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Competition Tribunal

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Tribunal de la concurrence

Référence: Le commissaire de la concurrence c HarperCollins Publishers LLC et HarperCollins Canada Limited, 2017 Trib conc 14

N° de dossier: CT- 2017-002

N° de document du greffe: 153

DANS L’AFFAIRE d’une demande du commissaire de la concurrence fondée sur l’article 90.1 de la Loi sur la concurrence, LRC (1985), c C-34, et ses modifications;

ET DANS L’AFFAIRE d’une requête en suspension ou en sursis temporaire de la demande présentée par HarperCollins Publishers LLC et HarperCollins Canada Limited.

ENTRE:

Le commissaire de la concurrence

(demandeur)

et

HarperCollins Publishers LLC et HarperCollins Canada Limited

(défenderesses)

et

Rakuten Kobo Inc

(intervenante)

Competition Tribunal Seal / Sceau Tribunal de la Concurrence

Date de l’audience : 19 septembre 2017

Devant le membre judiciaire : M. le juge D. Gascon (président)

Date de l’ordonnance et des motifs de l’ordonnance : 6 octobre 2017

ORDONNANCE ET MOTIFS DE L’ORDONNANCE REJETANT LA REQUÊTE EN SUSPENSION OU EN SURSIS TEMPORAIRE DES DÉFENDERESSES


I.  APERÇU

[1]  Le 1er septembre 2017, HarperCollins Publishers LLC (« HarperCollins É.-U. ») et HarperCollins Canada Limited (« HarperCollins Canada ») (collectivement, « HarperCollins ») ont déposé un avis de requête (la « requête ») auprès du Tribunal en vue d’obtenir une ordonnance de suspension ou de sursis temporaire de l’instance relative à la demande introduite à leur encontre par le commissaire de la concurrence (le « commissaire ») en vertu de l’article 90.1 de la Loi sur la concurrence, LRC (1985), c C-34, et ses modifications (la « Loi »). Dans la requête, HarperCollins demande au Tribunal de suspendre la demande en attendant que la Cour d’appel fédérale (la « CAF ») rende sa décision concernant l’appel interjeté par HarperCollins à l’encontre de l’ordonnance rendue par le Tribunal le 24 juillet 2017 rejetant la requête de HarperCollins visant le rejet sommaire de la demande du commissaire (Le commissaire de la concurrence c HarperCollins Publishers LLC et HarperCollins Canada Limited, 2017 Trib conc 10 [la « décision sur la requête pour rejet sommaire »]).

[2]  HarperCollins prétend que la suspension de la demande est dans « l’intérêt de la justice » [TRADUCTION], dans les circonstances de l’espèce. À l’appui de sa requête, HarperCollins fait valoir : i) que son appel (l’« appel ») soulève d’importantes questions préliminaires qui n’ont pas encore été examinées en appel; ii) qu’en l’absence d’une suspension, elle subira un important préjudice puisqu’elle devra participer aux étapes préalables à l’instruction de la demande et qu’elle risque ainsi de reconnaître la compétence personnelle du Tribunal; iii) que la suspension ne portera pas préjudice au commissaire, compte tenu des instances antérieures aux États-Unis et au Canada; et iv) que la suspension évitera des dépenses inutiles pour les parties et le Tribunal. L’intervenante, Rakuten Kobo Inc (« Kobo »), appuie la requête de HarperCollins.

[3]  Dans sa réponse, le commissaire soutient que le Tribunal devrait examiner la requête de HarperCollins en regard du critère en trois volets défini par la Cour suprême du Canada (la « CSC ») dans l’arrêt RJR -- MacDonald c Canada (Procureur général) [1994] 1 RCS 311 (arrêt « RJR -- MacDonald »), plutôt qu’en fonction du critère de l’« intérêt de la justice » comme le proposent HarperCollins et Kobo. Il ajoute que, puisque HarperCollins n’a pas satisfait à deux des trois volets du critère fixé dans l’arrêt RJR -- MacDonald, la requête devrait donc être rejetée. Le commissaire fait valoir que les éléments de preuve présentés par HarperCollins concernant le préjudice irréparable sont inexistants ou conjecturaux, car, selon lui, HarperCollins s’en est remise à la compétence du Tribunal en déposant sa réponse à la demande (la « réponse »). Le commissaire soutient en outre que la prépondérance des inconvénients penche fortement en faveur du rejet de la requête en suspension, car il est présumé agir dans l’intérêt public et qu’il convient d’accorder un poids important à ces considérations liées à l’intérêt public.

[4]  La présente requête soulève les deux questions suivantes :

  1. Quel critère le Tribunal doit-il appliquer pour examiner la requête présentée par HarperCollins en vue d’obtenir une suspension temporaire de la demande en attendant l’issue de l’appel?

  2. La requête en suspension demandée par HarperCollins devrait-elle être accordée?

[5]  Pour les motifs exposés ci-après, la requête de HarperCollins doit être rejetée. Le Tribunal est d’avis que le critère qu’il convient d’appliquer pour examiner la présente requête est le critère en trois volets énoncé dans l’arrêt RJR -- MacDonald, comme c’était le cas dans Rakuten Kobo Inc c Le commissaire de la concurrence, 2015 Trib conc 14 (« requête en suspension de Kobo »). À la lumière du dossier qui lui a été présenté, le Tribunal conclut que ce critère n’est pas respecté, car HarperCollins n’a pu démontrer qu’elle subira un préjudice irréparable si la suspension n’est pas accordée, que l’instruction de la demande se poursuit et que la prépondérance des inconvénients ne penche pas en sa faveur. Cela dit, vu la récente décision rendue par la CSC dans l’arrêt Google Inc c Equustek Solutions Inc, 2017 CSC 34 (arrêt « Google »), le Tribunal s’est également demandé, par souci d’exhaustivité, s’il serait dans l’intérêt de la justice d’autoriser la suspension de la demande à ce stade. Au terme de cet examen, le Tribunal a conclu qu’il refuserait encore d’accorder le sursis demandé par HarperCollins dans le contexte particulier de l’espèce, et ce, même s’il était déterminé que le critère approprié était celui de l’« intérêt de la justice ».

II.  CONTEXTE

[6]  Le 19 janvier 2017, le commissaire a déposé une demande visant à obtenir réparation contre HarperCollins en vertu de l’article 90.1 de la Loi qui traite des accords ou arrangements entre concurrents. Dans sa demande, le commissaire allègue que HarperCollins É.-U. a conclu un arrangement aux États-Unis avec d’autres éditeurs de livres numériques (les « livres numériques ») et Apple Inc (l’« arrangement ») afin de substituer un modèle de distribution par « agence » au modèle de distribution en gros utilisé pour la vente de livres numériques. Selon le commissaire, cette substitution a eu pour effet de restreindre sensiblement la concurrence des prix de détail des livres numériques vendus au Canada.

[7]  Les détails de l’historique des procédures ayant mené à la présente requête sont exposés dans la décision sur la requête pour rejet sommaire, et il n’y a pas lieu de les répéter ici (voir la décision sur la requête pour rejet sommaire, aux paragraphes 9 à 32).

[8]  Je me contenterai de dire que, le 6 mars 2017, HarperCollins a présenté sa réponse, ainsi que sa requête pour rejet sommaire (« requête pour rejet »). Dans ces deux instances, HarperCollins prétend que la demande du commissaire comporte deux failles fondamentales à première vue, et que chacune de ces failles procure un motif juridictionnel distinct, indépendant et suffisant pour autoriser le rejet sommaire de la demande. Premièrement, HarperCollins fait valoir que le Tribunal n’a pas compétence pour accorder la réparation sollicitée par le commissaire pour le motif que l’arrangement allégué, sur lequel repose la demande, a été conclu aux États-Unis et non au Canada et que l’article 90.1 de la Loi concernant les collaborations civiles entre concurrents ne s’applique qu’aux accords ou arrangements conclus entre concurrents établis au Canada. Deuxièmement, HarperCollins soutient que l’arrangement n’est plus « conclu ou proposé » comme l’exige l’article 90.1 de la Loi. Les arguments soulevés par HarperCollins se rapportent tous deux à la compétence matérielle du Tribunal.

[9]  Il convient par ailleurs de mentionner que, dès le début dans sa réponse et sa requête pour rejet, HarperCollins a clairement indiqué qu’elle se réservait le droit de contester la compétence du Tribunal. Dans chacun des documents, HarperCollins a clairement indiqué qu’en participant à cette demande elle « ne reconnaissait ni n’acceptait la compétence du Tribunal dans l’instance [et envers HarperCollins] » [TRADUCTION]. HarperCollins a également répété, d’une manière un peu plus détaillée, cette réserve de ses droits dans le paragraphe d’introduction de sa requête.

[10]  Le 24 juillet 2017, le Tribunal a rendu son ordonnance rejetant la requête pour rejet de HarperCollins. Ainsi qu’il est expliqué en détail dans la décision sur la requête pour rejet sommaire, le Tribunal a conclu qu’il n’était ni clair ni évident qu’il n’avait pas la compétence matérielle sur la demande. Après avoir examiné les documents présentés par HarperCollins, le commissaire et Kobo, le Tribunal n’était pas convaincu que les allégations du commissaire étaient sans fondement ou que sa demande était incontestablement vouée à l’échec à l’instruction parce qu’elle n’avait aucune chance d’être accueillie. Retenant les faits et les allégations tels qu’ils ont été plaidés, le Tribunal a conclu qu’il existait, entre l’objet de la demande du commissaire et le Canada, un « lien réel et substantiel » suffisant pour attribuer la compétence requise au Tribunal en la matière. Le Tribunal a également conclu qu’il n’était ni clair ni évident que l’arrangement n’avait plus cours au Canada, puisque ses manifestations et son expression par l’intermédiaire des accords d’agence intervenus entre HarperCollins et des détaillants canadiens de livres numériques étaient réputées toujours présentes, tout comme les effets anticoncurrentiels de ces accords dans notre pays.

[11]  Le 2 août 2017, HarperCollins a interjeté appel auprès de la CAF de la décision concernant la requête pour rejet sommaire. Au début d’août et en septembre 2017, conformément à une directive du Tribunal, les parties ont déposé des projets de calendrier en vue du règlement de la demande. Les calendriers proposés portaient sur les délais associés aux étapes habituelles de la communication (p. ex. affidavits de documents, production de documents, interrogatoires préalables, requêtes découlant des étapes de la communication) et à la préparation de l’audience (p. ex., déclarations des témoins, rapports d’experts, demandes de reconnaissance). Le 13 septembre 2017, le Tribunal a rendu une ordonnance précisant que l’instruction de l’affaire commencerait le 13 novembre 2018 et durerait environ quatre semaines (« ordonnance relative à la date d’audience »). Il a également demandé aux parties de se consulter pour convenir du calendrier des étapes nécessaires pour que l’affaire soit portée devant le tribunal à la date prévue. Si les parties ne parviennent pas à un accord d’ici le 13 octobre 2017, le Tribunal établira le calendrier des étapes préalables à l’audience, à l’issue d’une conférence de gestion de l’instance.

[12]  Plus tôt, en février 2017, Kobo a déposé une demande de contrôle judiciaire auprès de la Cour fédérale (« demande de contrôle judiciaire de Kobo ») visant les consentements conclus le 19 janvier 2017 entre le commissaire et les éditeurs de livres numériques autres que HarperCollins (« consentements de 2017 »). Le 8 mars 2017, la Cour fédérale a autorisé la suspension de la mise en oeuvre des consentements de 2017 en attendant l’issue de la demande de contrôle judiciaire de Kobo. Le commissaire a consenti à ce sursis afin que l’audience sur le fond de l’affaire puisse avoir lieu rapidement. Dans une décision rendue le 19 avril 2017, la Cour fédérale a suspendu temporairement la demande de contrôle judiciaire de Kobo, en attendant la décision du Tribunal concernant la requête en révocation de HarperCollins, puisque la contestation de compétence déposée par HarperCollins devant le Tribunal recoupait les questions soulevées par Kobo devant la Cour (décision Rakuten Kobo Inc c Canada (Commissaire de la concurrence), 2017 CF 382 [décision « Kobo – CF »]).

[13]  La requête présentée par HarperCollins constitue le plus récent chapitre du long litige entre le commissaire, les éditeurs et détaillants de livres numériques, qui a débuté en février 2014 lorsque le détaillant de livres numériques Kobo a présenté au Tribunal une demande en vertu de l’article 106 de la Loi. Dans cette demande présentée en vertu de l’article 106, Kobo demandait que soit rendue une ordonnance annulant ou modifiant les termes du consentement initial conclu entre le commissaire et les éditeurs de livres numériques (« consentement de 2014 »). En mars 2014, le Tribunal a délivré une ordonnance de sursis de l’enregistrement du consentement de 2014. Conformément à une décision qu’il avait rendue au sujet d’un renvoi présenté par le commissaire dans une affaire connexe (Rakuten Kobo Inc c Le commissaire de la concurrence, 2015 Trib conc 14 [« décision sur le renvoi »]), le Tribunal a rendu sa décision concernant la demande présentée par Kobo en vertu de l’article 106 en avril 2016, l’accueillant en partie et annulant le consentement de 2014 (Rakuten Kobo Inc c Le commissaire de la concurrence, 2016 Trib conc 11). Lors de l’audition de la demande présentée par Kobo en vertu de l’article 106, le commissaire a accepté d’annuler le consentement de 2014 qui, a-t-il conclu, ne satisfaisait pas aux exigences établies par le Tribunal dans sa décision sur le renvoi.

III.  ANALYSE

A.  Le critère approprié demeure le critère RJR -- MacDonald

[14]  La première question à trancher dans la présente requête a trait au critère que doit appliquer le Tribunal pour décider s’il doit suspendre la demande en attendant l’issue de l’appel interjeté par HarperCollins à l’encontre de la décision sur la requête pour rejet sommaire.

[15]  Reprenant les motifs invoqués (sans succès) par Kobo dans la requête en suspension de Kobo, HarperCollins soutient que le critère qu’il convient d’appliquer est de déterminer si, compte tenu de toutes les circonstances, la suspension demandée est dans l’ « intérêt de la justice ». HarperCollins invoque à l’appui la décision de la CAF dans l’arrêt Mylan Pharmaceuticals ULC c AstraZeneca Canada inc, 2011 CAF 312 (arrêt « Mylan ») ainsi que la décision rendue par le Tribunal dans La commissaire de la concurrence c. The Toronto Real Estate Board et l’association canadienne de l’immeuble, 2014 Trib conc 10 (« TREB »). Selon HarperCollins, le critère de l’« intérêt de la justice » reconnaît que les vastes considérations discrétionnaires au sujet de l’administration de la justice entrent en jeu dans l’exercice par le Tribunal de son pouvoir d’imposer la suspension de ses propres procédures. HarperCollins fait remarquer que, bien que les facteurs démontrant un préjudice irréparable ou la prépondérance des inconvénients (deux volets du critère à trois volets de l’arrêt RJR -- MacDonald) demeurent pertinents dans le critère fondé sur l’« intérêt de la justice », ce dernier critère tient également compte d’autres facteurs, notamment l’« intérêt public pour un règlement équitable, ordonné et expéditif du litige » et l’« utilisation efficace des ressources publiques limitées » [TRADUCTION] (arrêt Korea Data Systems (USA), Inc v Aamazing Technologies Inc, 2012 ONCA 756 (arrêt « Korea Data », au paragraphe 19). De l’avis de HarperCollins, il s’agit de l’approche à privilégier pour l’examen de la présente requête par le Tribunal.

[16]  HarperCollins fait en outre valoir que, quoi qu’il en soit, le critère retenu par le Tribunal importe peu, car qu’il s’agisse du critère de l’« intérêt de la justice » ou du critère fixé dans l’arrêt RJR -- MacDonald, le Tribunal doit en dernier ressort rendre une décision juste et équitable en tenant compte de toutes les circonstances de la requête. HarperCollins renvoie notamment à des décisions de la Cour d’appel de l’Ontario (« ONCA ») dans lesquelles il est indiqué que le critère fixé dans l’arrêt RJR -- MacDonald oblige les tribunaux à « déterminer si l’intérêt de la justice commande un sursis » [TRADUCTION] (arrêt Essar Steel Algoma Inc, Re, 2016 ONCA 138 (arrêt « Essar Steel »), au paragraphe 60; arrêt BTR Global Opportunity Trading Ltd v RBC Dexia Services Trust, 2011 ONCA 620 (« BTR Global »), au paragraphe 16; arrêt Ogden Entertainment Services v Retail, Wholesale Canada, Canadian Service Sector, USWA, Local 440 (1998), 38 OR (3d) 448 (CA) (arrêt « Ogden »), au paragraphe 4). Kobo prétend également que le critère approprié est de déterminer si l’intérêt de la justice justifie la suspension ou le sursis.

[17]  Après avoir entendu et examiné les arguments présentés par HarperCollins et Kobo, et les points de vue divergents du commissaire, je ne suis pas convaincu que des motifs justifient que je m’écarte des conclusions que j’ai formulées dans la requête en suspension de Kobo pour déterminer le critère devant s’appliquer à la présente requête. Ainsi que l’ont mentionné la CAF dans l’arrêt Mylan et le Tribunal dans TREB, le Tribunal a le pouvoir discrétionnaire de statuer sur le sursis de ses propres instances dans l’attente d’un appel, en se fondant sur le critère qu’il juge approprié. Je demeure d’avis que le Tribunal devrait continuer d’appliquer le critère fixé dans l’arrêt RJR -- MacDonald lorsqu’il doit déterminer s’il doit surseoir à une instance ou l’ajourner dans l’attente d’un appel interjeté à l’encontre de ses propres décisions interlocutoires et, sous réserve de mes commentaires ci-après sur l’évolution de la jurisprudence, je considère qu’il s’agit du critère préférable à utiliser pour évaluer le bien-fondé de la requête de HarperCollins.

a.  Critère pour juger la requête de HarperCollins

[18]  Je souscris essentiellement à l’analyse présentée dans la requête en suspension de Kobo, aux paragraphes 27 à 36. Comme l’a fait remarquer le commissaire, dans toutes les affaires sauf dans TREB, le Tribunal a toujours appliqué le critère en trois volets défini dans l’arrêt RJR -- MacDonald pour statuer sur une requête en ajournement dans l’attente d’un appel interjeté à l’encontre de ses décisions. Dans l’arrêt RJR -- MacDonald, la CSC a conclu que, pour rendre une ordonnance de sursis ou d’injonction, une cour doit premièrement être convaincue qu’il existe une question sérieuse à juger. Deuxièmement, elle doit déterminer si le demandeur subirait un préjudice irréparable si l’injonction était refusée. Troisièmement, elle doit évaluer la « prépondérance des inconvénients » pour déterminer laquelle des parties subirait le plus grand préjudice selon que le redressement demandé est accueilli ou rejeté en attendant la décision sur le fond (Requête en suspension de Kobo, au paragraphe 24; Le commissaire de la concurrence c Parkland Industries Ltd, 2015 Trib conc 4 (« Parkland »), au paragraphe 26).

