a aucune incidence sur le privilège en common law invoqué par le commissaire.

[138]  Quant à l’article 38 de la Loi sur la preuve au Canada, je conviens avec le commissaire qu’il n’a aucune pertinence relativement à la question soulevée dans la requête déposée par l’AAV. La disposition se rapporte à des dossiers de relations internationales et de défense et sécurité nationales, lesquels n’ont aucune pertinence dans le cadre de la présente instance. En outre, tout comme l’article 37, l’article 38 existe en parallèle avec la common law.

[139]  En conséquence, les nombreux renvois faits par l’AAV aux décisions rendues par la Cour fédérale dans les affaires Wang et Canada (Procureur général) c Tepper, 2016 CF 307 (« Tepper »), s’ils sont instructifs, ne s’appliquent que dans le contexte d’un privilège revendiqué en vertu de l’article 37. Autrement dit, les décisions rendues dans les affaires Wang et Tepper permettent toutes deux de soutenir que, si la divulgation de la preuve contrevient à un intérêt public déterminé, le tribunal judiciaire doit ensuite déterminer si l’intérêt public à protéger une enquête en cours est supplanté par l’intérêt public à la divulgation sur le fondement de critères inspirés du test de Wigmore, mais uniquement dans le contexte d’un privilège revendiqué en vertu de l’article 37 de la Loi sur la preuve au Canada. Certes, le critère élaboré dans ces affaires reprend le critère qui s’applique à l’égard des privilèges fondés sur les circonstances de chaque cas. Il s’applique cependant au privilège de l’intérêt public revendiqué dans le contexte législatif spécifique de la Loi sur la preuve au Canada. Cela n’est pas suffisant à mon avis pour infirmer la jurisprudence unanime développée par le Tribunal et les cours de justice sur le privilège de l’intérêt public du commissaire dans le contexte de la Loi.

[140]  Essentiellement, se fondant sur ces situations analogues alléguées, l’AAV soutient qu’il n’est pas justifié de reconnaître le privilège du commissaire comme étant un privilège générique et qu’il faut plutôt reconnaître celui-ci comme étant un privilège fondé sur les circonstances de chaque cas, afin de mieux pondérer tous les intérêts en jeu pour ainsi veiller à ce qu’il y ait équité procédurale pour l’AAV et à ce que le Tribunal ait en sa possession tous les éléments de preuve afin de rendre une décision bien éclairée.

[141]  Je salue les vaillants efforts de l’AAV visant à circonscrire ce qui serait le critère à appliquer dans une analyse fondée sur les circonstances de chaque cas et sa tentative de reformuler et de moderniser le test de Wigmore suivant un critère à trois volets formulé dans les termes suivants : (1) Les documents en question sont-ils pertinents? (2) La divulgation des documents pourrait-elle causer un préjudice à un intérêt public désigné? (3) Le préjudice causé par le maintien de la confidentialité l’emporte-t-il sur le préjudice que la divulgation causerait? L’AAV invoque à l’appui de ce critère à trois volets la décision rendue par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Wang dans le contexte de l’article 37 de la Loi sur la preuve au Canada et dans l’affaire Khadr c Canada (Procureur général), 2008 CF 807, en relation avec l’article 38. L’AAV propose en outre six facteurs qui devraient être pris en considération dans l’exercice de pondération que requiert la revendication d’un privilège fondé sur les circonstances de chaque cas, citant la décision rendue dans l’affaire Tepper. Ces approches constitueraient certainement des consignes utiles si une évaluation au cas par cas devait être faite à l’égard des revendications de privilège de l’intérêt public du commissaire.

[142]  Toutefois, la question soulevée par l’AVV dans sa requête n’est pas celle de savoir s’il existe une autre manière dont le mandat du commissaire pourrait être exécuté efficacement au moyen de revendications d’un privilège de l’intérêt public au cas par cas plutôt que d’un privilège fondé sur des catégories. La question est celle de savoir si la reconnaissance de longue date du privilège de l’intérêt public du commissaire dans le contexte de la Loi comme étant un privilège générique devrait être modifiée, écartée ou recentrée. La question de savoir si les revendications d’un privilège de l’intérêt public du commissaire satisfont au critère qui s’applique à l’égard d’une approche au cas par cas dépasse la portée de la présente requête.

e.  Il n’y a aucune raison de s’écarter de la règle de stare decisis

[143]  Il faut traiter d’un dernier point important, car il permet aussi de trancher la première question en litige principale soulevée par l’AAV dans sa requête.

[144]  L’AAV demande que la pratique du Tribunal à l’égard du privilège de l’intérêt public du commissaire soit renversée. Ainsi qu’il a été démontré précédemment, cette pratique a été établie par la décision de principe de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Nielsen CAF. L’AAV demande donc au Tribunal de renverser une décision exécutoire rendue par un tribunal d’instance supérieure et de déroger à la règle bien établie de stare decisis. Même si je souscrivais aux observations de l’AAV sur la nécessité de renverser la jurisprudence actuelle, je ne crois pas que le Tribunal ait le droit de le faire dans la présente affaire.

