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Competition Tribunal

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Tribunal de la concurrence

Référence: Le commissaire de la concurrence c HarperCollins Publishers LLC et HarperCollins Canada Limited, 2017 Trib conc 10

N° de dossier: CT- 2017-002

N° de document du greffe: 152

EU ÉGARD À une demande présentée par le commissaire de la concurrence en vertu de l’article 90.1 de la Loi sur la concurrence, LRC 1985, c C-34, et ses modifications;

ET EU ÉGARD À une requête en rejet sommaire présentée par HarperCollins Publishers LLC et HarperCollins Canada Limited.

ENTRE:

Le commissaire de la concurrence

(demandeur)

et

HarperCollins Publishers LLC et HarperCollins Canada Limited

(défenderesses)

et

Rakuten Kobo Inc

(intervenant)

Competition Tribunal Seal / Sceau Tribunal de la Concurrence

Date de l’audience : 3 mai 2017

Devant le membre judiciaire : M. le juge D. Gascon (président)

Date des motifs et de l’ordonnance : 24 juillet 2017

ORDONNANCE ET MOTIFS DE L’ORDONNANCE REJETANT UNE REQUÊTE EN REJET SOMMAIRE


I.  APERÇU

[1]  Le 6 mars 2017, HarperCollins Publishers LLC (« HarperCollins É.-U. ») et HarperCollins Canada Limited (« HarperCollins Canada ») (collectivement, « HarperCollins ») ont déposé une requête en rejet sommaire (la « requête ») en vue d’obtenir une ordonnance du Tribunal rejetant la demande introduite à leur encontre par le commissaire de la concurrence (le « commissaire ») en vertu de l’article 90.1 de la Loi sur la concurrence, LRC 1985, c C-34, dans sa forme modifiée (la « Loi »). Dans sa demande, le commissaire allègue que HarperCollins É.-U. a conclu un arrangement aux États-Unis avec d’autres éditeurs de livres numériques et Apple Inc (l’« arrangement ») afin de substituer un modèle « d’agence » au modèle de distribution en gros pour la vente de livres numériques. Selon le commissaire, cette substitution a eu pour effet de restreindre sensiblement la concurrence sur les prix de détail des livres numériques vendus au Canada.

[2]  HarperCollins soutient que la demande du commissaire comporte deux failles fondamentales évidentes, et que chacune de ces failles procure au Tribunal un motif juridictionnel de rejet sommaire distinct, indépendant et suffisant.

[3]  Premièrement, HarperCollins soutient que le Tribunal n’a pas compétence pour accorder la réparation sollicitée par le commissaire au motif que l’arrangement allégué, qui forme la base de sa demande, aurait été conclu aux États-Unis et non au Canada. HarperCollins affirme que, pour ce qui est des collaborations civiles entre concurrents, l’interprétation législative simple et évidente de l’article 90.1 de la Loi veut qu’il s’applique seulement aux accords et aux arrangements conclus entre des concurrents au Canada.

[4]  Deuxièmement, HarperCollins plaide que si l’arrangement allégué a déjà été conclu, il ne fait aucun doute qu’il n’a plus cours ou qu’aucun autre n’a été proposé puisque les autorités chargées de faire appliquer les règles antitrust et des tribunaux américains ont pris des mesures à l’égard du prétendu complot en 2012-2013. HarperCollins affirme en outre que par suite du consentement déposé auprès du Tribunal en février 2014 (le « consentement de 2014 ») et des consentements ultérieurs qui ont été conclus le 19 janvier 2017 entre le commissaire et d’autres éditeurs de livres numériques (les « consentements de 2017 »), il n’existait plus d’arrangement « conclu ou proposé », tel que l’exige l’article 90.1 de la Loi, au moment du dépôt de la demande.

[5]  Eu égard au premier argument juridictionnel, le commissaire rétorque que le Tribunal a toute compétence pour rendre l’ordonnance sollicitée en raison du lien « réel et substantiel » entre l’arrangement allégué (en général) et HarperCollins (en particulier) et le Canada. De l’avis du commissaire, il existe un lien « réel et substantiel » en l’espèce puisque : 1) l’application de l’arrangement allégué au Canada a toujours été projeté et, dans les faits, il a été exécuté par HarperCollins et les autres éditeurs américains; 2) HarperCollins É.-U., par l’intermédiaire de sa filiale HarperCollins Canada, exploite une entreprise au Canada, et 3) l’arrangement allégué nuit au marché de détail canadien du livre numérique.