[19]  Je ne vois aucune raison de m’écarter de mes récentes conclusions dans la requête en suspension de Kobo ni des décisions précédentes du Tribunal à cet effet rendues par le juge Rothstein dans D & B Companies of Canada Ltd v Canada (Director of Investigation and Research), [1994] CCTD no 17 (« D & B »), au paragraphe 5, confirmé par (1994), 58 CPR (3d) 342 (CAF) (arrêt « D & B – CAF ») au paragraphe 18 et par la juge Dawson dans Commissaire de la concurrence c Sears Canada Inc, 2003 Trib conc 20 (« Sears »), aux paragraphes 8 à 11.

[20]  Plus précisément, pour les motifs énoncés dans la requête en suspension de Kobo, je demeure d’avis que l’approche du Tribunal dans D & B et Sears n’a pas été remplacée par la décision rendue par la CAF dans l’arrêt Mylan. Comme il est indiqué dans la requête en suspension de Kobo, la CAF, dans l’arrêt Mylan, a expressément cité une décision qu’elle avait rendue précédemment dans l’arrêt D & B – CAF et reconnu que la décision du juge Rothstein dans D & B représentait une interprétation différente (mais néanmoins entièrement valide) des facteurs que le Tribunal devrait prendre en compte pour décider s’il doit ajourner une audience (Requête en suspension de Kobo, au paragraphe 30). Dans l’arrêt Mylan, la CAF a confirmé que le Tribunal pouvait, dans l’exercice de ses pouvoirs discrétionnaires, s’appuyer sur le critère fixé dans l’arrêt RJR -- MacDonald pour décider s’il devait accorder l’ajournement de ses propres procédures dans l’attente d’un appel à l’encontre de l’une de ses ordonnances interlocutoires.

[21]  J’ajoute l’observation suivante. Il est vrai que, dans l’arrêt Mylan, la Cour d’appel fédérale a établi une distinction entre les situations où la CAF interdisait à une autre instance d’exercer sa compétence et celles où la Cour décidait de n’exercer sa propre compétence qu’à une date ultérieure. La CAF a conclu que les décisions concernant le report de ses propres audiences en attendant l’issue d’un autre appel devraient être fondées sur l’« intérêt de la justice ». Je note que, dans Mylan, AstraZeneca avait demandé à la CAF d’ajourner son audience jusqu’à ce que la CSC rende sa décision dans un autre appel qui portait sur une affaire semblable, mais qui mettait en cause des parties différentes et dans laquelle AstraZeneca n’était pas directement concernée. Vraisemblablement dans cette affaire, AstraZeneca n’avait pas la possibilité d’aller devant la CSC pour demander une suspension de sa propre affaire devant la CAF. Cependant, la situation en l’espèce est différente. HarperCollins demande en effet au Tribunal de suspendre son instance en attendant que la CAF rende sa décision au sujet de l’appel interjeté par HarperCollins à l’encontre de la décision interlocutoire concernant sa requête pour rejet sommaire. En l’espèce, HarperCollins a choisi de présenter sa requête au Tribunal, mais elle aurait pu également renvoyer l’affaire devant la CAF en lui demandant de suspendre la demande en attendant l’issue de l’appel. Selon l’arrêt Mylan, la CAF aurait alors appliqué le critère fixé dans l’arrêt RJR -- MacDonald pour décider si elle devait interdire au Tribunal d’exercer sa compétence. Pour reprendre une observation formulée par le juge Rothstein dans D & B, « je ne comprends pas pourquoi le Tribunal, dans l’examen de la présente demande d’ajournement, devrait appliquer des principes différents de ceux utilisés par la Cour d’appel fédérale pour l’examen d’une demande de sursis, lorsque les deux portent sur la même instance » [TRADUCTION] (D & B, au paragraphe 5). Il serait certainement étrange que la demande portée devant le Tribunal soit examinée en regard du critère différent, et vraisemblablement moins rigoureux, de l’« intérêt de la justice », alors qu’elle aurait été examinée en regard du critère fixé dans l’arrêt RJR -- MacDonald si HarperCollins avait plutôt porté sa cause devant la CAF.

[22]  De plus, en rejetant la requête pour rejet de HarperCollins, le Tribunal a confirmé que la demande pouvait, à son avis, être accueillie et être examinée sur le fond. HarperCollins demande maintenant au Tribunal de ne pas poursuivre le règlement de la demande. Solliciter un sursis de la demande équivaut donc à demander la suspension de l’effet de la décision interlocutoire du Tribunal ayant rejeté la requête pour rejet de HarperCollins. En d’autres mots, le sursis sollicité par HarperCollins équivaudrait à demander à la CAF de suspendre la décision rendue par le Tribunal concernant la requête pour rejet sommaire qui a été portée en appel et d’interdire au Tribunal d’accomplir son mandat et d’exercer les pouvoirs qui lui sont conférés par le législateur, en attendant l’issue de l’appel.

[23]  La suspension d’une décision exécutoire et juridiquement contraignante et du droit conféré par la loi au Tribunal d’exercer sa compétence est des plus importantes (arrêt Janssen Inc c Abbvie Corporation, 2014 CAF 112 (« Janssen 1 »), au paragraphe 20; arrêt Mylan, au paragraphe 5). Je suis d’avis que ce type de requête appelle l’application du critère fixé dans l’arrêt RJR -- MacDonald. Cela ne correspond pas, à mon avis, au type de situations invoquées par la CAF dans l’arrêt Mylan pour l’application du critère de l’intérêt de la justice. Dans l’arrêt Mylan, l’appelante demandait à la CAF d’ajourner sa propre instance en attendant l’issue d’un appel devant la CSC lié à une autre affaire mettant en cause différentes parties mais portant sur des questions semblables. La présente requête diffère également de la situation dans la décision Kobo – CF où la Cour fédérale était la seule cour pouvant ordonner un sursis de son instance en attendant que le Tribunal rende une décision dans une affaire parallèle. Dans sa demande de contrôle judiciaire, Kobo n’avait pas la possibilité de s’adresser à une autre cour pour obtenir le sursis demandé.

[24]  Je suis également d’avis que l’adoption du critère fixé dans l’arrêt RJR -- MacDonald, plus rigoureux, dans des situations telles que celle en l’espèce, est conforme à la loi habilitante du Tribunal. Plus précisément, cela est conforme au langage impératif du paragraphe 9(2) de la Loi sur le Tribunal de la concurrence, LRC (1985), c 19 (2e suppl.) qui, dans la mesure où les circonstances et l’équité le permettent, oblige le Tribunal à « agir sans formalisme, en procédure expéditive » [traduction] (D & B – CAF, aux paragraphes 12 et 18). Comme je l’ai mentionné dans la requête en suspension de Kobo, le paragraphe 9(2) est une disposition générale qui régit la manière dont le Tribunal doit traiter toutes les affaires dont il est saisi. Le Tribunal ne doit pas décider à la légère d’ajourner ou de suspendre ses audiences ou instances, et l’application du critère fixé dans l’arrêt RJR -- MacDonald pour décider s’il doit accorder une suspension en attendant l’issue d’un appel interjeté à l’encontre de son ordonnance interlocutoire est conforme au principe de cette disposition (Requête en suspension de Kobo, au paragraphe 32).

[25]  Enfin, je rappelle que le critère de l’« intérêt de la justice » est énoncé à l’alinéa 50(1)b) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC (1985), c F-7 (« Loi sur les FC »). Bien que cette disposition autorise explicitement la CAF et la Cour fédérale à surseoir à une instance lorsque cela est dans l’« intérêt de la justice », aucune disposition comparable ne figure dans la Loi sur le Tribunal de la concurrence ou la Loi définissant les pouvoirs que le législateur confère au Tribunal. Je reconnais que le paragraphe 8(2) de la Loi sur le Tribunal de la concurrence confirme, comme l’a fait remarquer à juste titre l’avocat de Kobo, que le Tribunal a, « pour l’exécution de ses ordonnances et toutes autres questions relevant de sa compétence, les attributions d’une cour supérieure d’archives ». J’ajouterais que le paragraphe 8(1), décrit par la CSC comme « le fondement de la compétence du Tribunal » (Chrysler Canada Ltd c Canada (Tribunal de la concurrence), [1992] 2 RCS 394, à la page 411), indique que le Tribunal a dans l’ensemble compétence pour entendre et trancher toutes les demandes présentées en vertu de la partie VIII de la Loi, « de même que toute question s’y rattachant ». Je reconnais, puisque la Loi sur le Tribunal de concurrence ne traite pas de ce point précis, que l’on pourrait prétendre que le pouvoir du Tribunal de surseoir à ses propres procédures en attendant l’issue d’un appel pourrait découler de l’article 8 de la Loi sur le Tribunal de concurrence. Cependant, on ne peut pour autant déduire de cette disposition que le Tribunal, en tant que tribunal créé par une loi, bénéficie des mêmes pouvoirs conférés par la loi que ceux que la Loi sur les Cours fédérales accorde expressément à la Cour fédérale et à la CAF relativement au sursis de leurs propres instances « dans l’intérêt de la justice ».

[26]  Cela dit, je reconnais bien sûr que le Tribunal dispose du pouvoir discrétionnaire d’invoquer l’intérêt de la justice, même en l’absence d’une disposition précise à cet effet. Comme l’a déclaré la juge Simpson dans TREB, il est « loisible au Tribunal de suivre la voie (de la CAF) et de prendre en compte l’intérêt de la justice » [TRADUCTION] (TREB, au paragraphe 19).

[27]  Dans ses observations, l’avocat de Kobo fait valoir que, dans sa décision rendue en décembre 2014 prolongeant la suspension de la demande présentée par Kobo en vertu de l’article 106 (Rakuten Kobo Inc c Le commissaire de la concurrence, 2014 Trib conc 21 [« Kobo 2014 »]), le juge Rennie « a semblé appliquer le critère de l’intérêt de la justice » [TRADUCTION]. Je ne souscris pas à cette interprétation de Kobo 2014. Certes, dans ses motifs, le Tribunal a déclaré que la prorogation de la suspension en attendant le règlement de l’appel interjeté par Kobo auprès de la CAF à l’encontre de la décision sur le renvoi rendue par le Tribunal constituait « une approche pragmatique et rentable qui tenait compte des facteurs énoncés au paragraphe 9(2) de la « Loi sur le Tribunal de la concurrence » [TRADUCTION] (Kobo 2014, au paragraphe 4). Cependant, le Tribunal ne s’est demandé nulle part dans sa décision lequel des deux critères, entre le critère fixé dans l’arrêt RJR -- MacDonald et le critère moins rigoureux de l’« intérêt de la justice », devait s’appliquer. À mon avis, il est impossible de déduire des motifs du juge Rennie si celui-ci s’est fondé sur un critère particulier avant d’opter pour l’« approche pragmatique et rentable » [TRADUCTION] qu’il a finalement retenue.

[28]  Ainsi qu’il a été mentionné précédemment, TREB est la seule affaire où le Tribunal a refusé d’appliquer le critère fixé dans l’arrêt RJR -- MacDonald pour décider s’il devait suspendre l’une de ses instances. Dans cette affaire, la juge Simpson, exerçant son pouvoir discrétionnaire, a jugé qu’il aurait été « trop onéreux » [TRADUCTION] d’exiger du demandeur qu’il prouve un préjudice irréparable pour obtenir un ajournement. Le Tribunal a donc refusé d’appliquer le critère en trois volets, jugeant qu’il suivait ainsi la décision rendue par la CAF dans l’arrêt Mylan et qu’il tenait compte de l’« intérêt de la justice ». Dans sa décision, la juge Simpson a insisté sur les circonstances particulières de l’affaire, notamment sur le fait que la suspension avait été demandée peu avant la date prévue de l’audience, à une période où les parties s’apprêtaient à engager d’importantes ressources pour mettre à jour la preuve en préparation d’une audience imminente. Comme je l’explique plus en détail ci-dessous, je considère que le contexte de la présente requête diffère sensiblement de la question que devait trancher la juge Simpson dans TREB.

[29]  Pour ces motifs, je conclus que le critère fixé dans l’arrêt RJR -- MacDonald est celui qu’il convient d’appliquer pour évaluer le bien-fondé de la requête de HarperCollins.

b.  Intérêt de la justice

[30]  Cela dit, l’évolution de la jurisprudence depuis la décision rendue par le Tribunal en novembre 2015 relativement à la requête en suspension de Kobo m’inspire les observations suivantes sur le lien entre le critère fixé dans l’arrêt RJR -- MacDonald et celui de l’« intérêt de la justice ».

[31]  Comme il a été indiqué précédemment, l’avocat de HarperCollins renvoie le Tribunal à plusieurs décisions de l’ONCA indiquant que la question déterminante pour évaluer les trois volets du critère fixé dans l’arrêt RJR -- MacDonald est de déterminer si « la partie requérante a établi qu’il est dans l’intérêt de la justice d’accorder un sursis » [TRADUCTION] (arrêt Essar Steel, au paragraphe 60; arrêt BTR Global, au paragraphe 16; arrêt Ogden, au paragraphe 4). En se fondant sur ces décisions, HarperCollins fait valoir que le critère de l’« intérêt de la justice » et le critère fixé dans l’arrêt RJR -- MacDonald sont en fait similaires. À l’inverse, le commissaire se base sur la jurisprudence de la CAF ainsi que sur la distinction entre ces deux critères établie dans l’arrêt Mylan. Il renvoie notamment à l’arrêt Janssen 1 dans lequel la CAF rejette l’observation selon laquelle « le critère est globalement de savoir s’il est dans l’”intérêt de la justice” d’accorder un sursis », affirmant plutôt que la partie demandant le sursis doit démontrer qu’elle satisfait aux trois exigences du critère fixé dans l’arrêt RJR -- MacDonald (Janssen 1, aux paragraphes 13 et 14).

[32]  Aucune des parties n’a toutefois fait référence, que ce soit dans ses observations écrites ou orales, au plus récent jugement rendu il y a trois mois par la CSC dans l’arrêt Google au sujet du critère fixé dans l’arrêt RJR -- MacDonald. Dans cette décision, la juge Abella, parlant au nom de la majorité de la Cour, a décrit en ces termes le critère énoncé dans l’arrêt RJR -- MacDonald (au paragraphe 25) :

[25] L’arrêt RJR — MacDonald Inc c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311, établit le critère à trois volets suivant pour déterminer si un tribunal devrait exercer son pouvoir discrétionnaire d’octroyer une injonction interlocutoire : existe-t-il une question sérieuse à juger, la personne sollicitant l’injonction subirait-elle un préjudice irréparable si cette mesure n’était pas accordée et la prépondérance des inconvénients favorise-t-elle l’octroi ou le refus de l’injonction interlocutoire? Il s’agit essentiellement de savoir si l’octroi d’une injonction est juste et équitable eu égard à l’ensemble des circonstances de l’affaire. La réponse à cette question dépendra nécessairement du contexte.

[Non souligné dans l’original.]

[33]  Dans cette décision, la CSC nous rappelle donc que le critère fixé dans l’arrêt RJR -- MacDonald repose sur un objectif global et que les tribunaux doivent être convaincus qu’une injonction interlocutoire (et, partant, un sursis) ne doit être accordée que s’il est établi, après avoir pris en compte les circonstances particulières de l’affaire, que le recours est juste et équitable. Je remarque que la formulation utilisée par la CSC a dans l’arrêt Google (c.-à-d. « juste et équitable eu égard à l’ensemble des circonstances de l’affaire ») est très semblable aux termes utilisés par l’avocate de HarperCollins dans ses observations et à ceux utilisés par la Cour d’appel de la Saskatchewan dans l’arrêt Potash Corp of Saskatchewan Inc v Mosaic Potash Esterhazy Ltd Partnership, 2011 SKCA 120 (arrêt « Potash »), cité par HarperCollins. Dans l’arrêt Potash, la Cour a déclaré que « [l]’objet ultime de la cour doit toujours être la justice et l’équité de la situation en cause » [TRADUCTION] [non souligné dans l’original.] (arrêt Potash, au paragraphe 26). De plus, bien que les termes utilisés par la CSC ne soient manifestement pas identiques, la déclaration de la juge Abella dans l’arrêt Google rappelle dans une certaine mesure les observations fondées sur l’« intérêt de la justice » utilisées par l’ONCA dans les arrêts Essar Steel, BTR Global et Ogden pour définir l’objectif prépondérant du critère fixé dans l’arrêt RJR - MacDonald.

[34]  Je ne dis pas que la décision de la CSC dans l’arrêt Google a modifié le critère en trois volets bien admis fixé dans l’arrêt RJR -- MacDonald ni qu’elle y a ajouté une considération. Je ne prétends pas non plus que les mots « juste et équitable » utilisés par la CSC dans l’arrêt Google ont la même signification que le critère de l’« intérêt de la justice » utilisé par l’ONCA ni que la CSC avait indirectement l’intention de revoir l’approche à deux volets définie par la CAF dans l’arrêt Mylan. De telles questions ne sont pas visées par les questions soulevées par la présente requête et il vaut mieux en reporter l’examen.

[35]  Cependant, la décision de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Google semble tout au moins renforcer l’idée qu’en exerçant leur pouvoir discrétionnaire d’accorder un sursis ou une injonction, les cours (et le Tribunal) ne doivent pas oublier les considérations globales de justice et d’équité et doivent se rappeler que le critère fixé dans l’arrêt RJR -- MacDonald ne se résume pas à un simple exercice consistant à cocher des cases pour s’assurer que les trois volets du critère sont réunis. On pourrait sans doute prétendre que la ligne qui sépare le critère fixé dans l’arrêt RJR -- MacDonald de celui de l’« intérêt de la justice » s’apparente davantage à une ligne pointillée qu’à une ligne continue, le dernier critère se retrouve en quelque sorte dans le premier.