Le principe de stare decisis

[145]  Suivant la règle de stare decisis, « une juridiction inférieure est liée par les conclusions de droit particulières tirées par une juridiction supérieure susceptible d’être saisie, directement ou indirectement, de l’appel de ses décisions » (Tuccaro c Canada, 2014 CAF 184, au para 18). Elle est un principe fondamental de notre système juridique. L’adhésion à la jurisprudence et aux règles juridiques clairement établies vient soutenir les vertus de l’uniformité et de la prévisibilité, deux principes clés qui sous-tendent la primauté du droit et la règle de stare decisis. Cette règle pose le principe selon lequel les tribunaux d’instance inférieure sont liés par les décisions des tribunaux d’instance supérieure rendues dans la même administration et par celles de la Cour suprême du Canada, aussi erronées ces décisions puissent-elles être de l’avis du tribunal d’instance inférieure. Évidemment, les tribunaux d’instance inférieure ont le droit d’établir une distinction d’avec des affaires par ailleurs exécutoires sur le fondement du contexte factuel qui leur est soumis. En revanche, il n’est pas loisible à un tribunal d’instance inférieure de refuser de suivre la décision d’un tribunal d’instance supérieure au motif qu’il estime que la décision du tribunal d’instance supérieure a été rendue erronément.

[146]  La Cour suprême a fréquemment déclaré que les cours de justice et les tribunaux administratifs ne peuvent déroger au principe de stare decisis que dans des circonstances exceptionnelles. Dans l’affaire Carter c Canada (Procureur général), 2015 CSC 5 (« Carter »), la Cour suprême a résumé ces circonstances particulières dans les termes suivants : « [l]es juridictions inférieures peuvent réexaminer les précédents de tribunaux supérieurs dans deux situations : (1) lorsqu’une nouvelle question juridique se pose; et (2) lorsqu’une modification de la situation ou de la preuve « change radicalement la donne » (Carter, au para 44, citant (Canada (Procureur général) c Bedford, 2013 CSC 73 (« Bedford »), au para 42).

[147]  Ainsi, la décision rendue dans l’affaire Carter a été appliquée récemment par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Corporation de soins de la santé Hospira c Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215 (« Hospira »), où la Cour a dérogé à la norme existante relativement au contrôle des décisions rendues à titre discrétionnaire par les protonotaires de la Cour fédérale. Dans cette affaire, la Cour d’appel fédérale a conclu que, bien que la question de la norme de contrôle applicable aux décisions discrétionnaires des protonotaires ne soit pas une nouvelle question juridique, « une modification de la situation ou de la preuve “change radicalement la donne” », et que « la norme de contrôle établie dans Aqua-Gem est maintenant dépassée par une évolution et une rationalisation marquées des normes de contrôle dans la jurisprudence canadienne » (Hospira, para 63).

[148]  Je ferai une pause pour souligner que les tribunaux d’instance inférieure, y compris le Tribunal, ne jouissent pas de la même latitude que la Cour suprême pour ce qui est de modifier des précédents. Dans l’affaire Canada c Craig, 2012 CSC 43 (« Craig »), la Cour suprême a clairement déclaré que la convention verticale du précédent était différente lorsqu’elle se rapportait à la question de savoir si la Cour suprême devrait écarter l’une de ses propres décisions. Aux fins de la prise d’une telle décision, la « Cour cherche plutôt alors à mettre en balance deux valeurs importantes, celles de la justesse et de la certitude » (Craig, au para 27; voir aussi R c Nur, 2015 CSC 15, au para 59, et Bedford, au para 47). Le critère est par conséquent moins rigoureux dans le cas où la Cour suprême veut distinguer ses propres décisions que dans le cas où un tribunal d’instance inférieure veut déroger à une décision d’un tribunal d’instance supérieure.

[149]  Je reconnais que la common law évolue constamment, que les tribunaux peuvent apporter des changements progressifs au droit en réponse aux obligations de justice et d’équité, et que la « le principe du stare decisis ne constitue pas un carcan qui condamne le droit à l’inertie » (Carter, au para 44). Toutefois, la norme à laquelle il faut satisfaire pour revoir une question n’est pas facile à atteindre. En d’autres termes, l’on ne peut considérer la décision Carter comme étant une déclaration que tout est permis à l’égard de la règle de stare decisis. Cette règle demeure fondamentale pour notre système de droit et demeure le point de départ présumé de toute analyse visant à déterminer l’état du droit sur un point donné.

[150]  Dans le contexte de la requête de l’AAV, le Tribunal n’a par conséquent pas le droit d’écarter le précédent obligatoire de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Nielsen CAF, laquelle décision a depuis été confirmée et appliquée à maintes reprises par le Tribunal et d’autres cours de justice, à moins que les circonstances ne relèvent parfaitement des exceptions énoncées dans l’affaire Carter. Je devrais ajouter que, dans la présente affaire, l’on ne peut dire de la Cour d’appel fédérale qu’elle n’a traité qu’indirectement de la question en litige. Il s’agit plutôt d’une situation où, dans l’arrêt Nielsen CAF, la Cour a clairement identifié et adopté tous les ingrédients et attributs établissant le statut de privilège fondé sur des catégories du privilège de l’intérêt public du commissaire.

Il n’est pas satisfait aux facteurs énoncés dans l’affaire Carter

[151]  Je ne crois pas que, dans la présente affaire, il soit satisfait aux facteurs de Carter. Aucune nouvelle question juridique n’est soulevée dans la requête de l’AAV, et les circonstances ou la preuve de la présente affaire ne « changent pas radicalement la donne » en ce qui concerne le privilège de l’intérêt public du commissaire.