[6]  Pour ce qui a trait au deuxième motif de rejet, le commissaire fait valoir que l’arrangement allégué existait quand il a déposé sa demande, et qu’il continue d’exister à l’heure actuelle au Canada. À cet égard, il affirme que : 1) les jugements rendus par les tribunaux américains ne visent pas la vente de livres numériques au Canada; 2) le consentement de 2014 a été suspendu avant sa mise en oeuvre, puis annulé par le Tribunal, ce qui permet de penser qu’il n’a eu aucun effet juridique sur l’existence de l’arrangement allégué au Canada, et 3) la Cour fédérale a également suspendu les consentements de 2017 avant leur mise en oeuvre.

[7]  La requête de HarperCollins soulève les trois questions suivantes : 1) Quel critère le Tribunal doit-il appliquer à la requête en rejet sommaire? 2) La demande du commissaire doit- elle être rejetée sommairement au motif que le Tribunal n’a pas la compétence territoriale pour connaître de cette affaire puisque l’arrangement allégué a été conclu aux États-Unis? et 3) La demande du commissaire doit-elle être rejetée sommairement au motif que l’arrangement allégué n’est plus « conclu ou proposé »?

[8]  Pour les motifs exposés ci-après, la requête de HarperCollins doit être rejetée. L’accueil d’une requête en rejet sommaire fondée sur un défaut de compétence exige qu’il soit « évident et manifeste » que le Tribunal n’est pas compétent. Après avoir pris connaissance des documents produits par HarperCollins, le commissaire et l’intervenant, Rakuten Kobo Inc (« Kobo »), et après avoir entendu les avocats des parties, je ne suis pas persuadé que le critère du caractère « évident et manifeste » soit rempli en l’espèce. Plus précisément, je ne suis pas convaincu que les allégations du commissaire sont sans fondement ou que sa demande est incontestablement vouée à l’échec à l’instruction parce qu’il est manifeste qu’elle ne peut être accueillie. Il n’est ni clair ni évident que le fait que l’arrangement allégué ait été conclu aux États-Unis prive le Tribunal de toute compétence sous le régime de l’article 90.1 de la Loi. Si j’admets les faits et les allégations tels qu’ils ont été plaidés, ce qui est le cas jusqu’ici, je dois conclure qu’il existe un « lien réel et substantiel » entre l’objet de la demande du commissaire et le Canada, et qu’il est suffisant pour attribuer la compétence requise au Tribunal en la matière. Je parviens aussi à la conclusion qu’il n’est ni clair ni évident que l’arrangement allégué n’ait plus cours au Canada puisqu’il appert que ses manifestations et son expression par l’intermédiaire des accords d’agence intervenus entre HarperCollins et des détaillants canadiens de livres numériques continuent d’avoir cours ici, de même que leurs effets anticoncurrentiels, tels qu’ils ont été plaidés et admis.

II.  CONTEXTE

A.  La demande sous-jacente

[9]  Le 29 septembre 2016, le commissaire a déposé une demande en vue d’obtenir réparation contre HarperCollins en vertu de l’article 90.1 de la Loi. Essentiellement, le commissaire soutient qu’en 2010, HarperCollins É.-U. a conclu un arrangement anticoncurrentiel aux États- Unis avec les éditeurs américains Hachette Book Group Inc. (« Hachette »), Verlagsgruppe Georg von Holtzbrinck GMBH, Holtzbrinck Publishers, LLC d/b/a Macmillan (« Macmillan ») et Simon & Schuster Inc (« Simon & Schuster »), ainsi qu’avec le détaillant Apple Inc (« Apple »). Apparemment, l’arrangement aurait été mis en oeuvre aux États-Unis avant de l’être au Canada par l’intermédiaire d’accords d’agence conclus par les éditeurs, y compris HarperCollins, avec des détaillants de livres numériques.