[36]  Pour cette raison et par souci d’exhaustivité, je tiendrai donc également compte, dans mon analyse, du critère de l’« intérêt de la justice » énoncé dans l’arrêt Mylan et j’examinerai s’il serait justifié, dans les circonstances en l’espèce, d’accorder le sursis demandé par HarperCollins si l’on présumait que le critère approprié est celui de l’« intérêt de la justice ».

c.  Jurisprudence contraignante pertinente

[37]  Je ferai ici une parenthèse pour clarifier quelles sont les décisions qui lient le Tribunal. Ainsi qu’il a été indiqué dans les paragraphes qui précèdent, les parties en l’espèce n’invoquent pas les mêmes sources juridiques pour étayer leurs thèses respectives. Ainsi, HarperCollins appuie largement sa requête sur la jurisprudence de l’ONCA, alors que le commissaire renvoie principalement à des décisions de la CAF.

[38]  Il est juste de dire que la jurisprudence de ces deux cours d’appel diffère considérablement quant à l’interprétation et à l’application du critère fixé dans l’arrêt RJR -- MacDonald. De fait, le critère fixé dans l’arrêt RJR -- MacDonald est loin d’être traité de la même manière par les cours fédérales et les autres tribunaux du Canada. À titre d’exemple, la dimension de l’« intérêt de la justice », que l’ONCA considère expressément comme étant l’objectif global de ce critère dans les arrêts Essar Steel et BTR Global, semble avoir été rejetée par la CAF dans l’arrêt Janssen 1. De plus, comme l’a mentionné Robert J. Sharpe dans Injunctions and Specific Performance, Looseleaf (Toronto: Canada Law Book, 1992) [« Sharpe »]), la CAF a indiqué que la preuve de préjudice irréparable doit être claire et non conjecturale, et il incombe à la partie qui demande un sursis de démontrer qu’elle subira, et non simplement qu’elle pourrait subir, un préjudice irréparable (Sharpe, au paragraphe 2.417). Cependant, « la plupart des autres cours ont adopté une approche beaucoup plus souple » [TRADUCTION] (Sharpe, au paragraphe 2.418). Dans Potash, la Cour d’appel de la Saskatchewan résume habilement la manière différente dont les diverses cours d’appel interprètent le volet de « préjudice irréparable » du critère fixé dans l’arrêt RJR -- MacDonald : il existe une « large gamme » [traduction] d’approches concernant la norme de preuve exigée pour établir un préjudice irréparable, et les décisions de la CAF « se situent à l’extrémité de cette gamme » [TRADUCTION] en exigeant que la preuve soit claire et non conjecturale (arrêt Potash, au paragraphe 51).

[39]  Par conséquent, quels précédents jurisprudentiels le Tribunal doit-il suivre et appliquer?

[40]  Il est un fait bien établi que la règle du stare decisis repose sur la hiérarchie : « les tribunaux inférieurs sont tenus de suivre les décisions rendues par les cours habilitées à infirmer leur jugement » [TRADUCTION] (arrêt R v Vu, 2004 BCCA 230, au paragraphe 27). Dans un État fédéral comme le Canada, la hiérarchie de la jurisprudence est toutefois limitée par la compétence territoriale de chaque cour. Comme les cours d’appel ne peuvent infirmer que les décisions rendues par les cours d’instance inférieure de leur province, leurs décisions n’ont aucune force exécutoire à l’extérieur de leur province. À titre d’exemple, les cours provinciales de l’Ontario d’instance inférieure à l’ONCA doivent toutes suivre les décisions de l’ONCA (Canada Temperance Act, Re, [1939] O.R. 570, conf. par (Reference re Canada Temperance Act), [1946] A.C. 193 [PC]), mais elles ne sont pas liées par les décisions rendues par les cours d’appel d’autres provinces, ni par les décisions de la CAF (R v Beaney, [1969] 2 O.R. 71 [Co Ct]). De même, comme aucune cour d’appel autre que la CAF ne peut infirmer les décisions de la Cour fédérale, celle-ci n’est pas liée par les décisions des autres cours d’appel. En d’autres mots, la Cour fédérale est liée par les décisions de la CAF, mais non par les décisions des autres cours d’appel du pays.

[41]  Comme l’a déclaré la CSC dans l’arrêt Wolf c La Reine, [1975] 2 RCS 107 (arrêt « Wolf »), « [u]ne cour d’appel provinciale n’est pas obligée, ni en droit ni en pratique, de suivre une décision de la cour d’appel d’une autre province, sauf si elle est persuadée qu’elle doit le faire d’après sa valeur intrinsèque ou pour d’autres raisons indépendantes » (arrêt Wolf, à la page 109; décision Bilodeau-Massé c Canada (Procureur général), 2017 CF 604, au paragraphe 108). Selon la doctrine du stare decisis, mise à part la CSC, aucune cour d’appel ne peut infirmer un arrêt rendu par une cour d’une autre province (arrêt Wolf, à la page 109). Dans le même esprit, les arrêts rendus par les cours d’appel provinciales ne sont pas contraignantes pour la CAF (arrêt Larkman c Canada (Procureur général), 2014 CAF 299, au paragraphe 58).

[42]  Cela ne signifie pas que les décisions des cours d’appel provinciales ne méritent pas le plus grand respect des cours fédérales. Elles commandent sans aucun doute le respect et certaines peuvent avoir un caractère persuasif. Cependant, elles ne lient ni la CAF ni la Cour fédérale. Et lorsque les interprétations faites par la CAF et d’autres cours d’appel divergent, la Cour d’appel fédérale et la Cour fédérale sont tenues de suivre les enseignements et la jurisprudence de la CAF.

[43]  Il en va de même pour le Tribunal. Le paragraphe 13(1) de la Loi sur le Tribunal de la concurrence prévoit que « les décisions ou ordonnances du Tribunal, que celles-ci soient définitives, interlocutoires ou provisoires, sont susceptibles d’appel devant la Cour d’appel fédérale tout comme s’il s’agissait de jugements de la Cour fédérale ». De plus, l’article 28 de la Loi sur les Cours fédérales accorde à la CAF compétence pour connaître des demandes de contrôle judiciaire visant les décisions du Tribunal. La CAF évalue la légalité des jugements prononcés par le Tribunal en se fondant sur sa propre jurisprudence, et non sur celle de l’ONCA ou d’autres cours d’appel provinciales.

[44]  Comme seule la CAF a le pouvoir d’infirmer les décisions du Tribunal, celui-ci est tenu de suivre les décisions de la CAF, mais non celles de l’ONCA. Autrement dit, l’ONCA ne fait pas partie de la hiérarchie des cours dont les décisions lient le Tribunal. Il pourrait certainement exister des motifs impérieux expliquant pourquoi le Tribunal devrait essayer de se conformer aux décisions de l’ONCA ou d’une cour d’appel autre que la CAF s’il est convaincu qu’il devrait le faire en raison du bien-fondé de ces décisions ou pour d’autres motifs indépendants. Cependant, lorsque les interprétations de la Cour d’appel fédérale et des cours d’appel provinciales divergent, le Tribunal est tenu de suivre les directives de la CAF. C’est ce que je ferai dans l’examen de la présente requête.

B.  Le critère fixé dans l’arrêt RJR -- MacDonald n’est pas respecté

[45]  En ce qui concerne le critère fixé dans l’arrêt RJR -- MacDonald, je dois décider si la requête de HarperCollins satisfait aux trois volets de ce critère pour accorder un sursis. Le critère est conjonctif et il exige que HarperCollins prouve : i) qu’il existe une question sérieuse à juger; ii) qu’elle subira un préjudice irréparable si le sursis n’est pas accordé et que l’examen de la demande se poursuit et iii) que la prépondérance des inconvénients favorise l’octroi de la suspension. De plus, comme l’a mentionné récemment la CSC dans l’arrêt Google, je dois déterminer si, ultimement, l’octroi d’un sursis serait « juste et équitable eu égard à l’ensemble des circonstances de l’affaire », ce qui « dépendra nécessairement du contexte » (arrêt Google, au paragraphe 25). Je constate qu’en énonçant ses arguments fondés sur le critère de l’« intérêt de la justice », HarperCollins aborde en fait les volets du critère fixé dans l’arrêt RJR -- MacDonald liés à la « question sérieuse », au « préjudice irréparable » (qualifié en l’espèce de préjudice important) et à la « prépondérance des inconvénients » (en vertu de l’absence alléguée de préjudice pour le commissaire).

[46]  Pour les motifs exposés ci-après, je conclus que HarperCollins n’a pas satisfait aux exigences du critère en trois volets. Plus particulièrement, je ne suis pas convaincu qu’elle subira un préjudice irréparable s’il n’y a pas suspension de la demande. Je ne suis pas non plus convaincu que la prépondérance des inconvénients favorise HarperCollins. Dans ces circonstances, il ne serait ni juste ni équitable d’accorder une suspension temporaire de la demande.

a.  Exigences générales relatives à l’octroi d’un sursis

[47]  Dès le début, il est important de souligner que le sursis de l’instance est une mesure de redressement extraordinaire et discrétionnaire équitable. Il s’agit également d’un recours exceptionnel qui exige que les circonstances justifient l’intervention du Tribunal et l’exercice de son pouvoir discrétionnaire d’accorder un sursis en attendant l’issue d’un appel interjeté à l’encontre d’une décision interlocutoire. Il incombe à la partie requérante de démontrer que les conditions requises de cette mesure de redressement exceptionnelle sont réunies. Dans l’arrêt Janssen 1, le juge Stratas insiste sur le fait que le critère fixé dans l’arrêt RJR -- MacDonald « vise à reconnaître que la suspension de ce qui est juridiquement contraignant et exécutoire — qu’il s’agisse d’une décision judiciaire, d’une mesure légale, ou du droit conféré par la loi à un organisme subalterne d’exercer sa compétence — est une mesure des plus importantes » (arrêt Janssen 1, au paragraphe 20).

[48]  Le critère est conjonctif et ses trois volets doivent être satisfaits pour pouvoir accorder un redressement. Aucun de ces volets ne « saurait être facultatif » (arrêt Janssen 1, au paragraphe 19). Il est acquis en matière jurisprudentielle à la CAF « que le défaut de satisfaire à l’un ou l’autre des trois éléments du critère est fatal » (arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Ishaq, 2015 CAF 212, au paragraphe 15) (arrêt « Ishaq »).

[49]  J’admets que les trois volets de ce critère ne sont pas des éléments hermétiques, qu’ils sont quelque peu interreliés et qu’ils ne devraient pas être évalués de façon totalement isolée l’un de l’autre (The Regents of University of California c I-Med Pharma Inc, 2016 CF 606, au paragraphe 27, conf. par 2017 CAF 8; Merck & Co, Inc c Nu-Pharm Inc (2000), 4 CPR (4th) 464 (C.F. 1re inst.), au paragraphe 13). Cela ne signifie pas pour autant que l’un des trois volets peut être complètement absent et qu’il peut être compensé par les deux autres satisfaits à un niveau plus élevé. Chacun des trois volets du critère doit être satisfait dans une certaine mesure et, selon la jurisprudence de la CAF, aucun ne peut être totalement écarté ni compensé par les deux autres. Je constate que, alors que l’ONCA a jugé que le défaut de prouver l’existence d’un des éléments du critère à trois volets ne signifie pas nécessairement le refus d’un sursis (p. ex., arrêt Essar Steel), l’approche de la CAF est plus formaliste et exige que les trois volets du critère fixé dans l’arrêt RJR -- MacDonald soient satisfaits pour justifier un sursis.

[50]  Finalement, chaque question doit être examinée sur le fond et, en soupesant les divers éléments du critère fixé dans l’arrêt RJR -- MacDonald. Le Tribunal doit être convaincu qu’accorder un sursis est juste et équitable eu égard à l’ensemble des circonstances de l’affaire.

b.  Éléments du critère fixé dans l’arrêt RJR -- MacDonald

Question sérieuse à juger

[51]  Le premier volet du critère consiste à déterminer si les éléments de preuve présentés au Tribunal sont suffisants pour établir qu’il existe une question sérieuse à juger. Le critère à remplir est peu élevé. Bien qu’une évaluation préliminaire du bien-fondé de l’affaire soit requise, il n’est en général ni nécessaire ni souhaitable de faire un examen prolongé du fond de l’affaire (arrêt RJR -- MacDonald, aux paragraphes 54 et 55). Lorsque le Tribunal juge que l’appel sous- jacent n’est ni vexatoire ni frivole, il devrait passer au deuxième volet du critère.

[52]  Aux fins de la présente requête, le commissaire reconnaît que l’appel interjeté par HarperCollins soulève une question sérieuse à juger. Je suis d’accord. Le premier volet du critère fixé dans l’arrêt RJR -- MacDonald est donc respecté.

Préjudice irréparable

[53]  En vertu du deuxième volet du critère, il s’agit de déterminer si HarperCollins a fourni des éléments de preuve manifestes et non conjecturaux qu’elle subira un préjudice irréparable d’ici le règlement de l’appel. Pour appuyer sa requête en suspension dans l’« intérêt de la justice », HarperCollins invoque deux éléments de « préjudice important » qu’elle considère déterminants dans sa requête : il s’agit du « risque de reconnaissance de la compétence » [TRADUCTION] et de l’« utilisation inutile de ressources » [TRADUCTION] encourus si la CAF tranche l’appel en faveur de HarperCollins et radie la demande. Je tiendrai compte de ces deux facteurs dans mon analyse du deuxième volet du critère fixé dans l’arrêt RJR -- MacDonald portant sur le préjudice irréparable. Quant à l’absence alléguée de préjudice pour le commissaire ou pour la concurrence si la suspension est accordée, ce facteur sera examiné dans le cadre du volet du critère portant sur la prépondérance des inconvénients, car cette question renvoie au préjudice revendiqué par le commissaire et non par HarperCollins.

[54]  J’inverserai l’ordre dans lequel les questions du risque de reconnaissance de la compétence et de l’utilisation inutile de ressources seront examinées. Avant cela, il est pertinent de rappeler les exigences juridiques à respecter pour pouvoir conclure qu’il existe un préjudice irréparable.

Exigences juridiques

[55]  La CSC a conclu dans l’arrêt RJR -- MacDonald qu’un préjudice « irréparable » a trait à la nature du préjudice subi plutôt qu’à son étendue. C’est un préjudice qui ne peut être quantifié du point de vue monétaire ou un préjudice auquel il ne peut être remédié (arrêt RJR -- MacDonald, au paragraphe 64).

[56]  Selon la CAF, le préjudice irréparable est un critère très rigoureux. Comme l’a déclaré le Tribunal dans Parkland, en matière de préjudice irréparable « la preuve de préjudice irréparable doit être catégorique et non conjecturale » démontrant comment ce préjudice surviendra si le redressement est refusé (Parkland, au paragraphe 48). Il est en effet bien établi dans la jurisprudence de la CAF que le préjudice irréparable dans le contexte d’une injonction doit découler d’éléments de preuve manifestes et non conjecturaux (décision AstraZeneca Canada Inc v Apotex Inc, 2011 FC 505, au paragraphe 56, confirmé par 2011 CAF 211; décision Aventis Pharma S.A c Novopharm Ltd, 2005 CF 815, aux paragraphes 59 à 61, confirmé par 2005 CAF 390; arrêt Syntex Inc c Novopharm Ltd (1991), 36 CPR (3d) 129 (CAF), à la page 135).

[57]  Il ne suffit pas de prétendre qu’un préjudice irréparable est possible. Selon la jurisprudence de la CAF, « [i]l ne suffit pas de démontrer qu’un préjudice irréparable “pourrait” se produire » (arrêt United States Steel Corporation c Canada (Procureur général), 2010 CAF 200, au paragraphe 7) (arrêt « US Steel »). Les éléments de preuve doivent démontrer que la partie requérante subira un préjudice irréparable si l’injonction ou le sursis sont rejetés (arrêt US Steel, au paragraphe 7; arrêt Centre Ice Ltd c National Hockey League (1994), 53 CPR (3d) 34 (CAF) à 52). Si le préjudice allégué ne s’est pas encore produit mais risque de se produire, le préjudice peut être inféré; cependant, il y avoir un haut degré de probabilité que le préjudice se produise effectivement (Parkland, aux paragraphes 50 à 52).

[58]  La CAF a souvent insisté sur les attributs et les qualités des éléments de preuve requis pour établir un préjudice irréparable. Elle a notamment indiqué que les éléments de preuve doivent être plus qu’une série de possibilités, de conjectures ou d’affirmations générales (arrêt Gateway City Church c Canada (Revenu national), 2013 CAF 126, aux paragraphes 15 et 16) (arrêt « Gateway City Church »). « Les hypothèses, les conjectures et les affirmations discutables non étayées par les preuves n’ont aucune valeur probante » (arrêt Glooscap Heritage Society c Canada (Revenu national), 2012 CAF 255) (arrêt « Glooscap », au paragraphe 31). Il ne suffit pas « pour ceux qui demandent un sursis […] d’énumérer diverses difficultés, de les qualifier de graves, puis, au moment de préciser le préjudice qui risque d’en découler, d’employer des termes généraux et expressifs qui ne servent pour l’essentiel qu’à affirmer – et non à prouver à la satisfaction de la Cour – que le préjudice est irréparable » (arrêt Première nation de Stoney c Shotclose, 2011 CAF 232) (arrêt « Première Nation de Stoney », au paragraphe 48). Bien au contraire, il faut « produire des éléments de preuve suffisamment probants, dont il ressort une forte probabilité que, faute de sursis, un préjudice irréparable sera inévitablement causé » (arrêt Gateway City Church, au paragraphe 16, citant l’arrêt Glooscap, au paragraphe 31).