[152]  La question de la qualification du privilège de l’intérêt public du commissaire et de son statut de privilège fondé sur des catégories ou de privilège fondé sur les circonstances de chaque cas ne constitue pas une nouvelle question juridique. Cette question a été soulevée et débattue dans la longue liste de décisions auxquelles il a été renvoyé précédemment dans les présents motifs. En fait, l’AAV présente des arguments de droit qui sont tout à fait similaires à ceux qui ont été formulés sans succès dans des décisions antérieures, comme UGG 1 ou Pro-Sys. L’AAV soutient que les développements intervenus dans le droit, dont la décision rendue dans l’affaire National Post sur la question des privilèges génériques et la décision rendue dans l’affaire Bell Canada c Association canadienne des employés de téléphone, 2003 CSC 36 (« Bell ») sur l’équité procédurale, satisfont à la condition, énoncée dans l’affaire Carter, selon laquelle une nouvelle question de droit doit être soulevée. Je ne suis pas d’accord. Ainsi qu’il a été mentionné précédemment en ce qui concerne l’affaire National Post, et ainsi qu’il en sera question plus loin pour l’affaire Bell, ces décisions n’ont pas établi de nouveaux principes juridiques. En d’autres termes, je ne crois pas que la pratique suivie à l’unanimité par le Tribunal et les cours de justice sur le privilège de l’intérêt public du commissaire dans le contexte de la Loi ne soit plus compatible avec les plus récentes décisions de la Cour suprême sur les privilèges génériques ou sur l’équité procédurale. La jurisprudence telle que nous la connaissons aujourd’hui n’est pas fondamentalement différente des paramètres juridiques qui étaient en place lorsque la Cour d’appel fédérale a confirmé l’existence du privilège générique du commissaire en 1994 dans l’affaire Nielsen CAF.

[153]  Je ne peux non plus convenir avec les avocats de l’AAV qu’un changement au niveau des circonstances ou de la preuve a radicalement changé la donne. Aucun changement n’est intervenu au chapitre des principes juridiques qui régissent le traitement des privilèges génériques. Aucun changement n’est intervenu non plus au niveau des dynamiques factuelles sur le fondement desquelles le privilège de l’intérêt public du commissaire doit être pris en considération aux fins de la présente demande. La présente affaire ne change pas radicalement la donne : les réserves en ce qui concerne le recours à des ordonnances fondées sur l’article 11, le nombre supposément élevé de documents touchés par les revendications de privilège de l’intérêt public du commissaire (c.-à-d. 1 185 documents), l’absence alléguée d’éléments de preuve sur l’attente en matière de confidentialité ou sur la crainte de représailles, ou la capacité de traiter de toute réserve dans le cadre d’une ordonnance de confidentialité, ne constituent pas un changement au niveau des circonstances ou de la preuve qui change la donne. Toutes ces questions ont été soulevées dans une vaste majorité d’affaires déjà examinées par le Tribunal et les cours de justice canadiens par le passé, et par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Nielsen CAF. De même, je ne crois pas que le mandat d’intérêt public même de l’AAV, le fait qu’elle-même n’exploite pas une entreprise de services de restauration à bord ou les récents changements apportés dans certaines dispositions de la Loi, équivalent à des changements importants ouvrant la porte à une dérogation à la règle de stare decisis.

[154]  À mon avis, il ne s’agit donc pas en l’espèce d’un cas où, en raison des exceptions énoncées dans l’affaire Carter à la règle de stare decisis, le Tribunal peut considérer qu’il n’est pas lié par la décision rendue par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Nielsen CAF. Je ne vois dans le dossier qui m’a été soumis aucun des éléments qui pourraient me permettre de conclure que l’AAV a clairement satisfait au critère de Carter.

[155]  Dans l’affaire Paradis Honey Ltd c Canada, 2015 CAF 89 (« Paradis Honey »), la Cour d’appel fédérale a signalé que, si « la common law se trouve dans un état continuel d’évolution progressive et réfléchie », les changements apportés au droit devraient être vus avec prudence, et l’on devrait procéder à l’élargissement de la doctrine ou des principes juridiques « au moyen d’un raisonnement juridique classique » (Paradis Honey, aux paras 116 et 117). Remplacer le privilège de l’intérêt public fondé sur des catégories dans le contexte de la Loi, lequel est reconnu depuis longtemps, par une approche fondée sur les circonstances de chaque cas sur le fondement du test de Wigmore, comme le préconise l’AAV, ne constituerait pas à mon avis une « modification réfléchie et progressive de la common law qui repose sur la doctrine et qui est réalisée au moyen d’un raisonnement juridique classique » (Paradis Honey, au para 118). Dans la présente affaire, renverser la jurisprudence établie serait plutôt « une remise en cause complète de la jurisprudence antérieure », ce contre quoi le juge Stratas a fait une mise en garde dans l’affaire Paradis Honey (Gligbe c Canada, 2016 CF 467, au para 16).

[156]  À des fins d’exhaustivité, je ferai un dernier commentaire. Les avocats de l’AAV affirment que je pourrais plus facilement déroger au précédent de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Nielsen CAF au motif que la Cour dans cette affaire s’en est essentiellement remise aux conclusions tirées par le Tribunal dans cette décision et que tout tribunal de révision ferait preuve d’une retenue similaire à l’égard d’une nouvelle conclusion du Tribunal infirmant l’état du droit sur le privilège de l’intérêt public fondé sur des catégories du commissaire. Je ne suis pas disposé à accepter l’invitation de l’AAV pour deux motifs. Premièrement, une lecture de la décision de la Cour d’appel fédérale révèle que, si elle a fait allusion à une certaine retenue à l’égard des conclusions du Tribunal, la Cour a néanmoins élaboré sa propre analyse juridique sur le bien-fondé du privilège générique du commissaire. Cette question a donc été traitée et tranchée directement par la Cour. Elle n’a pas simplement fait preuve de retenue à l’égard des conclusions tirées par le Tribunal ni ne s’en est remise à celles-ci. Deuxièmement, je ne crois pas que l’on puisse dire que l’on ferait nécessairement preuve de retenue à l’égard d’une décision du Tribunal sur le statut de privilège fondé sur des catégories du privilège du commissaire. Dans l’affaire Tervita Corp c Canada (Commissaire de la concurrence), 2015 CSC 3 [Tervita] au para 39, la Cour suprême a dit être d’avis qu’étant donné le libellé de la LTC prescrivant que les décisions du Tribunal doivent être traitées « comme si [elles] émanaient d’une cour de justice » (paragraphe 13(1)) plutôt que d’un tribunal administratif, les décisions du Tribunal sur des questions de droit doivent être examinées sur le fondement de la norme moins contraignante de la décision correcte. La Cour suprême a déclaré expressément que la présomption suivant laquelle les questions de droit qui concernent la loi constitutive du Tribunal sont assujetties à la norme de la décision raisonnable a été réfutée dans le cas du Tribunal, étant donné ce libellé explicite de la LTC. Je ne peux donc convenir que le Tribunal devrait nécessairement s’attendre à ce qu’une cour d’instance supérieure fasse preuve de retenue sur des questions soulevées par l’AAV dans sa requête.

B.  Les revendications de privilège de l’intérêt public du commissaire font-elles obstacle au droit de l’AAV à une audience équitable et soulèvent-elles des questions d’équité procédurale?

[157]  L’AAV soutient principalement dans un deuxième temps que le recours à un privilège fondé sur des catégories dans la présente affaire constitue un manquement fondamental à l’équité procédurale, et qu’il compromet en outre la capacité du Tribunal de rendre une décision pleinement et correctement éclairée dans la présente affaire. En fait, cela paraître constituer la principale plainte formulée par l’AAV, qui motive sa demande de renversement de la jurisprudence. L’AAV soutient que les revendications de privilège de l’intérêt public du commissaire fondé sur des catégories sont inéquitables sur le plan procédural et portent préjudice à sa capacité d’opposer une réponse pleine et entière à la demande sous-jacente du commissaire et aux allégations graves d’abus de position dominante qui sont faites contre elle.

[158]  Ici encore, l’AAV soutient que la pensée juridique sur les principes d’équité procédurale s’est sensiblement écartée de ce qu’elle était il y a 25 ou 30 ans, lorsque le Tribunal et la Cour d’appel fédérale ont pour la première fois examiné la question du privilège de l’intérêt public du commissaire. L’AAV invoque notamment la décision rendue dans l’affaire Bell à cet égard et soutient que le temps est venu de réexaminer la pratique du Tribunal à la lumière de cette évolution.

[159]  Il est bien établi que les considérations relatives à l’équité sont essentielles à la pratique et aux procédures du Tribunal. S’il ordonne au Tribunal d’agir sans formalisme et en procédure expéditive dans la mesure où les circonstances le permettent, le paragraphe 9(2) de la LTC précise aussi que le Tribunal ne peut le faire que dans la mesure où « l’équité le [permet] ». L’assurance d’une protection suffisante de l’équité procédurale est donc centrale aux fonctions du Tribunal, qui ne prend jamais à la légère les réserves soulevées relativement à l’équité procédurale de ses instances. Je suis effectivement d’accord avec l’AAV que, puisqu’elles sont très « judiciarisées » et qu’elles ne se distinguent pour ainsi dire pas du tout des procès civils qui se déroulent devant les cours de justice, les instances dont le Tribunal est saisi sont assorties d’un degré élevé d’équité procédurale.

[160]  En revanche, je ne peux admettre que le statut de privilège fondé sur des catégories du privilège de l’intérêt public du commissaire dans le contexte de la Loi engendre en lui-même un manquement à l’équité procédurale. Je ne peux admettre non plus qu’à cette étape-ci, le droit de l’AAV à une audience équitable a été compromis. À mon avis, il ne s’est encore produit aucun manquement aux principes de l’équité procédurale. L’AAV n’a produit à mon intention aucune preuve convaincante démontrant que la divulgation limitée faite par le commissaire du fait de ses revendications de privilège de l’intérêt public fait en sorte qu’il est particulièrement difficile pour l’AAV de répondre aux allégations formulées contre elle dans la demande. Je ne suis pas convaincu non plus que la divulgation limitée fait entrave, à cette étape-ci, au droit de l’AAV à une audience équitable.