[59]  Dans l’arrêt Janssen 1, la CAF mentionne que la partie présentant une requête en suspension doit établir de manière détaillée et concrète qu’elle subira « un préjudice réel, certain et inévitable – et non pas hypothétique et conjectural – qui ne pourra être redressé plus tard » (arrêt Janssen 1, au paragraphe 24). Dans cet arrêt, le juge Stratas ajoute qu’« il serait étrange qu’une partie faisant valoir un préjudice qu’elle a elle-même causé, un préjudice qu’elle aurait pu ou pourrait encore éviter ou un préjudice auquel elle aurait pu ou pourrait encore remédier, puisse justifier un redressement de si grave portée » […] [ou que] « de vagues hypothèses et de simples affirmations, plutôt que des éléments de preuve détaillés et précis, puissent justifier un redressement aussi important » (arrêt Janssen 1, au paragraphe 24). Dans cette affaire, Janssen sollicitait auprès de la CAF une ordonnance visant à suspendre la phase d’une instance devant la Cour fédérale portant sur le redressement, en attendant l’issue de son appel interjeté à l’encontre de la conclusion de contrefaçon de cette Cour. Janssen faisait valoir qu’elle subirait un préjudice irréparable s’il était permis de poursuivre la phase de redressement avant que son appel soit tranché et que le processus de la Cour fédérale soit donc suspendu. La Cour d’appel fédérale a toutefois refusé de suspendre l’instance de la Cour fédérale, estimant que la preuve de préjudice irréparable était insuffisante.

[60]  Il s’agit donc pour le Tribunal de déterminer si le préjudice important allégué par HarperCollins est clair, réel et non conjectural et correspond au degré de préjudice irréparable défini par la CAF et d’établir qu’il ne s’agit pas d’un simple inconvénient. Comme il le fait pour toutes les affaires dont il est saisi, le Tribunal appréciera la preuve selon la norme de la prépondérance des probabilités. Comme je l’ai indiqué dans ma décision concernant la requête pour rejet sommaire et dans Parkland, le Tribunal doit toujours se fonder sur les principes énoncés dans l’arrêt F.H. c McDougall, 2008 CSC 53 (arrêt « McDougall »), où la CSC a déclaré que « le juge du procès doit examiner la preuve attentivement » et que « la preuve doit toujours être claire et convaincante pour satisfaire au critère de la prépondérance des probabilités » (arrêt McDougall, aux paragraphes 45 et 46).

Utilisation inutile de ressources

[61]  J’examinerai d’abord le deuxième élément de préjudice irréparable allégué par HarperCollins, à savoir les ressources (essentiellement sous la forme de dépenses assumées) qu’elle devra engager inutilement si la demande n’est pas suspendue. Selon HarperCollins, en l’absence de suspension, elle (de même que les autres parties et le Tribunal) risque de gaspiller des ressources, car plusieurs étapes de la communication et de la préparation devront être entreprises pour le règlement et l’audition de la demande, et que ces étapes pourraient s’avérer totalement inutiles si l’appel est accueilli. Dans leurs observations, HarperCollins et Kobo précisent toutes les deux diverses étapes procédurales, notamment la production des affidavits des documents, la production de documents, les interrogatoires préalables et la préparation des requêtes en lien avec ces étapes de la communication.

[62]  Cette allégation de préjudice irréparable peut facilement être réglée : le préjudice quant aux frais judiciaires et aux dépenses assumées ne constitue tout simplement pas un préjudice irréparable.

[63]  Il est bien établi par la CAF que les dépenses engagées pour participer à une instance, ou le temps et l’argent nécessaires pour se préparer à une audition et y participer, ne peuvent, en soi, constituer un préjudice irréparable au sens du critère fixé dans l’arrêt RJR -- MacDonald (arrêt Canada (Commission des droits de la personne) c Malo, 2003 CAF 466) (arrêt « Malo », aux paragraphes 15 et 20). Même « le simple fait de devoir participer à une audition qui pourrait être invalidée » ne constitue pas un préjudice irréparable (arrêt Malo, au paragraphe 22). De même, la probabilité que le temps et les efforts déployés pour se préparer à deux instances soient perdus n’est pas considérée comme un préjudice irréparable (Redeemer Foundation c. Canada (Ministre du Revenu national), 2005 CAF 138 (arrêt « Redeemer »), au paragraphe 8). Dans l’arrêt Janssen Inc c Abbvie Corporation, 2014 CAF 176 (arrêt « Janssen 2 »), le juge Stratas a ajouté que « les honoraires d’avocat et autres frais sans “conséquences excessivement anormales et sévères” ne constituent pas des préjudices irréparables puisqu’ils peuvent être calculés dans les dommages-intérêts » (arrêt Janssen 2, au paragraphe 24, citant l’arrêt Bureau du surintendant des faillites c MacLeod, 2010 CAF 84, au paragraphe 21).

[64]  Ce type de préjudice peut faire l’objet d’une compensation monétaire, par voie d’ordonnance relative aux dépens. Le fait que la compensation accordée pourrait ne pas couvrir la totalité des coûts n’est pas un motif établissant un préjudice irréparable. En effet, l’incapacité d’une partie à récupérer les coûts associés à une instance ne constitue pas un préjudice irréparable (décision Canada (Procureur général) c Amnesty International Canada, 2009 CF 426, au paragraphe 72).

[65]  Je ne suis au courant d’aucune jurisprudence de la CAF, de la Cour fédérale ou du Tribunal où les coûts, les frais juridiques ou l’obligation de participer à un processus d’audience ou aux interrogatoires préalables ont été considérés comme un préjudice irréparable. HarperCollins et Kobo n’ont cité aucune décision. En effet, dans la requête en suspension de Kobo, la question de savoir si les frais de justice engagés inutilement pouvaient constituer un préjudice irréparable s’est posée en lien avec la requête présentée par Kobo en vue d’obtenir la suspension de la demande présentée en vertu de l’article 106. En rejetant ces coûts comme élément de préjudice irréparable, je renvoie aux conclusions du Tribunal dans D & B et Sears, où le Tribunal a conclu que de telles dépenses supplémentaires pouvaient représenter un inconvénient, mais qu’elles ne constituaient pas un préjudice irréparable. Il convient de répéter les observations de la juge Dawson dans Sears (au paragraphe 14) formulées dans le contexte d’une requête en ajournement en attendant l’issue d’un appel :

[14] […] Si Sears avait été débouté au terme de l’audience du Tribunal, mais avait par la suite eu gain de cause en appel interlocutoire auprès de la Cour d’appel fédérale, il aurait été loisible à la Cour d’appel de renvoyer toute l’affaire pour la tenue d’une nouvelle audition, si elle avait été convaincue qu’il était justifié et nécessaire de le faire. Il ne fait aucun doute que cela représenterait un sérieux inconvénient, mais, comme l’a indiqué le juge Rothstein, alors juge président du Tribunal dans D & B Companies, précitée, à la page 4 du rapport :

L’interruption de l’instance du Tribunal ne constitue pas, à mon avis, une question pouvant constituer un préjudice irréparable. Il est vrai que cela pourrait causer un sérieux inconvénient, mais cela n’équivaut pas en soi à un préjudice irréparable. Les interrogatoires et contre-interrogatoires pourraient être modifiés si le défendeur a gain de cause en appel, que de nouveaux renseignements sont mis en lumière et que l’affaire fait l’objet d’une nouvelle audition. Cependant, il s’agit alors d’une question d’inconvénient, et non de préjudice irréparable. Chaque fois qu’une affaire fait l’objet d’une nouvelle audition à la suite d’un appel ou d’un contrôle judiciaire, les parties sont dans la même position. La tenue de nouvelles auditions fait partie du processus judiciaire normal; je ne peux conclure que la présente affaire est de quelque manière unique et qu’elle causera un préjudice irréparable au défendeur si les interrogatoires et les contre-interrogatoires doivent être modifiés [TRADUCTION].

[66]  Je ferai une brève parenthèse pour souligner le fait que HarperCollins et Kobo font toutes les deux mention de l’important gaspillage de ressources judiciaires et financières du commissaire et du Tribunal. Cependant, ces éléments ne peuvent constituer un préjudice irréparable, car seul le préjudice subi par le demandeur peut être pris en compte à ce stade de l’analyse (arrêt RJR -- MacDonald, aux paragraphes 62 et 84).

[67]  Kobo soutient qu’il est important d’établir une distinction entre la présente requête et la situation dans la requête en suspension de Kobo. Cet argument ne me convainc pas. Je reconnais que la situation de HarperCollins diffère du contexte factuel de la requête en suspension de Kobo où au moins une partie des efforts n’auraient pas été déployés et des frais n’auraient pas été engagés en vain si l’examen de la demande présentée par Kobo en vertu de l’article 106 s’était poursuivi en attendant l’issue de son appel à la CSC. Kobo prétend que la situation diffère sensiblement dans le cas de HarperCollins : celle-ci jouit d’un appel de plein droit et, si la CAF accueille l’appel et conclut que le Tribunal n’a pas compétence pour accorder la mesure de redressement visée par la demande, un temps, des sommes et des ressources judiciaires considérables auront été totalement gaspillés pour appuyer une demande à laquelle aucune suite ne sera donnée. Kobo omet toutefois de mentionner que, immédiatement après avoir formulé l’observation concernant les ressources judiciaires qui ne seraient pas totalement gaspillées dans la requête en suspension de Kobo, j’ai cité l’extrait précité de Sears et ai ajouté qu’un gaspillage manifeste de ressources judiciaires et de ressources des parties ne constitue pas, dans quelque circonstance que ce soit, un préjudice irréparable (Requête en suspension de Kobo, aux paragraphes 55 et 56).

[68]  Je suis conscient que, si l’appel de HarperCollins est accueilli, les parties pourraient avoir utilisé des ressources inutilement pour poursuivre les phases de la communication et de la préparation en vue de l’audition de la demande. Cependant, non seulement cela n’a pas été reconnu comme un préjudice irréparable, mais, en l’espèce, ce préjudice allégué est purement conjectural et n’est étayé par aucun élément de preuve. Je ne peux m’empêcher de souligner que HarperCollins n’a présenté aucun témoignage par affidavit pour appuyer ses allégations selon lesquelles le gaspillage de l’utilisation de ressources lui causera un préjudice important. En l’espèce, « [l]es hypothèses, les conjectures et les affirmations discutables non étayées par les preuves », que la CAF a considéré à maintes reprises comme insuffisantes pour démontrer une allégation de préjudice irréparable ou pour justifier le sursis de l’instance existent (arrêt Glooscap, au paragraphe 31; arrêt Première Nation de Stoney, aux paragraphes 48 et 49).

[69]  Lorsqu’un plaideur sollicite ce type de redressement exceptionnel auprès du Tribunal, il ne doit pas se contenter de mentionner un préjudice ou un inconvénient dans ses observations. Il doit démontrer (en plus des autres volets du critère fixé dans l’arrêt RJR -- MacDonald) qu’« un préjudice sera effectivement subi » et « qu’il ne pourra faire l’objet d’une réparation par la suite », et qu’il doit le faire « au moyen d’éléments suffisamment concrets ou précis pour emporter la conviction de la Cour sur la question » (arrêt Première Nation de Stoney, au paragraphe 49). Tout plaideur qui demande un sursis, qu’il s’agisse d’une partie privée ou du commissaire, doit au préalable présenter suffisamment d’éléments de preuve clairs, convaincants et non conjecturaux pour appuyer ses allégations de préjudice (Parkland, aux paragraphes 86 à 99). Ce n’est pas le cas en l’espèce. Il n’existe aucun élément de preuve clair et non conjectural pour étayer l’allégation de HarperCollins concernant l’utilisation inutile de ressources ou pour démontrer que ce gaspillage ne peut pas être compensé ou qu’on ne peut pas y remédier. Vu la jurisprudence de la CAF précitée, ce motif suffit à lui seul pour rejeter l’allégation de préjudice irréparable.

Risque de reconnaissance de la compétence

[70]  J’examinerai maintenant la question du risque de reconnaissance de la compétence.

[71]  HarperCollins prétend que, sans sursis de la demande, elle (c.-à-d. HarperCollins É.-U.) risque de reconnaître la compétence personnelle du Tribunal. HarperCollins fait valoir qu’elle a déposé sa réponse et sa requête pour rejet expressément « sans reconnaître ni accepter la compétence du Tribunal en l’espèce et envers les défenderesses » [TRADUCTION]. HarperCollins fait valoir que, sans la suspension ou le sursis demandé, elle devra participer aux différentes étapes préalables à l’audition de la demande pendant la durée de l’appel, et qu’elle s’expose de ce fait à un important préjudice découlant du risque qu’elle reconnaisse la compétence du Tribunal. Selon HarperCollins, cela constitue un préjudice irréparable.

[72]  Nul ne met en doute le fait que HarperCollins a réellement contesté la compétence matérielle du Tribunal. C’était la question en litige dans sa requête pour rejet et c’est également l’objet de l’appel. Le risque de reconnaissance soulevé par HarperCollins dans la présente requête repose uniquement sur la question de la compétence personnelle du Tribunal à son égard. Je fais ici une parenthèse pour indiquer que, à mon avis, les concepts distincts de la reconnaissance et de la compétence personnelle ont pu parfois être réunis dans les observations des parties et durant l’audition de la présente requête. Il convient de rappeler que, dans l’arrêt Club Resorts Ltd c Van Breda [2012] 1 RCS 572 (arrêt « Van Breda »), la CSC a adopté les trois fondements établis par l’ONCA dans l’arrêt Muscutt c Courcelles (2002), 60 O.R. (3d) 20 (CA), qu’une cour ou un tribunal peut invoquer pour faire valoir sa compétence personnelle sur un défendeur de l’extérieur de la province :

[19] Il y a trois façons dont la compétence d’un tribunal peut être affirmée à l’égard d’un défendeur de l’extérieur de la province : 1) la compétence fondée sur la présence; 2) la compétence fondée sur le consentement et 3) la compétence présumée. La compétence fondée sur la présence permet à une cour d’exercer sa compétence sur un défendeur de l’extérieur de la province qui est physiquement présent sur le territoire de la cour. La compétence fondée sur le consentement permet à un tribunal d’exercer sa compétence sur un défendeur de l’extérieur de la province, lorsque celui-ci y consent, que ce soit volontairement, du fait de la reconnaissance de la compétence de la cour par suite de sa comparution et de sa défense, ou en vertu d’un accord préalable en vertu duquel les parties s’entendent pour soumettre les litiges à la compétence du tribunal intérieur. Ces deux moyens établissent également les fondements de la reconnaissance et de l’exécution des jugements extraprovinciaux [TRADUCTION].

[73]  La « reconnaissance » n’est donc qu’un exemple de la compétence personnelle fondée sur le consentement. Par conséquent, même s’il était établi, lors d’une instance ultérieure, que la conduite de HarperCollins É.-U. n’équivaut pas à une reconnaissance de la compétence du fait qu’elle s’est expressément réservé le droit de la contester, il pourrait néanmoins être loisible au Tribunal de s’attribuer une compétence personnelle à l’égard de HarperCollins É.-U. en invoquant une compétence « fondée sur la présence » ou une compétence « présumée ».

[74]  Suivant la jurisprudence de l’ONCA (arrêts Essar Steel; Stuart Budd & Sons Ltd v IFS Vehicle Distributors ULC, 2014 ONCA 546 [arrêt « Stuart Budd »]; MJ Jones Inc v Kingsway General Insurance Co (2004), 72 O.R. (3d) 68 (CA) [arrêt « MJ Jones »]), HarperCollins prétend qu’il n’est pas nécessaire d’établir avec certitude que la participation d’un défendeur à l’instance en attendant l’issue d’un appel constituera une reconnaissance de la compétence de la cour, pour que l’absence de sursis crée un préjudice. Selon HarperCollins, le préjudice peut résulter d’une simple possibilité de reconnaissance, et une telle possibilité est un motif suffisant pour accorder un sursis. HarperCollins fait en outre valoir que le risque de reconnaissance de la compétence est d’autant plus grand que le commissaire a refusé de s’engager à ne pas alléguer que les mesures prises par HarperCollins en lien avec la demande constituaient une reconnaissance de la compétence personnelle du Tribunal.

[75]  Avant d’examiner les arguments de HarperCollins, je dois d’abord me pencher sur la thèse du commissaire selon laquelle HarperCollins, du fait de sa réponse et de sa conduite jusqu’à maintenant dans l’examen de la demande, a déjà reconnu la compétence personnelle du Tribunal.

Allégation du commissaire concernant la reconnaissance de la compétence

[76]  Le commissaire soutient que le « risque de reconnaissance » allégué ne se pose pas, car i) aucune question de reconnaissance ne se pose vis-à-vis de HarperCollins Canada puisqu’il s’agit d’une société canadienne dont les activités sont menées au Canada et ii) que HarperCollins É.-U. a déjà reconnu la compétence du Tribunal en répondant au bien-fondé de la demande et en invoquant la compétence du Tribunal et de la CAF. Le commissaire fait donc valoir que, puisque la compétence a déjà été reconnue, aucun préjudice irréparable ne peut découler d’un risque de reconnaissance puisqu’un tel risque n’existe pas.

[77]  Je ne conteste pas la conclusion du commissaire en ce qui concerne HarperCollins Canada. En revanche, j’ai de sérieuses réserves au sujet de la thèse principale du commissaire concernant la reconnaissance de la compétence du Tribunal par HarperCollins É.-U.

[78]  Le commissaire prétend que la jurisprudence est très claire sur cette question et que, en ayant déposé une réponse dans laquelle elle traite des questions de fond soulevées par le commissaire dans sa demande, HarperCollins É.-U. a de ce fait reconnu la compétence du Tribunal. Le commissaire renvoie aux décisions du Tribunal dans Stargrove Entertainment Inc c Universal Music Publishing Group Canada, 2015 Trib conc 26 (« Stargrove »), de l’ONCA dans l’arrêt Van Damme v Gelber, 2013 ONCA 388 (« Van Damme ») et l’arrêt MJ Jones, de la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta dans la décision Norex Petroleum Limited v Chubb Insurance Company of Canada, 2008 ABQB 442 (décision « Norex ») et de la Cour suprême de la Colombie-Britannique dans l’arrêt Imagis Technologies Inc v Red Herring Communications Inc, 2003 BCSC 366 (arrêt « Imagis »).