[161]  Évidemment, comme tout autre privilège, le privilège de l’intérêt public du commissaire a effectivement une incidence sur les informations qu’une partie intimée dans une demande soumise au Tribunal obtient à l’étape de la communication préalable. Et je comprends bien la crainte de l’AAV que cela compromette sa capacité d’opposer une défense aux allégations du commissaire. Or, au cours du dernier quart de siècle, le Tribunal a mis au point un processus qui protège l’équité procédurale dans le contexte du mandat important du commissaire, sous la forme de mécanismes de protection qui sont étroitement liés à la reconnaissance du privilège de l’intérêt public du commissaire comme étant un privilège générique. Ainsi qu’il a été mentionné précédemment, ces mécanismes mis en place pour protéger le droit de la partie intimée à une audience équitable incluent : (1) la remise de résumés détaillés, avant l’interrogatoire préalable, contenant et les faits qui sont favorables à la demande du commissaire et ceux qui ne le sont pas; (2) l’option qui s’offre à la partie intimée de demander à un membre judiciaire du Tribunal, qui ne trancherait pas l’affaire au fond, d’examiner les documents sous-jacents de façon à veiller à ce qu’ils aient été correctement résumés et à ce qu’ils soient exacts; et (3) le fait que le commissaire devra renoncer au privilège à l’égard de documents et de communications pertinents et fournir des sommaires des dépositions avant la tenue de l’audience s’ils souhaite se fonder sur ces informations dans le cadre de l’instance dont le Tribunal est saisi.

[162]  Je ferai remarquer aussi que l’équité procédurale et la capacité d’une partie intimée de présenter une défense pleine et entière n’ont jamais été considérées comme soulevant un problème qui ne pouvait être réglé au moyen de ces mécanismes dans les affaires qui ont été tranchées par le Tribunal ou les cours de justice au cours des 28 dernières années, et dans lesquelles le privilège de l’intérêt public du commissaire a été revendiqué en tant que privilège générique.

[163]  Étant donné les mécanismes de protection qui ont été mis en place par le Tribunal dans le traitement du privilège de l’intérêt public du commissaire, et compte tenu de la preuve qui indique que des mesures sont prises pour suivre ce processus dans la présente affaire, j’estime comme le commissaire que les allégations de l’AAV de manquement à l’équité procédurale sont prématurées à cette étape-ci. De même, l’AAV n’a produit ou fourni à ce moment-ci aucune preuve de circonstances impérieuses ou d’un intérêt concurrent impérieux suffisants pour écarter le privilège de l’intérêt public du commissaire à l’égard des documents et des communications visés par un privilège. Je n’écarte pas la possibilité que l’AAV puisse soulever de tels arguments à une étape ultérieure de la présente instance, relativement à certains des documents ou informations assujettis au privilège. Toutefois, suivant le dossier dont je dispose, aucune preuve convaincante n’a encore été produite par l’AAV pour contester la raison d’être des revendications de privilège de l’intérêt public du commissaire ou pour permettre à quiconque de conclure, comme le Tribunal l’a fait dans l’affaire Sears, qu’il existe des éléments factuels qui permettent de lever le privilège relativement à certains documents.

a.  L’équité procédurale et le droit à une audience équitable

[164]  Le devoir d’agir équitablement comporte deux volets : le droit d’être entendu et le droit à une audience impartiale.

[165]  Il est bien établi que la nature et la portée du devoir varieront en fonction du contexte donné et des diverses situations factuelles dont l’organisme administratif est saisi, ainsi que de la nature des conflits qu’il doit trancher (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 (« Baker »), aux paras 25 et 26). Dans n’importe quelle situation, la nature et la portée exactes du devoir d’équité procédurale sont flexibles et fluctueront selon les attributs du tribunal administratif et de sa loi habilitante (Canada (Procureur général) c Mavi, 2011 CSC 30, aux paras 39 à 42). La mesure et le contenu du devoir d’équité procédurale sont déterminés en fonction du contexte propre à chaque cas (Canada (Procureur général). Sketchley, 2005 CAF 404, au para 113). Ce devoir vise à faire en sorte que les décisions administratives soient prises suivant une procédure ouverte et équitable, qui convient à la décision prise et au contexte social, institutionnel et législatif, en veillant à ce que les personnes touchées par la décision puissent faire valoir leurs opinions et une preuve complète et à ce que celles-ci soient prises en considération par le décideur (Baker, aux paras 21 et 22; Henri c Canada (Procureur général), 2016 CAF 38, au para 18).

[166]  Dans l’arrêt Baker, la Cour suprême a énoncé cinq facteurs non exhaustifs à prendre en considération pour déterminer le devoir d’équité procédurale qui s’impose dans une situation donnée. Ils sont les suivants : (1) la nature de la décision recherchée et le processus suivi pour y parvenir; (2) la nature du régime législatif et les termes de la loi en vertu de laquelle agir l’organisme en question; (3) l’importance de la décision pour les personnes visées; (4) les attentes légitimes de la personne qui conteste la décision; et (5) le respect des choix de procédure que l’organisme fait lui-même (Baker, aux paras 23 à 28; Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, para 115). Dans chaque cas, les exigences renvoient au processus suivi et non aux droits fondamentaux sur lesquels le décideur se prononce. En fait, le Tribunal a expressément adopté ces facteurs énoncés dans Baker lorsqu’il s’est penché sur la mesure du devoir d’équité dans le contexte d’instances tenues devant le Tribunal (Commissaire de la concurrence c Canada Pipe Company Ltd, 2003 Trib conc 15, au para 53).

[167]  En dépit des suggestions faites à répétition par les avocats de l’AAV, le renvoi dans la décision Bell à des « exigences rigoureuses » en matière d’équité procédurale ne change pas l’état du droit ni n’établit une norme nouvelle à cet égard. La décision réaffirme simplement, et en fait cite avec approbation, les principes énoncés dans Baker et les décisions qui ont suivi (Bell, para 21). J’ajouterai qu’étant donné l’accent mis par l’AAV sur les mots « exigences rigoureuses » utilisés par la Cour suprême dans le passage de l’arrêt Bell cité par l’AAV, il est important de noter ce que la Cour a effectivement dit dans cette décision. La Cour suprême a déclaré que, lorsqu’un tribunal possède des pouvoirs et des procédures semblables à ceux d’une cour, « [c]es pouvoirs sont parfois accompagnés d’exigences rigoureuses en matière d’équité procédurale, notamment d’une exigence d’indépendance plus élevée » [non souligné dans l’original] (Bell, au para 21). La Cour a utilisé le terme « parfois », reprenant en fait le principe fondamental établi dans l’arrêt Baker selon lequel les exigences d’équité procédurale varient selon les circonstances. Il est donc inexact d’affirmer que l’arrêt Bell a établi une exigence quelque peu plus élevée et plus rigoureuse au chapitre de l’équité procédurale pour le Tribunal ou, en fait, pour tout autre tribunal se situant davantage à l’extrémité judiciaire de l’échelle.

[168]  L’évaluation du devoir approprié en matière d’équité procédurale auquel le Tribunal est tenu demeure dictée par les facteurs énoncés dans l’arrêt Baker. Rien dans l’affaire Bell n’appuie la proposition faite par l’AAV selon laquelle suivant cette décision, les considérations relatives à l’équité imposées par le paragraphe 9(2) de la LTC devraient soudainement être examinées sous un angle différent. Je mentionnerais en outre que les remarques formulées par la Cour suprême dans l’arrêt Bell visaient non pas le volet du devoir d’équité procédurale qui concerne le « droit à une audience équitable », mais les conditions d’« indépendance et d’impartialité » dont le devoir d’équité procédurale est assorti. Pour ces motifs, je conclus que la décision de l’AAV de se fonder largement sur l’arrêt Bell pour fonder sa prétention relative à des exigences plus « rigoureuses » en matière d’équité procédurale est mal fondée.

[169]  Cela étant dit, je suis évidemment d’accord avec l’AAV qu’il faut prévoir un degré élevé de protection procédurale dans les instances dont le Tribunal est saisi en raison de son processus similaire à celui d’une cours de justice. Le commissaire ne le conteste pas. Le Tribunal se situe très près de « l’extrémité judiciaire de l’échelle » ― si ce n’est à l’extrémité même ―, où les fonctions et les processus ressemblent davantage à ceux des cours de justice et commandent la plus grande mesure d’équité procédurale. Le Tribunal a effectivement reconnu, dans l’une de ses décisions portant sur le privilège de l’intérêt public du commissaire, qu’une dimension importante de l’équité procédurale est le droit à une audience équitable, ce qui signifie le droit de connaître la preuve à réfuter et le droit à une possibilité véritable de présenter une preuve à l’appui de sa propre position (Direct Energy, au para 16).

[170]  Toutefois, la question doit être examinée dans le contexte particulier du processus du Tribunal, au moyen des critères de Baker. Cela signifie ce qui suit dans la présente affaire : (1) la nature de la décision du Tribunal sur la demande et le processus suivi pour y arriver; (2) la nature du régime législatif et du libellé de la Loi; (3) l’importance de la décision pour l’AAV; (4) les attentes légitimes de l’AAV; et (5) le respect pour le choix de procédure du Tribunal. Je ne suis pas convaincu, compte tenu de ces facteurs énoncés dans l’arrêt Baker, qu’il y a eu ou qu’il pourrait y avoir manquement à l’équité procédurale à l’égard de l’AAV si l’on prend en considération les mécanismes de protection qui ont été mis en place et qui devraient être utilisés dans le cadre de la présente demande. Une nouvelle preuve pourrait être produite par l’AAV à une étape ultérieure de la présente instance, mais je ne vois aucune preuve convaincante d’un manquement à l’équité procédurale à cette étape-ci.

[171]  J’ajouterai aussi la remarque importante suivante. Les considérations relatives à l’équité procédurale ne doivent pas être analysées dans un vase clos ou isolément à diverses étapes d’un processus judiciaire. Pour déterminer si des questions relatives à l’équité se posent ou non, les cours de justice doivent examiner tout le processus qui est en cause, et non seulement une étape préliminaire, comme le processus de la communication préalable. Tant qu’aucune décision finale n’a été rendue et qu’il demeure possible que des changements soient apportés ou que des étapes s’ajoutent au processus judiciaire, il est difficile d’alléguer un manquement à l’équité procédurale ou pour une cour de justice de conclure qu’un tel manquement s’est produit (Tsleil-Waututh Nation c Canada (National Energy Board), 2016 FCA 219, au para 88).