[79]  Dans la décision Norex, par exemple, la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta cite avec approbation des auteurs ayant déclaré ce qui suit : « [l]orsqu’une partie prend des mesures pour contester le bien-fondé d’une allégation, même si la partie est dans l’erreur ou qu’elle signifie clairement son intention de contester la compétence, cette partie ne peut contester la compétence de la cour » [TRADUCTION] (décision Norex, au paragraphe 48). Dans l’arrêt Imagis, la Cour suprême de la Colombie-Britannique a déclaré que, en ce qui a trait à la reconnaissance, la conduite l’emporte sur l’intention et elle a conclu que, si une partie va plus loin qu’une simple comparution et qu’elle prend des mesures autres que la contestation de la compétence, ces mesures seront considérées comme une reconnaissance volontaire de la compétence de la cour (arrêt Imagis, aux paragraphes 8 et 9). Je remarque que le commissaire n’a cité aucun arrêt de la CAF ni de la Cour fédérale sur la question de la reconnaissance de la compétence.

[80]  Le problème avec l’argument du commissaire est qu’il ne tient pas compte du fait que, dans sa réponse et sa requête pour rejet, HarperCollins s’est expressément réservé le droit de contester. En effet, aucune des affaires citées par le commissaire ne porte sur une situation où, comme en l’espèce, un défendeur s’est expressément réservé le droit de contester la compétence personnelle d’un tribunal à son égard. J’ai examiné attentivement les décisions citées par le commissaire et n’ai trouvé aucune indication qu’une telle situation existait dans les arrêts Stargrove, Van Damme, MJ Jones, ou Imagis ou la décision Norex.

[81]  Je reconnais que, selon la jurisprudence, un défendeur ne peut pas en même temps contester la compétence matérielle ou la compétence personnelle d’une cour et prendre part à l’examen du bien-fondé d’une instance. Cependant, en l’espèce, HarperCollins a clairement indiqué en introduction de sa réponse et de sa requête pour rejet (et même de la présente requête) qu’elle se réservait le droit de contester la compétence. Eu égard à la formulation utilisée par HarperCollins, il ne fait aucun doute, à mon avis, que cette réserve de droits concerne la compétence du Tribunal, tant sur la question portée en appel qu’envers les parties (c.-à-d. sa « compétence matérielle » et sa « compétence personnelle »). Le commissaire a été incapable d’une jurisprudence appuyant sa proposition selon laquelle la conduite d’un défendeur peut équivaloir à une reconnaissance de la compétence, même lorsque des droits sont formellement revendiqués. Interrogé à ce sujet durant l’audience devant le Tribunal, les avocats du commissaire n’ont pu que citer un extrait de l’arrêt Imagis dans lequel la Cour suprême de la Colombie-Britannique a déclaré que « [l]a reconnaissance n’est pas évitée parce que des défendeurs contestent la compétence présumée de la cour dans leur défense » [TRADUCTION] (arrêt Imagis, au paragraphe 9). Je suis d’accord avec HarperCollins pour dire que rien, dans cet extrait, ne permet de conclure que le défendeur dans l’arrêt Imagis s’est explicitement réservé le droit de contester la compétence personnelle du tribunal, comme l’a fait HarperCollins.

[82]  En l’absence de quelque pouvoir appuyant la proposition du commissaire, je suis d’avis que le Tribunal ne peut pas simplement faire abstraction, dans le contexte de l’espèce, de la réserve expresse de ses droits qu’HarperCollins a énoncée dans sa réponse et sa requête pour rejet. Je ne suis pas d’accord pour que les mots explicites utilisés par HarperCollins puissent être qualifiés d’expression « passe-partout » inoffensive, n’ayant aucun effet sur la question de la reconnaissance de la compétence. Je suis au contraire d’avis que HarperCollins a soigneusement pesé ses mots en rédigeant sa réponse, sa requête pour rejet et la présente requête, et qu’elle y a délibérément indiqué, en introduction, qu’elle se réservait expressément le droit de contester la compétence du Tribunal à son endroit.

[83]  Dans le contexte de la présente requête, je ne suis donc pas disposé à admettre que HarperCollins É.-U. a déjà reconnu la compétence personnelle du Tribunal. Pour être clair, il ne faut pas considérer que je décide du bien-fondé de cette question de compétence en rendant la présente décision, plus particulièrement sur les questions visant à savoir si, par sa conduite, HarperCollins É.-U. a déjà reconnu la compétence personnelle du Tribunal, si le Tribunal peut exercer autrement sa compétence personnelle sur HarperCollins É.-U., ou si HarperCollins É.-U. peut invoquer avec succès le fait que, dans sa réponse, sa requête pour rejet et sa requête, elle a clairement indiqué qu’elle se réservait le droit de contester pour faire opposition aux allégations selon lesquelles sa conduite dans la présente demande équivaut à une reconnaissance de la compétence du Tribunal. Ces questions seront tranchées par le Tribunal si (le cas échéant) HarperCollins conteste réellement la compétence personnelle du Tribunal à son égard, au moyen d’une requête interlocutoire ou d’une autre procédure appropriée dans le contexte de la demande. Cependant, à la lumière du dossier qui m’a été présenté et aux fins de la présente requête, je ne suis pas convaincu par les observations et pouvoirs invoqués par le commissaire à l’appui de sa thèse selon laquelle HarperCollins É.-U. a déjà reconnu la compétence personnelle du Tribunal.

[84]  Je reconnais que l’approche de HarperCollins aurait été plus évidente si elle avait présenté deux requêtes distinctes, une requête pour rejet fondée sur l’absence présumée de compétence matérielle et une autre requête contestant la compétence personnelle du Tribunal à son égard, ou si sa réponse n’avait porté que sur les questions de compétence. Cependant, cela ne signifie pas pour autant que la présentation d’une réponse et d’une requête pour rejet, en se réservant expressément le droit de contester la compétence personnelle et la compétence matérielle du tribunal, comme l’a fait HarperCollins en l’espèce, équivaut nécessairement à une reconnaissance de la compétence.

[85]  Le commissaire fait valoir que HarperCollins a également reconnu la compétence du Tribunal en invoquant la compétence du Tribunal dans sa requête pour rejet, et ceux de la CAF dans son appel, mais aucun des deux ne concerne la compétence personnelle. Là encore, je ne suis pas convaincu par la proposition du commissaire selon laquelle le dépôt d’une requête en radiation fondée sur l’absence alléguée de compétence d’attribution peut équivaloir à la reconnaissance de la compétence personnelle du Tribunal par HarperCollins alors que celle-ci s’est expressément réservé le droit de contester. Autrement dit, je n’admets pas le fait que, dans des circonstances comme en l’espèce, le simple fait de contester la compétence matérielle d’un tribunal puisse priver un défendeur de son droit de contester la compétence personnelle d’une cour à son endroit. Cela ferait aussi valoir qu’un défendeur étranger devrait toujours invoquer d’abord l’absence de compétence personnelle avant de pouvoir contester la compétence matérielle (ou, vraisemblablement, soulever les deux questions simultanément). Là encore, le Tribunal ne connaît aucune jurisprudence établissant ce principe, et le commissaire n’a fait référence à aucun précédent.

[86]  En résumé, à la lumière du dossier qui m’a été présenté ainsi que des arguments et des précédents invoqués par le commissaire, je ne suis pas prêt à conclure que le fait de se réserver expressément le droit de contester la compétence personnelle de la cour dans chaque procédure déposée, comme l’a fait HarperCollins, peut être sans importance. J’ajouterais toutefois que je ne soutiens par en l’espèce que HarperCollins peut invoquer indéfiniment la réserve expresse de ses droits. HarperCollins devra, à un moment donné, agir et contester, au moyen d’une instance appropriée devant le Tribunal, ce qu’elle dit envisager en ce qui concerne la compétence personnelle du Tribunal.

Allégations de préjudice irréparable de HarperCollins

[87]  Cela dit, en présumant que HarperCollins n’a pas déjà reconnu la compétence personnelle du Tribunal, je dois maintenant déterminer si HarperCollins s’est acquittée de son fardeau et a prouvé que le « risque de reconnaissance » allégué constitue un préjudice irréparable.

[88]  Concernant la question de la reconnaissance de la compétence, HarperCollins invoque divers arrêts de l’ONCA, notamment l’arrêt Stuart Budd et l’arrêt Essar Steel, dans lesquels la Cour a conclu que la possibilité qu’il y ait eu reconnaissance de la compétence crée un certain risque de préjudice irréparable pour la partie requérante. Dans l’arrêt Stuart Budd, l’ONCA a déclaré que la Cour semble avoir sur cette question une « position non tranchée » [TRADUCTION] (arrêt Stuart Budd, au paragraphe 36) qui suffit à créer un possible risque de reconnaissance. Dans l’arrêt Essar Steel, l’ONCA a déclaré ce qui suit au paragraphe 51 :

[51] Au cours de la dernière décennie, les juges de notre Cour siégeant en chambre sur des requêtes en sursis ont exprimé divers points de vue quant à savoir si une partie risquait de reconnaître la compétence de la cour de l’Ontario en prenant dans une instance les mesures ordonnées par la cour, alors que cette partie conteste la compétence de la cour. Dans certaines de ces décisions, le juge a conclu qu’une telle participation constituait un risque de reconnaissance de la compétence et créait de ce fait un risque de préjudice irréparable : arrêt M.J. Jones Inc v Kingsway General Insurance Co (2004), 2004 CanLII 6211 (ONCA), 72 O.R. (3d) 68, 242 D.L.R. (4th) 139 (C.A.), aux paragraphes 27 à 31; arrêt Stuart Budd & Sons Ltd c IFS Vehicle Distributors ULC, 2014 ONCA 546 (CanLII), 122 O.R. (3d) 472, aux paragraphes 29 à 36. À l’inverse, dans l’arrêt Van Damme v Gelber, 2013 ONCA 388 (CanLII), 115 O.R. (3d) 470, aux paragraphes 21 à 23, la cour a réduit au minimum tout risque découlant d’une participation à des mesures ordonnées par une cour et, dans Yaiguaje v Chevron Corp, au paragraphe 11, le juge MacPherson a considéré que tout risque constituait un facteur de faible importance dans l’analyse du préjudice irréparable [TRADUCTION].

[89]  Selon HarperCollins, ce n’est que lorsqu’un demandeur s’engage à ne pas considérer les mesures ultérieures prises par le défendeur comme un indicateur de la reconnaissance de la compétence de la cour que l’on peut éliminer le risque de reconnaissance et le préjudice irréparable en découlant. En l’espèce, le commissaire a refusé de prendre un tel engagement et HarperCollins fait valoir que, sans un sursis de la demande, elle sera obligée de prendre des mesures et de participer à l’instance, ce qui pourrait être considéré comme une reconnaissance de la compétence du Tribunal et, de ce fait, lui causer un préjudice irréparable.

[90]  Je ne suis pas d’accord. Après examen des arguments de HarperCollins et des éléments de preuve au dossier qui m’ont été présentés, je ne suis pas convaincu que le préjudice censé découler du risque de reconnaissance de la compétence par HarperCollins présente les caractéristiques du « préjudice irréparable » définies par la CAF. De plus, HarperCollins n’a pas présenté les données probantes claires et non conjecturales exigées pour appuyer ses allégations de préjudice à cet égard.

[91]  Premièrement, je ne vois pas comment HarperCollins peut prétendre à un préjudice irréparable. HarperCollins semble indiquer que le risque de reconnaissance de la compétence équivaut à un préjudice irréparable. En toute déférence, ce n’est pas, à mon avis, ce qui ressort de la jurisprudence de l’ONCA. Le préjudice irréparable selon les décisions de l’ONCA citées par HarperCollins ne vient pas du risque de reconnaissance de la compétence proprement dit. Le risque de reconnaissance n’est que le fondement du préjudice irréparable. En d’autres mots, un préjudice irréparable est celui qui découle ou résulte du risque de reconnaissance de la compétence. La jurisprudence fait état de la possibilité d’une reconnaissance de la compétence, « créant un certain risque de préjudice irréparable » (arrêts Essar Steel, au paragraphe 51 et Stuart Budd, au paragraphe 36).

[92]  Dans les arrêts BTR Global et MJ Jones, le préjudice irréparable selon l’ONCA résultait du fait que le risque de reconnaissance de la compétence aurait rendu les appels ou les appels proposés théoriques (p. ex., une demande d’autorisation pendante auprès de la CSC). De même, dans l’arrêt Essar Steel, le préjudice allégué venait du fait que, si le sursis n’était pas accordé, la partie requérante pourrait être privée de son droit de demander l’autorisation d’interjeter appel. Si la partie requérante était obligée de reconnaître la compétence, l’autorisation d’interjeter appel auprès de la CSC deviendrait alors théorique. Dans l’arrêt Stuart Budd, le préjudice découlait d’un choix à faire entre le risque de reconnaissance de la compétence et celui d’être en défaut pour ne pas avoir produit de défense, car l’appel proposé deviendrait ainsi théorique, un dossier incomplet en résulterait et il n’y aurait aucune garantie que l’ordonnance définitive relative aux dépens soit renvoyée.

[93]  Ce n’est pas le « risque de reconnaissance de la compétence » en soi qui peut constituer un préjudice irréparable, mais plutôt le préjudice créé par ce risque ou en découlant. De même, on ne peut pas simplement prétendre, comme le propose HarperCollins, que le fait de « ne pas vouloir s’engager à ne pas invoquer une reconnaissance possible de la compétence » constitue un préjudice irréparable. Cela signifie que le Tribunal doit examiner le préjudice censé résulter du risque de reconnaissance de la compétence (et ne pas se limiter au risque proprement dit), pour déterminer si le préjudice allégué est irréparable en tenant compte des caractéristiques qu’un tel préjudice doit présenter pour être qualifié d’irréparable.

[94]  Un tel préjudice irréparable n’existe pas en l’espèce. Contrairement aux précédents de l’ONCA cités par HarperCollins, aucune allégation ne permet de conclure que le risque de reconnaissance en l’espèce donnerait à l’appel interjeté par HarperCollins un caractère théorique. En réalité, il est clair qu’il n’en sera rien. L’appel interjeté par HarperCollins porte sur la décision relative à la requête pour rejet sommaire et concerne la présumée absence de compétence matérielle du Tribunal. Le risque que HarperCollins É.-U. reconnaisse la compétence personnelle du Tribunal n’aura aucune incidence sur l’appel. Même s’il est établi que HarperCollins a reconnu la compétence personnelle du Tribunal, cela n’aura aucune incidence sur l’accueil ou le rejet de l’appel, car l’appel ne porte pas sur cette question.

[95]  En l’espèce, le seul préjudice allégué censé découler du risque de reconnaissance de la compétence est lié aux autres mesures prises par HarperCollins en préparation de l’audience visant à juger du bien-fondé de la demande, laquelle est prévue en novembre 2018. Dans son mémoire, HarperCollins mentionne uniquement que, « [s]i la suspension ou le sursis demandé n’est pas accordé, HarperCollins É.-U. devra participer aux différentes étapes préalables à l’audition de la demande alors que l’appel est pendant et elle s’expose de ce fait à un préjudice important découlant du risque de reconnaissance de la compétence du Tribunal » [TRADUCTION]. Je tiens à souligner que, dans ses observations, HarperCollins n’a mentionné aucune autre manifestation de préjudice découlant de ce risque allégué de reconnaissance de la compétence. Autrement dit, le seul « préjudice important » qui semble lié au risque de reconnaissance établi par HarperCollins est celui découlant de la participation obligée de HarperCollins aux étapes visant à faire progresser la demande vers l’audience.

[96]  Ainsi qu’il a été mentionné précédemment, il est bien établi par la CAF que les dépenses engagées pour participer à une instance, ou le temps et l’argent nécessaires pour se préparer à une audience et y comparaître, ne constituent pas un préjudice irréparable au sens du critère fixé dans l’arrêt RJR -- MacDonald (arrêt Malo, aux paragraphes 15, 20 et 22, arrêt Redeemer, au paragraphe 8; arrêt Janssen 2, au paragraphe 24) Par conséquent, il ne fait aucun doute que le seul préjudice découlant du risque allégué de reconnaissance de la compétence, selon HarperCollins, ne constitue pas un préjudice irréparable.

[97]  Deuxièmement, je tiens à nouveau à rappeler que, quoi qu’il en soit, HarperCollins n’a présenté aucun témoignage par affidavit pour appuyer ses allégations de préjudice résultant du risque de reconnaissance de la compétence personnelle du Tribunal. Aucun affidavit d’employés de HarperCollins E.-U. ni de HarperCollins Canada, énonçant les faits à l’appui des allégations de préjudice irréparable, n’a été déposé avec la requête. Aucun affidavit ne traite du préjudice lié au risque de reconnaissance de la compétence que subira HarperCollins si la demande n’est pas suspendue. En soi, cela ne représente pas un manquement aux exigences relatives à la présentation d’éléments de preuve clairs et non conjecturaux établis par la CAF.

[98]  Le Tribunal ne décide pas à la légère de retarder une affaire. Réciproquement, tout plaideur présentant une demande de sursis au Tribunal ne doit pas le faire à la légère. Il est acquis en matière jurisprudentielle qu’un plaideur qui souhaite bénéficier d’une mesure de redressement équitable exceptionnelle comme un sursis doit établir les faits à l’appui de sa requête. Plus particulièrement, le plaideur doit attester le préjudice irréparable qu’il est censé avoir subi. Aussi éloquents soient-ils, les arguments de l’avocat ne peuvent remplacer l’obligation pour le plaideur de présenter une preuve de préjudice irréparable qui soit claire, convaincante et non conjecturale. En l’espèce, aucun témoignage sous serment de ce genre n’a été présenté, et l’absence d’affidavit de HarperCollins me permettant d’avoir des éléments de preuve suffisants et fiables appuyant ses allégations de préjudice irréparable est fatale.

[99]  Dans le même ordre d’idées, si le « préjudice important découlant du risque de reconnaissance de la compétence » [TRADUCTION] que HarperCollins mentionne dans son mémoire était censé faire référence à quelque préjudice autre que celui lié à sa participation au règlement de la demande, je tiens simplement à souligner qu’aucun élément de preuve n’a été présenté par HarperCollins à cet égard. Eu égard aux principes établis par la CAF dans les arrêts Première Nation de Stoney, Gateway City Church, Glooscap et Janssen 1, une affirmation aussi vague et générale, non corroborée par quelque élément probant précis, est loin de satisfaire aux exigences pour constituer des éléments de preuve clairs et non conjecturaux de préjudice irréparable pouvant appuyer une suspension.