[172]  De même, s’il est remédié par la suite à un manquement à l’équité procédurale, par exemple par la voie d’une audience de novo ou par une divulgation subséquente avant qu’une décision ne soit rendue, l’on ne peut conclure à un manquement à l’équité procédurale (Walsh c Canada (Attorney General), 2016 FCA 157, aux paras 22, 23 et 28; McBride c Canada (National Defence), 2012 FCA 181 (« McBride »), aux paras 43 à 45). La question de l’équité procédurale ne donne donc pas lieu à une analyse de la question de savoir si, à un moment donné dans le déroulement d’une instance, il y a eu un manquement, mais de celle de savoir si « compte tenu de l’ensemble des circonstances, la procédure était équitable » (McBride, au para 44; Patanguli c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CAF 291, au para 42).

[173]  Compte tenu de ce qui précède, je suis donc d’accord avec le commissaire pour dire que l’allégation par l’AAV d’un manquement à l’équité procédurale est prématurée dans les circonstances, car le processus judiciaire entourant la demande est loin d’être terminé. Dans son examen des revendications d’un privilège de l’intérêt public du commissaire dans le contexte de la Loi et son évaluation de la question de savoir si ces revendications sont justifiées, le Tribunal sera appelé à se servir des divers mécanismes de protection afin de protéger les droits procéduraux de l’AAV. La preuve indique que c’est bien là le processus qui est suivi dans la présente affaire.

b.  Mécanismes en place pour limiter les craintes se rapportant à l’équité procédurale

[174]  Ainsi qu’il est précédemment expliqué dans le détail dans le cadre de l’examen des décisions rendues dans le contexte de revendications d’un privilège de l’intérêt public par le commissaire, le Tribunal a mis en place divers mécanismes afin de garantir le droit à une audience équitable et une divulgation appropriée des documents et des communications à l’égard desquels un privilège de l’intérêt public est revendiqué par le commissaire. En d’autres termes, la divulgation limitée qui découle des revendications de privilège a été modérée au moyen de mécanismes de protection mis en place dans le but d’atténuer son effet préjudiciable sur la recherche de la vérité et le droit des parties intimées de connaître la preuve qu’elles doivent réfuter et de présenter une défense pleine et entière.

[175]  La pratique consiste encore aujourd’hui à suivre ces mécanismes afin de mettre en équilibre l’intérêt public dans le droit d’une partie intimée à une audience équitable d’une part et l’obligation du commissaire de s’acquitter de son mandat afin de contrôler l’application de la Loi d’autre part. Cette pratique témoigne du fait que l’appétit du Tribunal pour le degré le plus élevé de divulgation n’a pas été apaisé.

[176]  Jusqu’à présent, c’est précisément le processus qui, d’après le commissaire, sera suivi dans la demande, et la preuve révèle que le commissaire en est à l’étape de la préparation des résumés qu’exige la jurisprudence. Le commissaire fournira à l’AAV les résumés des documents privilégiés contenant des informations pertinentes qui jouent en sa faveur et celles qui sont préjudiciables à sa position. Avant les interrogatoires préalables, l’AAV devra par conséquent avoir une liste complète des documents et des communications à l’égard desquels un privilège de l’intérêt public est revendiqué par le commissaire, ainsi que des résumés de leur contenu. Si, après examen des résumés et obtention des communications provenant du commissaire, elle estime que les résumés sont lacunaires ou qu’ils dissimulent indûment des informations pertinentes, l’AAV aura le choix de demander au Tribunal de faire examiner ces résumés par un membre judiciaire qui n’est pas appelé à se prononcer sur le fond de l’affaire, afin de déterminer la suffisance et la pertinence des résumés. Les Règles du Tribunal de la concurrence, DORS/2008-141, prescrivent aussi que le commissaire doit divulguer, avant que la demande ne soit entendue, sa preuve principale, y compris les dépositions des témoins, les rapports d’experts, et une liste des documents qui seront invoqués. S’il entend se fonder sur des informations qui sont en la possession du Tribunal et qui sont protégées par un privilège de l’intérêt public et demander au Tribunal de les prendre en considération, le commissaire devra renoncer au privilège à l’égard de ces informations pertinentes et devra fournir les dépositions des témoins qui seront appelés à témoigner à l’audience. Avant l’audition de la demande du commissaire, l’AAV disposera de copies de tous les documents sur lesquels le commissaire entend se fonder.

[177]  En outre, l’AAV pourra présenter une requête afin d’écarter le privilège de l’intérêt public si elle peut démontrer l’existence de circonstances impérieuses ou d’intérêts concurrents impérieux. Tel fut le cas dans l’affaire Sears, où le Tribunal a conclu qu’il manquait une raison d’être sous-jacente du privilège à l’égard de certains documents, car l’enquête du commissaire avait été achevée et l’identité des informateurs avait déjà été fournie. Ainsi que le Tribunal l’a indiqué dans des affaires antérieures, l’examen portant sur l’existence de telles circonstances impérieuses ne peut avoir lieu tant que les résumés de la preuve privilégiée n’ont pas été fournis et passés en revue.