[100]  Troisièmement, j’ajouterais que tout préjudice allégué, résultant selon HarperCollins d’un risque de reconnaissance de la compétence, est un préjudice que HarperCollins aurait pu, ou pourrait, éviter. En effet, en se réservant clairement le droit de contester la compétence, HarperCollins aurait pu aborder la question dans sa réponse ou déposer une requête en radiation de la demande à son encontre, en invoquant l’absence de compétence personnelle, mais elle a décidé de ne pas le faire. Qui plus est, HarperCollins a toujours la possibilité de déposer une telle requête avant de s’engager dans les autres phases de la communication en préparation du règlement de la demande, là encore en faisant valoir expressément ses droits. Un préjudice évitable ou qui aurait pu l’être, ou un préjudice qu’un plaideur peut encore éviter ne constitue pas un préjudice irréparable donnant droit à une mesure de redressement importante comme le sursis de l’instance (arrêt Janssen 1, au paragraphe 24). C’est le cas en l’espèce.

[101]  De plus, je souligne qu’à mon avis, les décisions rendues par l’ONCA dans les arrêts Stuart Budd et Essar Steel, selon lesquelles une simple possibilité de risque de reconnaissance de la compétence peut appuyer une conclusion de préjudice irréparable, ne peuvent pas être conciliées avec la jurisprudence de la CAF sur le préjudice irréparable. En effet, alors que l’ONCA a pu admettre qu’une simple possibilité de risque peut être un motif suffisant pour étayer une allégation de préjudice irréparable, la Cour d’appel fédérale n’a pas retenu cette approche, considérant, au contraire, que les hypothèses et les conjectures ne sont pas suffisantes pour démontrer un préjudice irréparable (arrêt Gateway City Church, aux paragraphes 15 et 16). La jurisprudence de la CAF, qui lie le Tribunal, indique clairement que la simple possibilité d’un préjudice irréparable ne suffit pas : il doit être démontré que la partie requérante subira un préjudice irréparable si le sursis n’est pas accordé (arrêt US Steel, au paragraphe 7). En d’autres mots, une simple possibilité de reconnaissance de la compétence ne peut satisfaire à l’exigeant critère à remplir pour qu’il y ait préjudice irréparable. Selon l’ONCA, il se pourrait que le préjudice irréparable ne soit pas un critère aussi exigeant et qu’un possible risque de reconnaissance de la compétence soit suffisant pour y satisfaire. Mais ce n’est pas ce que dit la jurisprudence de la CAF.

[102]  Enfin, je suis également d’accord avec le commissaire lorsque celui-ci soutient que les arguments de HarperCollins concernant le préjudice irréparable lié au risque de reconnaissance de la compétence sont conjecturaux s’ils dépendent du règlement potentiel de la demande ou d’une contestation de la compétence personnelle du Tribunal, car cela dépend d’événements futurs dont on ne connaît pas, et dont on ne peut connaître, l’issue pour l’instant. Là encore, ces éléments ne peuvent appuyer une conclusion de préjudice irréparable. Il est vrai que, si l’instance n’est pas suspendue, le Tribunal pourrait accorder ou refuser les mesures de redressement demandées par le commissaire; on ne peut toutefois pas présumer que la conclusion de la demande est connue d’avance. Il est également impossible de prévoir ce que conclura le Tribunal si HarperCollins devait contester la compétence personnelle du Tribunal à son endroit, ou comment il évaluera la conduite de HarperCollins et les conséquences résultant de la réserve expresse de ses droits. Comme on ne sait pas si ces instances devant le Tribunal auront ou non gain de cause, le préjudice résultant d’un possible risque de reconnaissance de la compétence ne peut pour l’instant qu’être présumé ou allégué; il est donc conjectural. Il n’existe aucun élément de preuve clair et non conjectural me permettant de conclure que le préjudice allégué se concrétisera.

[103]  En résumé, après avoir pris en compte tous ces facteurs et les circonstances en l’espèce, je conclus que le risque allégué de reconnaissance de la compétence soulevé par HarperCollins n’appuie pas une conclusion de préjudice irréparable répondant aux exigences du critère fixé dans l’arrêt RJR -- MacDonald et de la jurisprudence qui en a découlé.

[104]  Je ferai une dernière observation. Je suis d’avis que la décision du commissaire de considérer que HarperCollins É.-U. a déjà reconnu la compétence personnelle du Tribunal et de refuser de s’engager à ne pas prétendre que HarperCollins a, par sa conduite, reconnu la compétence du Tribunal ne peut constituer une source de préjudice irréparable si le sursis n’est pas accordé et que l’examen de la demande se poursuit.

[105]  Si le commissaire a ultimement gain de cause et s’il est établi que, malgré la réserve expresse de ses droits, HarperCollins É.-U a déjà reconnu la compétence personnelle du Tribunal en déposant sa réponse et sa requête pour rejet, aucun préjudice irréparable lié au risque de reconnaissance ne résultera du refus de suspendre la demande. Selon ce scénario, le risque de reconnaissance de la compétence se serait déjà concrétisé au moment où HarperCollins a présenté sa réponse. Aucune question de préjudice irréparable causé par le risque de reconnaissance de la compétence ne se poserait en l’absence d’une suspension de la demande, car HarperCollins É.-U. aurait déjà reconnu la compétence personnelle du Tribunal. Aucune mesure ultérieure prise par HarperCollins dans le contexte de l’instance, en attendant l’issue de l’appel, ne changerait quoi que ce soit.

[106]  Cependant, même s’il s’avère au contraire que le commissaire a tort et qu’il est établi que HarperCollins É.-U n’a pas déjà reconnu la compétence personnelle du Tribunal du fait de sa conduite et de la réserve expresse de ses droits formulée dans sa réponse et sa requête pour rejet, on ne peut pas pour autant conclure qu’un préjudice irréparable découlera du refus de suspender la demande. Dans cet autre scénario, il n’y aurait aucun risque de reconnaissance de la compétence, puisque les autres mesures prises pour faire progresser la demande auraient continué d’être visées par la réserve expresse des droits. Vu l’absence de risque de reconnaissance de la compétence, aucune question de préjudice irréparable en découlant ne se poserait non plus selon ce deuxième scénario.

Conclusion concernant le préjudice irréparable

[107]  Pour tous ces motifs, je ne suis pas convaincu que HarperCollins a présenté les éléments de preuve clairs et non conjecturaux exigés pour démontrer, selon la prépondérance des probabilités, qu’elle subira un préjudice irréparable si la suspension demandée n’est pas accordée. Les allégations et les éléments de preuve présentés au Tribunal, que ce soit au sujet du risque de reconnaissance de la compétence ou de l’engagement inutile de ressources, n’établissent pas l’existence d’un préjudice irréparable ni ne permettent au Tribunal d’en conclure. Par conséquent, le deuxième volet du critère fixé dans l’arrêt RJR -- MacDonald n’est pas satisfait.

Prépondérance des inconvénients

[108]  J’examinerai maintenant le dernier volet du critère fixé dans l’arrêt RJR -- MacDonald, à savoir la prépondérance des inconvénients. En vertu de ce troisième volet, le Tribunal doit déterminer laquelle des deux parties subira le plus grand préjudice selon que l’on accorde ou refuse le sursis en attendant le règlement de l’appel (arrêt RJR -- MacDonald, au paragraphe 67). Comme HarperCollins n’a pas présenté les éléments de preuve requis pour permettre au Tribunal de tirer une conclusion de préjudice irréparable et comme j’ai conclu qu’elle n’avait pas satisfait à ce volet du critère fixé dans l’arrêt RJR -- MacDonald, je n’ai pas à déterminer en faveur de qui penche la prépondérance des inconvénients. HarperCollins n’a satisfait à aucun des volets du critère et, selon la jurisprudence de la CAF, cela est fatal (arrêt Ishaq, au paragraphe 15).

[109]  J’examinerai néanmoins brièvement la question, car la prépondérance des inconvénients est souvent considérée comme un facteur déterminant dans l’évaluation d’une demande de sursis de l’instance.

[110]  HarperCollins et Kobo soutiennent que la prépondérance des inconvénients favorise la suspension de la demande, car le commissaire n’a présenté aucun élément de preuve indiquant que la suspension portera préjudice à la concurrence dans l’industrie des livres numériques au Canada. Selon HarperCollins, aucun préjudice compensatoire ne découlera du sursis de la demande en attendant l’issue de l’appel.

[111]  Je ne suis pas de cet avis. J’estime au contraire qu’il existe un important élément compensatoire pour le commissaire, étant donné les importantes considérations d’intérêt public en cause en l’espèce. Lorsque je compare cet élément au préjudice allégué par HarperCollins et Kobo concernant l’engagement inutile de ressources et le risque de reconnaissance de la compétence, j’en viens à conclure que la prépondérance des inconvénients joue en faveur du refus du sursis demandé par HarperCollins.

[112]  Je reconnais que le commissaire n’a présenté, dans le cadre de la présente requête, aucune preuve du préjudice anticoncurrentiel que pourraient subir les consommateurs canadiens et l’ensemble de l’économie si le sursis était accordé. Cela ne signifie pas pour autant que le commissaire ne subira aucun préjudice en cas de suspension ou de sursis temporaire de la demande. Le préjudice pour le commissaire ne découle pas uniquement des effets anticoncurrentiels qui pourraient résulter d’une conduite qu’il conteste. En effet, comme le commissaire a pour mandat de défendre l’intérêt public pour la concurrence au Canada, le préjudice pourrait également découler des effets qu’une suspension aurait sur l’exercice de son mandat et de ses obligations en vertu de la loi.

[113]  Comme je l’ai mentionné dans la requête en suspension de Kobo, répétant ainsi des observations que j’avais formulées précédemment dans la décision Parkland et celles du juge Rothstein dans D & B, l’importante question de l’intérêt public se pose toujours dans les cas où l’on demande au Tribunal de suspendre une instance introduite par le commissaire. Je me permets de répéter les passages suivants des motifs que j’ai formulés quant à la requête en suspension de Kobo, aux paragraphes 65 et 66 :

[65] (…) Il incombe au commissaire de protéger l’intérêt public à l’égard de la concurrence au Canada conformément au mandat qui lui a été conféré par la Loi. Le commissaire peut porter des affaires devant le Tribunal lorsqu’il considère qu’il est de sa responsabilité de le faire et il peut conclure des consentements comme il l’a fait en l’espèce avec les éditeurs ayant réglé. Il est censé agir dans l’intérêt public, et un poids important devrait être accordé à ces considérations d’intérêt public ainsi qu’aux obligations légales du commissaire (D & B, à la page 5; Parkland, aux paragraphes 104 à 108).

[66] Cette dimension de l’intérêt public a souvent été prise en compte dans le contexte du troisième volet du critère fixé dans l’arrêt RJR -- MacDonald, soit la prépondérance des inconvénients. Comme l’a déclaré le juge Rothstein dans D & B, « un argument irréfutable de préjudice irréparable peut donc exister si on empêche [le commissaire] d’aller de l’avant dans une instance » [traduction] (D & B, à la page 5). Il n’est généralement pas dans l’intérêt public de retarder des instances devant le Tribunal et cela est en fait contraire au principe de célérité énoncé au paragraphe 9(2) de la Loi sur le Tribunal de la concurrence. L’intérêt public représenté par les mesures prises par le commissaire devrait toujours être un facteur à prendre en compte au moment de décider de la suspension d’une instance devant le Tribunal. Comme l’a déclaré la juge Gauthier dans une ordonnance rendue quant à la décision Reliance Comfort Limited Partnership c Commissaire de la concurrence, A-113- 13, 2 août 2013 (CAF), « l’intérêt public à l’égard du règlement rapide des affaires de concurrence […] pèse lourd dans la prépondérance des inconvénients » [traduction].

[114]  Dans l’arrêt D & B – CAF, la Cour d’appel fédérale a qualifié le paragraphe 9(2) de la Loi sur le Tribunal de la concurrence de « disposition impérative » [traduction] ayant « a fortement influencé » la décision de la Cour concernant la prépondérance des inconvénients dans ce dossier [traduction] (D & B CAF, au paragraphe 18).

[115]  Là encore, je suis d’avis que l’intérêt public est un autre élément important qui appuie le rejet de la demande de sursis de la demande dans les circonstances de l’espèce. Le commissaire prétend que le fait d’être empêché de poursuivre l’examen de la demande et les procédures en vue de l’audience sur le fond prévue le 13 novembre 2018 est préjudiciable à son mandat et nuit à l’exercice des pouvoirs qui lui sont conférés par la Loi. Je suis d’accord. La suspension, à ce stade, de toutes les procédures relatives à la demande, plus de 13 mois avant le début de l’audience prévue, serait contraire à l’objet et aux objectifs de la Loi et de la Loi sur le Tribunal de la concurrence.

[116]  Dans l’arrêt RJR -- MacDonald, aux paragraphes 73 à 79, la Cour suprême du Canada a affirmé que le rôle des pouvoirs publics de protéger l’intérêt public était un important facteur à prendre en compte dans l’appréciation de la prépondérance des inconvénients. Bien que ces observations aient été formulées dans le contexte d’affaires relevant de la Charte, elles permettent néanmoins de guider le Tribunal dans les affaires concernant le commissaire. Comme l’a déclaré le juge en chef Crampton dans la décision Commissaire de la concurrence c Pearson Canada Inc, 2014 CF 376 (« Pearson »), « [i]l est maintenant bien établi qu’en tant qu’autorité désignée par la loi pour appliquer et exécuter la Loi sur la concurrence, le commissaire jouit d’une présomption selon laquelle il agit de bonne foi et dans l’intérêt public lorsqu’il prend des mesures en vertu de la Loi » (Pearson, au paragraphe 43). Il ne fait aucun doute que la demande du commissaire, en l’espèce, est une procédure faite de bonne foi et que le commissaire est présumé agir dans l’intérêt public (Parkland, au paragraphe 108). En l’espèce, en introduisant devant le Tribunal sa demande en vertu de l’article 90.1, le commissaire a agi en conformité avec son obligation de protéger la concurrence au Canada en vertu de la disposition portant sur les accords entre concurrents.

[117]  Lorsqu’il est établi (comme c’est le cas en l’espèce pour le commissaire) qu’un organisme public a l’obligation de promouvoir ou de protéger l’intérêt public et qu’une instance ou une mesure a été entreprise en application de cette responsabilité, « le tribunal devrait, dans la plupart des cas, supposer que l’interdiction de l’action causera un préjudice irréparable à l’intérêt public » (RJR -- MacDonald, au paragraphe 76).

[118]  Je suis d’avis que l’intérêt public et les répercussions d’un sursis sur l’exercice du mandat du commissaire sont des facteurs importants à prendre en compte dans l’examen de la présente requête. La CSC a conclu que l’une ou l’autre partie peut faire pencher la balance des inconvénients en sa faveur en démontrant au tribunal que l’intérêt public commande l’octroi ou le refus du redressement demandé (RJR -- MacDonald, au paragraphe 71). C’est ce qu’a fait le commissaire en l’espèce en indiquant qu’à son avis, la suspension des procédures relatives à la demande l’empêcherait de s’acquitter de ses obligations légales en vertu de la Loi.

[119]  J’ajouterais qu’il y a également un intérêt public à autoriser le Tribunal à s’acquitter de son rôle en vertu de la Loi sur le Tribunal de la concurrence. Si un sursis était accordé à HarperCollins, le Tribunal ne pourrait exercer les pouvoirs qui lui sont conférés par la loi. Il est clairement dans l’intérêt public que les affaires du Tribunal soient instruites le plus rapidement possible, et c’est même une obligation impérative prévue au paragraphe 9(2) de la Loi sur le Tribunal de la concurrence.

[120]  En ce qui concerne le préjudice allégué qui résulterait de la poursuite de l’instance selon HarperCollins et Kobo, ce préjudice se limite aux ressources qu’elles auraient à engager relativement à la demande, ainsi qu’au risque de reconnaissance de la compétence. Ainsi qu’il a été mentionné précédemment, dans ces deux cas, outre le fait qu’il ne s’agit pas d’un préjudice irréparable, le préjudice allégué n’est corroboré par aucun élément de preuve ni élément précis, et il est conjectural. Il ne s’agit pas d’un préjudice dont le Tribunal peut tenir compte dans son appréciation de la prépondérance des inconvénients.

[121]  Dans de telles circonstances, lorsqu’on compare le préjudice que HarperCollins pourrait subir en l’absence d’un sursis au préjudice prévu pour l’intérêt public s’il y avait sursis, je suis d’avis que la prépondérance des inconvénients ne penche pas en faveur de l’octroi du sursis demandé par HarperCollins. Par conséquent, le troisième volet du critère fixé dans l’arrêt RJR -- MacDonald n’est pas non plus satisfait.

c.  Conclusion concernant le critère fixé dans l’arrêt RJR -- MacDonald

[122]  En vertu du critère fixé dans l’arrêt RJR -- MacDonald, HarperCollins devait convaincre le Tribunal qu’elle avait satisfait aux trois volets de ce critère pour que sa requête soit accueillie. Or, selon les éléments de preuve qui m’ont été présentés, je juge que HarperCollins n’a pu faire la preuve, d’une manière claire et non conjecturale, d’un préjudice irréparable et que la prépondérance des inconvénients ne penche pas en faveur de l’accueil de la suspension demandée.

[123]  Ayant pris en considération les éléments de preuve présentés par HarperCollins à l’appui de sa requête, l’absence de préjudice irréparable non conjectural, les considérations plus générales d’intérêt public liées au mandat et aux pouvoirs du commissaire et la nécessité d’assurer un règlement rapide des affaires de concurrence portées devant le Tribunal, je conclus également que, dans les circonstances particulières de l’espèce et à ce stade de l’instance (plus d’un an avant la date prévue de l’audience), il ne serait ni juste ni équitable d’accorder une suspension de toutes les procédures liées à la demande. Je reconnais l’importance des questions de compétence soulevées dans l’appel interjeté par HarperCollins. Cependant, l’existence d’une question aussi sérieuse à trancher ne suffit pas pour conclure qu’il serait juste et équitable d’accorder une suspension, étant donné l’absence de quelque bien-fondé des arguments de préjudice irréparable invoqués par HarperCollins et la prépondérance des inconvénients favorisant le commissaire.

[124]  Il n’existe donc aucune circonstance exceptionnelle justifiant que j’exerce mon pouvoir discrétionnaire d’accorder la mesure de redressement demandée par HarperCollins.

C.  Il ne serait pas dans l’« intérêt de la justice » de suspendre la demande à ce stade-ci

[125]  Pour les motifs que énoncés ci-dessus dans mon analyse de la décision rendue par la CSC dans Google et par souci d’exhaustivité, j’examinerai maintenant le critère de l’« intérêt de la justice » énoncé dans l’arrêt Mylan et je déterminerai s’il serait justifié, dans les circonstances en l’espèce, d’accorder le sursis demandé par HarperCollins si l’on présumait que le critère approprié est celui de l’« intérêt de la justice ».

a.  Principes généraux

[126]  L’expression « intérêt de la justice » est mentionnée explicitement à l’alinéa 50(1)b) de la Loi sur les Cours fédérales, mais elle n’a pas été définie en soi dans la jurisprudence des cours fédérales. Comme l’ont reconnu les avocats de HarperCollins lors de l’audience, il s’agit d’un concept difficile à cerner dont les particularités dépendent de tous les facteurs en cause dans une affaire donnée. Même dans sa décision rendue dans Mylan, que HarperCollins et Kobo semblent considérer comme la première décision ayant confirmé le critère de l’intérêt de la justice, la CAF offre peu d’indications sur ce que ce critère englobe réellement. La CAF mentionne les « considérations discrétionnaires d’ordre général » et les « considérations d’intérêt public » à prendre en compte pour que « les instances se déroulent équitablement et avec célérité » (Mylan, au paragraphe 5).

[127]  Il est toutefois juste de dire qu’il s’agit d’un critère vaste et de grande portée qui peut englober de nombreux éléments, et que le report d’une affaire « dépend des circonstances factuelles présentées à la Cour » (Mylan, au paragraphe 5). Quatre décisions invoquées par HarperCollins et Kobo sont utiles pour déterminer les aspects qu’englobe le critère de l’« intérêt de la justice ».

[128]  Dans Korea Data, l’ONCA mentionne que l’intérêt de la justice part des trois volets du critère fixé dans l’arrêt RJR -- MacDonald (Korea Data, au paragraphe 19). Selon cette décision, l’intérêt de la justice comprendrait bien sûr des facteurs démontrant un préjudice irréparable ou une prépondérance des inconvénients, bien que l’ONCA semble soutenir que, dans l’examen de l’intérêt de la justice, la dimension de la question sérieuse à trancher ou les considérations concernant le bien-fondé de l’appel pourraient être moins importantes. Il y a toutefois d’autres facteurs à prendre en compte pour déterminer ce qui est dans l’intérêt de la justice, et l’ONCA mentionne expressément « l’intérêt public pour un règlement équitable, ordonné et expéditif du litige » [traduction] et l’« utilisation efficace des ressources publiques limitées » [traduction] (Korea Data, au paragraphe 19).

[129]  Dans l’arrêt Coote c Lawyers’ Professional Indemnity Company, 2013 CAF 143 (« Coote »), la Cour d’appel fédérale a réitéré, comme elle l’avait fait dans Mylan, que le critère fixé dans l’arrêt RJR -- Macdonald ne convient pas dans le contexte d’un sursis où la Cour s’abstient d’exercer sa propre compétence. Cet arrêt concerne deux appels interjetés à l’encontre d’ordonnances interlocutoires rendues par la Cour fédérale avant l’audition d’une demande visant un plaideur quérulent. Il était demandé à la CAF de surseoir aux appels en attendant que la Cour fédérale rende sa décision concernant la demande visant le plaideur quérulent. Pour décider si elle devait accorder le sursis demandé, la Cour d’appel fédérale a déclaré qu’elle devait tenir compte des « faits » qui lui avaient été présentés et se fonder sur des principes autres que le critère fixé dans l’arrêt RJR -- Macdonald. Ces principes consistaient notamment à « apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible », conformément à l’article 3 des Règles des Cours fédérales (Coote, au paragraphe 12). La CAF a aussi formulé les autres principes suivants : « [s]i aucune partie ne subit un préjudice déraisonnable et qu’il est dans l’intérêt de la justice — des considérations essentielles dont on doit toujours tenir compte — la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire afin d’éviter de gaspiller les ressources judiciaires » (Coote, au paragraphe 13). Selon le juge Stratas, consacrer des ressources à une affaire sans bonne raison en prive les autres sans bonne raison.

[130]  HarperCollins et Kobo renvoient également à la décision rendue par le juge en chef Crampton dans Kobo – CF, dans le contexte de la demande de contrôle judiciaire parallèle présentée par Kobo contre les consentements de 2017. Dans cette décision, la Cour fédérale a conclu qu’en l’absence d’un sursis de l’instruction de la demande de Kobo, les parties « devront consacrer beaucoup de temps et d’argent en lien avec les instances devant la Cour et le Tribunal, qui sont toutes deux prévues dans un délai très rapproché l’une de l’autre, soit moins de deux semaines » (Kobo – CF, au paragraphe 33). HarperCollins et Kobo soulignent l’extrait suivant des motifs du juge en chef Crampton : « exiger que les deux instances aient lieu presque simultanément ne constituerait pas une utilisation efficace des ressources publiques et judiciaires limitées et ne serait pas conforme à l’esprit de l’article 3 des Règles des Cours fédérales, qui fait référence à la nécessité d’apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible » (Kobo – CF, au paragraphe 33).

[131]  Enfin, dans TREB, seule affaire du Tribunal dans laquelle le critère de l’« intérêt de la justice » a été retenu et appliqué, les motifs invoqués par la juge Simpson indiquent que les considérations concernant le préjudice pour les parties (lié au gaspillage de ressources pour la mise à jour des éléments de preuve) ont été déterminantes dans sa décision d’accorder une suspension dans les circonstances. Dans TREB, la juge Simpson a appliqué le critère de l’« intérêt de la justice » en évaluant diverses allégations de préjudice formulées par les parties. Même si elle n’a pas utilisé les termes « préjudice irréparable » ou « préjudice », ce sont les efforts et les dépenses considérables, en termes de ressources, que les parties auraient à engager pour la mise à jour des éléments de preuve en préparation d’une audience imminente qui l’ont finalement amenée à conclure que l’« intérêt de la justice » commandait un ajournement.

[132]  Même si cette jurisprudence illustre quelque peu ce que l’« intérêt de la justice » pourrait englober, je conviens avec HarperCollins que les éléments qui doivent d’abord et avant tout être pris en compte sont tous les facteurs propres à la demande et les faits concernant HarperCollins.

b.  Analyse

[133]  HarperCollins fait valoir que, dans les circonstances en l’espèce, l’intérêt de la justice appuyant une suspension de la demande repose sur les éléments suivants : l’appel soulève d’importantes questions préliminaires de compétence qui devraient être examinées en appel avant que la présente affaire ne fasse l’objet d’une audience; HarperCollins, mais non le commissaire, pourrait subir un important préjudice en l’absence d’une suspension; et les parties (et le Tribunal) risquent réellement de gaspiller d’importantes ressources si l’instance devait se poursuivre en attendant l’issue de l’appel. Kobo mentionne également l’important gaspillage de ressources judiciaires et financières qui résulterait du refus d’octroyer le sursis, au détriment des parties et du public.

[134]  Après examen des éléments de preuve, ainsi que des circonstances particulières et du calendrier propres à la requête de HarperCollins, je ne suis pas convaincu, même en regard du critère de l’« intérêt de la justice », que HarperCollins a démontré que l’un ou l’autre de ces motifs justifierait l’exercice de mon pouvoir discrétionnaire d’octroyer le sursis demandé par HarperCollins. Lorsque tous les facteurs pertinents et le contexte particulier de la requête sont pris en compte, l’intérêt de la justice commande plutôt, à mon avis, la poursuite de l’instance et la prise, par les parties, des mesures nécessaires pour la poursuite en parallèle de l’appel et de la demande.

Gaspillage de ressources

[135]  Ainsi qu’il est mentionné dans Korea Data, « il ne fait aucun doute que les facteurs démontrant un préjudice irréparable ou une prépondérance des inconvénients sont pertinents lorsque la cour doit décider si elle doit ou non suspendre une instance » [traduction] (Korea Data, au paragraphe 19). Or, comme il a été mentionné précédemment dans la discussion portant sur le critère fixé dans l’arrêt RJR -- MacDonald, aucun de ces deux facteurs n’appuie le sursis de la demande dans la présente requête. Je suis d’avis qu’il ne faudrait généralement pas dissocier l’intérêt de la justice de l’exigence de démontrer une forme quelconque de prejudice irréparable dû au défaut d’obtenir le redressement demandé; HarperCollins n’a fait aucune démonstration de la sorte en l’espèce. Il va sans dire que l’absence de preuve démontrant un préjudice irréparable subi par HarperCollins et la prépondérance des inconvénients en faveur du commissaire sont deux facteurs qui font valoir qu’il ne serait pas dans l’intérêt de la justice d’accorder un sursis.

[136]  HarperCollins et Kobo insistent sur le gaspillage de ressources publiques et privées qui résultera du temps, des efforts et de l’argent que les parties et le Tribunal devront engager en préparation de l’audience de novembre 2018 si la demande n’est pas suspendue. J’ouvre ici une parenthèse pour mentionner que la prochaine étape dans l’examen de la demande est, pour les parties, de convenir du calendrier des différentes étapes de la communication et de la préparation en vue de l’audience. Conformément à l’ordonnance du Tribunal concernant la date d’audience, les parties doivent se consulter pour convenir du calendrier des étapes nécessaires pour que l’affaire soit portée devant le tribunal à la date prévue et elles doivent en informer le Tribunal dans un délai de 30 jours. Comme l’indique le projet de calendrier préalablement présenté par les avocats des parties, les étapes plus immédiates porteront sur la préparation des affidavits des documents, l’échange et l’examen des documents, les interrogatoires préalables et les requêtes susceptibles de découler des questions soulevées durant les étapes de la communication. Dans un avenir plus éloigné, se rapprochant de la date d’audience prévue en novembre 2018, les autres étapes incluront la préparation des déclarations des témoins, des rapports d’experts et d’autre matériel pour l’audience.

[137]  On peut facilement établir une distinction entre le contexte de la requête de HarperCollins et les situations dans TREB, Coote ou Kobo – CF où des préoccupations concernant le gaspillage des ressources des parties avaient justifié l’octroi d’un sursis. Dans TREB, la juge Simpson a conclu qu’il était dans l’intérêt de la justice d’accorder l’ajournement, car les parties étaient sur le point de déployer des efforts considérables et d’engager d’importantes dépenses pour mettre à jour les éléments de preuve en préparation de l’audience de réexamen. Dans cette affaire, le Tribunal s’est basé sur les ressources que les parties auraient à déployer pour conclure qu’il serait dans l’intérêt de la justice de suspendre l’audience de réexamen, en attendant la décision concernant la demande d’autorisation d’interjeter appel auprès de la CSC. Je ne partage pas l’avis de HarperCollins et de Kobo selon qui la situation en l’espèce est comparable à celle de l’affaire TREB. Dans TREB, l’audience sur le fond était imminente, celle-ci devant avoir lieu à peine quatre mois après la date de l’ordonnance rendue par la juge Simpson, et les parties devaient préparer et déposer les témoignages des témoins et les rapports d’experts au cours des semaines suivantes.

[138]  Ce n’est pas le cas en l’espèce. Les parties ne sont pas sur le point d’engager le type de ressources considérées par la juge Simpson dans TREB. En l’espèce, l’audience est prévue pour le 13 novembre 2018, soit dans plus de 13 mois. Aucun élément de preuve n’indique que HarperCollins et Kobo devront sous peu engager des dépenses considérables dans le cadre de la poursuite des procédures relatives à la demande. Les prochaines étapes porteront sur la communication (affidavits des documents, production de documents, interrogatoires), et non sur la préparation proprement dite à l’audience; le calendrier pour ces étapes doit encore être fixé par les parties ou déterminé par le Tribunal. Ces étapes se dérouleront probablement à moyen terme (c.-à-d. dans quelques mois) et les parties disposeront d’une certaine marge de manoeuvre en termes de délais. J’ajouterais que HarperCollins et Kobo n’ont fourni aucun élément de preuve pour étayer l’ampleur des ressources privées qui seraient gaspillées durant l’exécution de ces étapes de la communication.

[139]  De même, dans Kobo – CF, on craignait que les ressources privées ne soient gaspillées, du fait que l’audience sur le bien-fondé de la demande de contrôle judiciaire de Kobo devait avoir lieu à très court terme, soit moins de deux semaines après le prononcé de la décision de la Cour fédérale. Je ne considère donc pas, à ce stade, que le gaspillage des ressources des parties invoqué par HarperCollins et Kobo soit un facteur important qui puisse appuyer une conclusion selon laquelle l’intérêt de la justice commanderait la suspension de la demande en l’espèce.

[140]  En ce qui a trait au risque de gaspillage des ressources publiques et judiciaires, là encore je ne suis pas convaincu par les observations de HarperCollins et de Kobo. Aucun élément de preuve n’indique en effet que les ressources publiques du commissaire seront « gaspillées » si l’examen de la demande se poursuit. Au contraire, le commissaire considère lui-même qu’il est dans l’intérêt public de poursuivre le traitement de la demande et que cela représente une utilisation judicieuse des ressources dans cette affaire. Le commissaire, qui a la responsabilité de protéger l’intérêt public, n’invoque pas un usage abusif des ressources publiques à son niveau, ni ne s’en plaint. Il n’appartient pas au Tribunal de mettre en question les observations du commissaire sur ce point, car ce dernier est présumé agir dans l’intérêt public. Il ne s’agit donc pas d’une situation où, pour reprendre les mots de la Cour d’appel fédérale dans Coote, des ressources publiques seraient consacrées à une affaire sans bonne raison.

[141]  De même, il n’existe aucun élément de preuve convaincant d’un gaspillage de ressources judiciaires lié à la poursuite de la demande. Je tiens à rappeler que, dans TREB, la juge Simpson a pris en compte l’argument selon lequel les ressources judiciaires nécessaires à l’audition des requêtes susceptibles d’être présentées durant l’été précédant l’audience prévue, ainsi qu’aux travaux devant être menés par le Tribunal en préparation de l’audience, risquaient d’être gaspillées si le sursis n’était pas accordé. Elle a toutefois conclu que ce facteur était conjectural et elle y a accordé peu de poids. À mon avis, c’est également le cas pour la présente requête. L’argument concernant le gaspillage de ressources judiciaires est conjectural, d’autant que l’audience est loin d’être imminente. Contrairement à TREB, l’audience en l’espèce n’est actuellement prévue que dans 13 mois. Il est peu probable que les ressources judiciaires du Tribunal soient sollicitées avant la présentation des requêtes en communication de la preuve, ce qui ne devrait pas avoir lieu avant le printemps 2018, au plus tôt. De plus, cette question est conjecturale à ce stade, car le Tribunal ne dispose actuellement d’aucune indication lui permettant de savoir si de telles requêtes seront présentées et de déterminer l’étendue des ressources judiciaires qui seront requises, le cas échéant.

[142]  Des distinctions comparables peuvent être établies avec Kobo – CF; dans cette affaire, la Cour fédérale devait instruire l’affaire moins de deux semaines plus tard et il ne faisait aucun doute qu’elle allait solliciter rapidement d’importantes ressources judiciaires.

[143]  Contrairement à la situation dans Kobo – CF et Coote où l’imminence d’un possible épuisement des ressources judiciaires était un motif appuyant un sursis dans l’intérêt de la justice, je suis d’avis qu’aucun gaspillage potentiel des ressources judiciaires ne se pose en l’espèce. Je ne suis donc pas convaincu, à la lumière des éléments de preuve dont je dispose à ce stade de l’instance, qu’il s’agit d’un cas où les ressources publiques et judiciaires limitées ne seraient pas utilisées efficacement. Il est à mon avis tout simplement prématuré d’invoquer le spectre du gaspillage des ressources publiques et judiciaires.

Durée de la suspension

[144]  En ce qui concerne la durée prévue du sursis, HarperCollins et Kobo ont, à maintes reprises, fait valoir que la demande ne serait en sursis en attendant le règlement de l’appel que pendant quelques mois ou une courte période, et que la suspension ne serait que temporaire. Le sursis n’occasionnant pas de retard important, elles soutiennent qu’il est dans l’intérêt de la justice de l’accorder. Il m’est toutefois impossible de parvenir à une telle conclusion à ce stade de l’instance et sur la base des éléments de preuve dont je dispose. Alors que la situation ne faisait aucun doute dans Korea Data et dans Kobo – CF, je ne suis pas convaincu que le sursis en l’espèce serait d’une durée relativement courte et limitée. À tout le moins, je suis d’avis qu’une telle conclusion ne peut être ni formulée ni étayée à ce stade.

[145]  Au contraire, le délai pourrait être long.

[146]  Je sais que les avocats des parties ont signifié leur intention de faire avancer l’appel de manière expéditive. Cependant, selon les éléments de preuve au dossier, l’audience devant la CAF aurait lieu « durant le premier trimestre de 2018 si l’affaire suit normalement son cours ou est traitée de manière expéditive » [traduction]. HarperCollins parle de « l’hiver ou du début du printemps 2018 » dans ses observations. Cela représente déjà un délai de six mois, simplement pour la date d’audition de l’appel. De plus, rien ne montre que l’appel a été traité de façon expéditive jusqu’à maintenant. Selon les inscriptions enregistrées de la CAF, les plus récentes étapes de la procédure, à savoir le dépôt de l’entente concernant le contenu du dossier d’appel et le dépôt du dossier d’appel proprement dit, ont été exécutées vers la toute fin des délais prescrits par les Règles des Cours fédérales, soit au bout de 30 jours dans le premier cas et de 26 jours dans le deuxième. Aucune requête visant à accélérer l’appel ou l’instruction n’a été présentée jusqu’à maintenant, même si je reconnais qu’il est peut-être encore trop tôt. De même, nous n’avons à ce stade aucun élément de preuve ni aucune indication du temps qu’il faudra sans doute à la CAF pour trancher l’appel après l’avoir instruit. Lorsque toutes ces circonstances de fait sont prises en compte, on ne peut pas dire, selon moi, que l’appel sera probablement tranché rapidement ou que la suspension demandée par HarperCollins sera de courte durée. Au contraire, des motifs raisonnables portent à croire que le délai pourrait être de plus que quelques mois.