[178]  Je suis d’accord avec le commissaire pour dire que ce processus est équitable et qu’il est par conséquent trop tôt pour déterminer s’il y a eu un manquement à l’équité procédurale dans les circonstances. Cela ne signifie pas que le Tribunal ne pourrait conclure à l’existence d’un manquement à une étape ultérieure. Mais à ce moment-ci, l’AAV n’a produit aucune preuve convaincante appuyant ses allégations que le processus suivi est d’une quelconque façon inéquitable. En outre, il n’y a pas à cette étape-ci de fondement factuel suffisant pour déterminer s’il existe des exceptions (p. ex., des circonstances impérieuses ou des intérêts concurrents) permettant à l’AAV d’écarter en tout ou en partie le privilège générique du commissaire et de contester la catégorie de documents à l’égard desquels le commissaire revendique un privilège de l’intérêt public. Ce n’est qu’après que le commissaire aura remis les résumés des documents et des informations provenant de tierces parties que le Tribunal sera en mesure de déterminer si le privilège devrait être écarté dans la présente affaire. Il sera alors loisible à l’AAV de soulever la question et de produire la preuve convaincante et claire requise à cet égard, comme ce fut le cas dans l’affaire Sears. Il se pourrait bien que de tels cas se présentent dans la présente affaire, mais le Tribunal ne peut se prononcer sur cette question en l’absence d’un fondement de preuve suffisant.

[179]  Les mécanismes de protection mis en place par le Tribunal limitent les atteintes à la divulgation complète de sorte qu’aucune question de manquement à l’équité procédurale ne se pose. Ces mécanismes font partie de la « façon unique » dont le privilège de l’intérêt public fondé sur des catégories du commissaire a évolué. Cela témoigne de la nature quelque peu unique du privilège du commissaire, qui prend en compte l’effet préjudiciable potentiel sur le droit de la partie intimée à une audience équitable.

[180]  Pour ces motifs, je conclus qu’aucune question d’équité procédurale n’est entrée en jeu à l’étape à laquelle l’on détermine dans la présente affaire si le privilège de l’intérêt public du commissaire est un privilège générique ou un privilège fondé sur les circonstances de chaque cas. Cela ne signifie pas que les considérations relatives à l’équité ne jouent aucun rôle dans l’examen d’une revendication de privilège de l’intérêt public. Toutefois, la question se pose à une étape ultérieure du processus, lorsque le Tribunal peut être appelé à déterminer si les mécanismes de protection fonctionnent bien et si des circonstances impérieuses existent et excluent des documents de la portée du privilège générique.

IV.  CONCLUSION

[181]  Pour les motifs exposés en détail précédemment, je conclus que la requête de l’AAV doit être rejetée. Examen fait des documents déposés par l’AAV et le commissaire, je ne suis pas convaincu qu’il y a des raisons de renverser la jurisprudence unanime de longue date sur la reconnaissance du privilège de l’intérêt public du commissaire dans le contexte de la Loi comme étant un privilège fondé sur des catégories. Je suis convaincu que de solides raisons de principe existent à l’appui de ce privilège et qu’il possède les attributs propres à un privilège générique. En outre, rien dans les décisions récentes de la Cour suprême sur les privilèges ou dans les circonstances factuelles de la présente affaire ne change ou ne justifie de changer le traitement actuel du privilège de l’intérêt public du commissaire dans le contexte de la Loi.

[182]  Bien que 20 ans se soient écoulés depuis que la Cour d’appel fédérale a rendu sa décision de principe dans l’affaire Nielsen CAF, celle-ci demeure applicable, et le Tribunal demeure tenu de l’appliquer.

[183]  Je conclus également qu’à cette étape-ci et dans les circonstances de la présente affaire, les revendications de privilège de l’intérêt public du commissaire fondé sur des catégories ne donnent pas naissance en elles-mêmes à un manquement fondamental à l’équité procédurale ni ne portent atteinte au droit de l’AAV à une audience équitable.

POUR LES MOTIFS QUI PRÉCÈDENT, LE TRIBUNAL ORDONNE CE QUI SUIT :

[184]  La requête de l’AAV est rejetée.

[185]  Les dépens sont adjugés au commissaire contre l’AAV, au point médian de la colonne III du tableau qui figure dans le Tarif B des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106.

FAIT à Ottawa, ce 24e jour d’avril 2017.

SIGNÉ pour le compte du Tribunal par le président.

(s) Denis Gascon


AVOCATS

Pour le demandeur :

Le commissaire de la concurrence

Jonathan Hood

Katherine Rydel

Ryan Caron

Pour la défenderesse :

Administration aéroportuaire de Vancouver

Calvin S. Goldman, c.r.

Michael Koch

Julie Rosenthal

Ryan Cookson

 



[1] À des fins d’exhaustivité, et ainsi que je l’ai mentionné dans mes remarques liminaires dans le cadre de l’audition de la requête de l’AAV, la dernière décision du Tribunal sur cette question découle d’une Directive que j’ai donnée le 7 mars 2016 dans l’affaire Rakuten Kobo Inc. c. Le commissaire de la concurrence, TC-2014-002. Cette Directive visait à résoudre des questions soulevées relativement au contenu et à la description des documents figurant dans l’affidavit de documents produit par le commissaire. Au début de la Directive, j’ai indiqué ceci : « Je crois, comme le commissaire, que le privilège de l’intérêt public est un privilège générique qui protège non seulement les informations fournies, mais aussi l’identité de la tierce partie qui fournit ces informations » [TRADUCTION].

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.