[147]  La présente affaire diffère de Kobo – CF et de TREB sur un autre point important : dans ces deux affaires, la Cour fédérale et le Tribunal étaient convaincus, à la lumière des éléments de preuve qui leur avaient été présentés, que la suspension serait de courte durée (il était question de « semaines » dans Kobo – CF), et cet élément a milité en faveur de l’argument de l’intérêt de la justice. En l’espèce, tout indique un délai minimal d’au moins six mois. Il est possible que des éléments de preuve factuels présentés à une date ultérieure de l’instance permettent de croire que la suspension sera de courte durée, mais ces éléments sont actuellement absents du dossier.

Autres sursis dans le litige concernant les livres numériques

[148]  HarperCollins et Kobo ont également mentionné le contexte particulier dans lequel, à leur avis, la présente requête est introduite. Ce n’est pas la première fois que la question d’un sursis dans l’attente d’un appel est soulevée dans le litige permanent opposant le commissaire et les éditeurs de livres numériques. Depuis le début, des suspensions ou des sursis ont été accordés à plusieurs occasions, et le commissaire a consenti à certains sursis et a choisi de ne pas en contester d’autres qui avaient été ordonnées par le Tribunal. HarperCollins invoque notamment le sursis accordé en décembre 2014 par le juge Rennie dans Kobo 2014 et la décision du commissaire de surseoir aux consentements de 2017 dans le cadre la demande de contrôle judiciaire en instance de Kobo. HarperCollins fait valoir que, compte tenu des instances antérieures introduites aux États-Unis et au Canada, notamment la demande de contrôle judiciaire en cours de Kobo, et des consentements préalablement accordés par le commissaire, celui-ci ne peut prétendre qu’une suspension ou un sursis temporaire de l’instance dans le cadre de la présente demande lui portera préjudice.

[149]  Je ne partage pas ce point de vue. Je reconnais que le commissaire a déjà accordé des sursis dans ces procédures portant sur les livres numériques et que l’ensemble du litige dure maintenant depuis près de quatre ans. Cependant, je ne considère pas cela comme un fait pertinent pour décider s’il serait dans l’intérêt de la justice de suspendre la présente demande à ce stade. Premièrement, le Tribunal doit statuer sur cette requête en tenant compte des faits qui lui sont présentés, et non en se basant sur la conduite antérieure du commissaire dans le règlement de requêtes en sursis ou en suspension comparables. Deuxièmement, il n’appartient pas au Tribunal de revoir les choix et les décisions du commissaire concernant la stratégie utilisée dans le traitement d’autres affaires parallèles. Troisièmement, il est important de rappeler le contexte particulier dans lequel le commissaire a décidé de consentir à certains sursis ou suspensions ou de s’abstenir de contester d’autres sursis ou suspensions accordés dans le litige concernant les livres numériques.

[150]  Lorsque le juge Rennie a accordé un sursis en décembre 2014, c’était dans un contexte où le commissaire lui-même avait présenté la décision sur le renvoi qui était le motif sous-jacent du sursis et où le commissaire venait d’informer les parties qu’il consentait à l’annulation du consentement de 2014, après avoir reçu la décision sur le renvoi. En mars 2017, lorsque le commissaire a autorisé le sursis de la mise en oeuvre des consentements de 2017 dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire de Kobo, il l’a fait afin d’accélérer l’examen de la demande sur le fond. Comme l’a mentionné le juge en chef Crampton, toutes les parties ont consenti à la suspension sous-jacente « afin que la demande de Kobo puisse être directement instruite par voie expéditive, évitant ainsi d’engager le temps et les frais qu’il aurait fallu engager si la demande de suspension de Kobo avait été instruite séparément » (Kobo – CF, au paragraphe 47).

[151]  Je ne vois pas comment ces faits portant sur des circonstances différentes pourraient indiquer, dans le contexte de la présente requête, que l’intérêt de la justice commanderait l’adoption d’une approche comparable de la part du commissaire et justifierait la suspension de la demande.

Paragraphe 9(2) de la Loi sur le Tribunal de la concurrence

[152]  Je ne suis pas d’accord non plus pour dire que la demande n’est pas une « question urgente ». Le fait que les procédures relatives au commerce de livres numériques durent maintenant depuis plusieurs années ne signifie pas que la présente demande n’est plus assujettie aux dispositions impératives de la Loi sur le Tribunal de la concurrence. Le paragraphe 9(2) de la Loi sur le Tribunal de la concurrence prévoit que, « dans la mesure où les circonstances et l’équité le permettent, il appartient au Tribunal d’agir [...] en procédure expéditive », et que des motifs impérieux doivent exister pour suspendre l’instance. Cette disposition s’applique toujours à la demande. En sa qualité de tribunal expert spécialisé appelé à trancher des questions économiques et commerciales, le Tribunal est tenu d’agir de manière expéditive dans toutes les affaires dont il est saisi. L’importance de l’instruction rapide des affaires de concurrence a été réitérée en 2013 par la CAF, dans une ordonnance rendue par la juge Gauthier dans l’affaire Reliance Comfort Limited Partnership c Commissaire de la concurrence, A-113-13, 2 août 2013 (CAF), une décision rendue après l’arrêt Mylan.

[153]  Je reconnais que, dans Coote et dans Kobo – CF, la Cour d’appel fédérale et la Cour fédérale renvoient toutes deux à l’article 3 des Règles des Cours fédérales qui porte sur le fait qu’il est souhaitable « d’apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible ». J’ajouterais toutefois les deux observations suivantes.

[154]  Premièrement, l’article 3 des Règles des Cours fédérales renvoie à la fois à la célérité et à l’économie judiciaire, en précisant que le règlement de chaque instance doit se faire de la manière « la plus expéditive et économique possible ». Cette disposition a une portée différente et plus large que le paragraphe 9(2) de la Loi sur le Tribunal de la concurrence et l’article 2 des Règles du Tribunal de la concurrence, DORS/2008-141 (« Règles du TC ») qui mentionnent uniquement l’obligation du Tribunal d’agir sans formalisme et en procédure expéditive. Certes, l’intérêt de la justice et la bonne administration de la justice militent toujours en faveur d’un règlement efficace et rapide. Je ne conteste pas cela. L’intérêt de la justice commande le maintien d’un équilibre adéquat entre la rentabilité et la rapidité du règlement des affaires. Il n’est pas toujours indiqué de favoriser le règlement le moins coûteux au détriment d’un règlement rapide, tout comme le choix de la solution la plus expéditive, quel qu’en soit le coût, ne sert pas toujours l’administration de la justice.

[155]  Cependant, dans le cas du Tribunal, il est important d’agir conformément aux exigences du paragraphe 9(2) de la Loi sur le Tribunal de la concurrence pour décider ce qui constitue « un règlement équitable, ordonné et expéditif du litige » [traduction] (Korea Data, au paragraphe 19). En l’espèce, le calendrier fixé par le Tribunal pour le règlement de la demande ne peut être qualifié de serré. Comme l’a déclaré le juge Phelan dans son ordonnance prescrivant le calendrier et fixant la date d’audience à novembre 2018, la durée globale de la demande « se compare raisonnablement (mais n’est pas identique) aux calendriers d’affaires semblables » [traduction] et « elle se situe dans la fourchette raisonnable pour des affaires d’une complexité comparable » [traduction]. La suspension de l’ensemble de la demande à ce stade, ce qui aurait pour effet d’empêcher la poursuite de quelque mesure en préparation de l’audience et de bloquer toutes les activités pendant une durée indéterminée, prolongerait nécessairement la demande bien au-delà des délais prévus dans des affaires semblables et du délai raisonnable pour de telles affaires. Je suis d’avis que cela serait contraire à l’esprit de la loi d’habilitation du Tribunal et des exigences du paragraphe 9(2) de la Loi sur le Tribunal de la concurrence et, par conséquent, ne serait pas dans l’intérêt de la justice.

[156]  Deuxièmement, contrairement à la situation évoquée dans Coote, on ne peut pas dire en l’espèce qu’aucune partie ne subirait de préjudice déraisonnable si l’ajournement demandé était accordé (Coote, au paragraphe 13). Le commissaire a en effet déclaré que des préjudices lui seraient causés, en sa qualité d’organisme public investi du mandat et du rôle de protéger la concurrence et chargé d’exercer ses fonctions par l’instruction des instances portées devant le Tribunal. Puisque je suis d’avis, comme je l’ai mentionné précédemment dans la section sur la « prépondérance des inconvénients », que l’intérêt public serait lésé par une suspension de la demande, on ne peut pas prétendre en l’espèce qu’aucune partie ne subirait de préjudice. Il s’agit d’une autre distinction importante à prendre en compte pour déterminer si la suspension demandée serait dans l’intérêt de la justice.

Demande de contrôle judiciaire de Kobo

[157]  Enfin, comme HarperCollins et Kobo ont toutes deux établi des parallèles entre la présente demande et la demande de contrôle judiciaire de Kobo, je dois également insister sur la nécessité d’établir une distinction entre les faits particuliers qui sous-tendent la décision de la Cour fédérale d’accorder une suspension dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire de Kobo (Kobo – CF) et ceux de l’affaire en instance.

[158]  Dans Kobo – CF, le sursis était censé n’être que de très courte durée, la reconnaissance du rôle spécialisé du Tribunal et le souci d’éviter que deux décideurs rendent des décisions contradictoires ont été les principaux facteurs à l’appui de la décision, et le juge en chef Crampton a usé de son pouvoir discrétionnaire pour éviter le gaspillage de ressources judiciaires dans un contexte où l’audience (et l’affectation de ressources) était imminente. Bien que HarperCollins et Kobo insistent sur le renvoi fait par la Cour fédérale à la possibilité « qu’il y ait gaspillage des ressources publiques et judiciaires limitées », je tiens à souligner qu’il ne s’agit là que d’un des trois motifs retenus par le juge en chef Crampton pour accorder la suspension. Les deux autres étaient directement liés aux instances parallèles dont la Cour fédérale avait été saisie dans cette affaire, à savoir : « la possibilité que la Cour et le Tribunal rendent des décisions contradictoires ou difficilement conciliables » [...] et que « la Cour et les parties perdent la possibilité de profiter de l’examen par le Tribunal des deux questions de compétence qui sont communes aux deux instances » (Kobo – CF, au paragraphe 43). Manifestement, aucun de ces deux facteurs n’entre en jeu en l’espèce.

[159]  Dans sa décision, le juge en chef Crampton a clairement exprimé une inquiétude récurrente selon laquelle, sans sursis, le Tribunal et la Cour fédérale pourraient rendre des décisions divergentes qui pourraient être perçues comme étant « contradictoires ou difficilement conciliables » (Kobo – CF, aux paragraphes 36, 39 et 43). De fait, le juge en chef Crampton a conclu qu’il était préférable « que la Cour puisse profiter des décisions du Tribunal concernant les questions de compétence soulevées dans les deux instances avant de se pencher elle-même sur ces questions » (Kobo CF, au paragraphe 39). Je suis d’accord avec le commissaire pour dire qu’il s’agissait d’un élément déterminant dans l’octroi du sursis, car la décision du Tribunal relativement à la requête sommaire de HarperCollins permettrait d’informer le processus de la Cour fédérale et aiderait à parvenir à une conclusion cohérente et uniforme, sans que les décisions du Tribunal et de la Cour ne soient incompatibles.

c.  Conclusion sur le critère de l’« intérêt de la justice »

[160]  Lorsque tous ces facteurs sont pris en compte, je ne suis pas convaincu qu’il serait dans l’intérêt de la justice, à ce stade, d’appuyer la position de HarperCollins et de suspendre toutes les procédures relatives à la demande. Autrement dit, dans les circonstances de l’espèce, l’octroi du sursis demandé par HarperCollins ne constituerait pas un règlement juste et équitable, même si le critère devant s’appliquer était celui de l’« intérêt de la justice ». Au contraire, je suis d’avis que, dans le contexte particulier de cette affaire et à ce stade-ci, ce qui est dans l’intérêt de la justice est de veiller à ce que les parties prennent les mesures dont elles disposent pour assurer la poursuite de l’appel et de la demande. Pour reprendre les conclusions de l’ONCA dans Korea Data, ce qui favorise à la fois l’« intérêt public pour un règlement équitable, ordonné et expéditif du litige » [traduction] et un « usage efficace des ressources publiques limitées » [traduction] à ce stade est de laisser les deux instances suivre leur cours respectif, en parallèle. À ce stade, bien que les paramètres permettant de mesurer l’intérêt de la justice soient larges, ils ne justifient pas l’octroi d’une suspension temporaire.

[161]  Je suis d’avis que deux options peuvent facilement être définies et toutes les deux sont, dans une large mesure, à la portée des parties. Il appartient maintenant aux parties de les examiner.

[162]  Pour servir l’intérêt de la justice en l’espèce, il faut que HarperCollins, Kobo et le commissaire prennent les mesures nécessaires pour accélérer l’appel, non seulement par la présentation ultérieure d’une demande d’instruction accélérée, mais à chacune des étapes des procédures d’appel, afin d’atténuer tout préjudice potentiel (Redeemer, au paragraphe 8). Comme l’a souligné le juge Stratas dans l’arrêt Mylan, il ne suffit pas de présenter à la Cour une demande d’instruction accélérée pour que l’appel soit instruit de manière expéditive : « [c]eux qui souhaitent accélérer le processus devraient eux-mêmes agir avec plus de célérité » (Mylan, au paragraphe 30). Afin d’avoir une chance d’obtenir une ordonnance favorable de la CAF enjoignant d’accélérer la procédure d’appel et d’avancer la date d’audience devant la CAF, il incombe aux parties de poursuivre elles aussi l’appel à un rythme efficace. Jusqu’à maintenant, il semble que cela n’ait pas toujours été le cas, car deux des premières étapes de la procédure ont nécessité presque le maximum du délai prescrit par les Règles des Cours fédérales. La balle est maintenant dans le camp des parties en ce qui concerne les prochaines étapes de l’instance.

[163]  Il est également dans l’intérêt de la justice, eu égard aux circonstances de fait de l’affaire, que HarperCollins, Kobo et le commissaire envisagent des moyens d’établir un calendrier plus condensé pour les étapes de la communication et de la préparation de l’audience, en fixant des dates plus près de la date d’audience prévue en novembre 2018, afin de réduire au minimum les efforts et les ressources judiciaires que les parties devront engager avant que la CAF rende sa décision concernant l’appel. Comme il a été indiqué précédemment, le calendrier actuel pour le règlement global de la demande n’est pas serré et, à mon avis, la généreuse période de plus de 13 mois d’ici l’audience de novembre 2018 laisse aux parties une marge de manoeuvre amplement suffisante pour atténuer tout préjudice qui pourrait être associé à l’affectation précoce de ressources judiciaires en vue du règlement de la demande. Sur cet aspect également, la balle est dans le camp des parties, du moins en partie, car le Tribunal aura également son mot à dire sur le calendrier de l’instance.

[164]  Le Tribunal s’attend à ce que ces options soient prises en compte et examinées par les parties. Si la question d’une suspension temporaire de la demande devait refaire surface ultérieurement durant l’instance (puisque rien dans la présente ordonnance n’empêche une partie de présenter une autre requête en sursis si les circonstances factuelles devaient changer), la manière dont les parties auront traité ces options possibles fera certainement partie des facteurs pris en compte par le Tribunal dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire.

[165]  Comme toujours, le Tribunal sera à la disposition des parties pour envisager des moyens d’adapter les exigences des Règles du Tribunal de la concurrence, pour discuter avec elles du calendrier et des délais s’il y a lieu, ainsi que pour résoudre les questions qui pourraient se poser, afin que la demande puisse être traitée sans formalisme et en procédure expéditive, dans la mesure où les circonstances et l’équité le permettent.

IV.  CONCLUSION

[166]  Pour les motifs précités, la requête de HarperCollins sera rejetée.

[167]  En vertu du critère fixé dans l’arrêt RJR -- MacDonald, HarperCollins devait convaincre le Tribunal qu’elle avait satisfait aux trois volets de ce critère pour que sa requête soit accueillie. Or, selon les éléments de preuve qui m’ont été présentés, je juge que HarperCollins n’a pu faire la preuve, d’une manière claire et non conjecturale, d’un préjudice irréparable et que la prépondérance des inconvénients ne penche pas en sa faveur. Je conclus donc qu’il n’est ni juste ni équitable d’accorder un sursis dans le contexte de la présente requête.

[168]  De plus, après avoir examiné les éléments de preuve présentés par HarperCollins à l’appui de la présente requête, et pris en compte les facteurs propres à la demande et les circonstances factuelles concernant HarperCollins, je suis également convaincu que, même si l’on présumait que le critère plus souple préconisé par HarperCollins et Kobo devrait s’appliquer, l’« intérêt de la justice » ne commanderait pas la suspension de la demande à ce stade de l’instance. En d’autres mots, la suspension de la demande ne serait pas un règlement juste et équitable de la présente requête. L’intérêt de la justice appelle plutôt les parties à mettre en oeuvre les mesures dont elles disposent pour assurer le règlement expéditif de l’appel et la poursuite de la demande, en parallèle, d’une manière efficace pour toutes les parties en cause.

[169]  Je considère qu’il n’y a pas motifs en cette affaire pour une adjudication de dépens contre HarperCollins.

POUR LES MOTIFS QUI PRÉCÈDENT, LE TRIBUNAL ORDONNE CE QUI SUIT :

[170]  La requête de HarperCollins est rejetée. Il n’y a aucune ordonnance d’adjudication des dépens.

FAIT à Ottawa, ce 6e jour d’octobre 2017.

SIGNÉ au nom du Tribunal par le président.

(s) Denis Gascon


AVOCATS :

Pour les défenderesses :

HarperCollins Publishers LLC et

HarperCollins Canada Limited

Katherine L. Kay

Danielle K. Royal

Mark E. Walli

Michael A. Currie

Pour le demandeur :

Le commissaire de la concurrence

John Syme

Esther Rossman

Katherine Johnson

Pour l’intervenant :

Rakuten Kobo Inc

Nikiforos Iatrou

Scott McGrath

Bronwyn Roe

 

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