[10]  Il est affirmé dans la demande que l’arrangement attaqué par le commissaire aurait été conclu aux États-Unis par la voie d’une série de communications entre les éditeurs, directement ou indirectement par l’entremise d’Apple.

[11]  Le commissaire soutient qu’aux termes de l’arrangement allégué, HarperCollins s’est concerté avec ses concurrents en vue de leur abandon collectif du modèle de distribution en gros de livres numériques par les éditeurs aux détaillants au profit d’un modèle d’agence, étayé par une clause relative aux prix de la nation la plus favorisée (« NPF »). Selon l’explication fournie par le commissaire, le modèle de distribution en gros permet aux détaillants de livres numériques de fixer les prix et d’avoir une emprise sur la concurrence dans ce secteur, notamment en proposant des rabais aux consommateurs, alors que dans un modèle d’agence, les éditeurs contrôlent les prix au détail et peuvent empêcher les détaillants de proposer des réductions. Il soutient que l’adoption collective du modèle commercial d’agence a ni plus ni moins tué la concurrence sur les prix au détail des livres numériques et qu’en conséquence, les Canadiens paient des prix beaucoup plus élevés que ceux qui auraient été pratiqués n’eût été les pratiques anticoncurrentielles de HarperCollins et des autres éditeurs.

[12]  Le commissaire prétend que l’arrangement allégué et les accords d’agence ayant servi d’intermédiaire à sa mise en oeuvre visaient de toute évidence la saine concurrence et les bas prix dans le marché de détail des livres numériques, et que ces effets perdurent. Il affirme qu’encore à ce jour, l’arrangement continue d’exister en étant incorporé aux accords d’agence que HarperCollins Canada et d’autres éditeurs ont signés avec tous les principaux détaillants de livres numériques au Canada, y compris Apple Canada Inc (« Apple Canada ») et Kobo, et qu’il s’ensuit que les prix de ces articles continuent d’être plus élevés de ce côté-ci de la frontière.

[13]  Dans sa demande, le commissaire sollicite une ordonnance du Tribunal qui interdirait à HarperCollins de s’abstenir de prendre quelque mesure que ce soit par suite de l’arrangement pour une période de 10 ans, et notamment :

  i.  pour ce qui concerne les contrats, accords ou arrangements d’agence en place, d’utiliser ou de faire appliquer

  1. des clauses NPF relatives à la vente de livres numériques au Canada,

  2. des dispositions qui ont pour effet direct ou indirect de restreindre, de limiter ou d’entraver la capacité d’un détaillant de fixer, de modifier ou de réduire le prix de détail de livres numériques au Canada;

  ii.  de signer des contrats, des accords ou des arrangements qui contiennent

  1. des clauses NPF relatives à la vente de livres numériques au Canada,

  2. des dispositions qui ont pour effet direct ou indirect de restreindre, de limiter ou d’entraver la capacité d’un détaillant de fixer, de modifier ou de réduire le prix de détail de livres numériques au Canada.

[14]  Dans sa réponse à la demande (la « réponse »), HarperCollins donne pour l’essentiel les mêmes arguments liés à la compétence que ceux qui figuraient dans sa requête (de fait, les deux documents ont été déposés ensemble, à la même date). De plus, HarperCollins met en doute le bien-fondé des prétentions du commissaire en vertu de l’article 90.1, et se réserve expressément le droit de compléter ou de modifier sa réponse advenant un échec de la présente requête.

B.  L’historique des procédures

[15]  L’origine de la demande du commissaire remonte aux mesures d’exécution prises par les autorités de la concurrence américaines et européennes à l’encontre d’éditeurs et de détaillants de livres numériques au début de la décennie. À la suite d’enquêtes et de la prise de nouvelles mesures d’exécution dans ces ressorts eu égard à une transition analogue du modèle de distribution de gros vers un modèle d’agence, le commissaire a lancé une enquête sur les pratiques de ventes de livres numériques au Canada.

[16]  En avril 2012, les autorités antitrust américaines ont intenté une action civile contre Apple et plusieurs éditeurs américains, dont HarperCollins É.-U., devant la Cour du district sud de New York (la « cour de district »), dans laquelle elles contestent les accords d’agence conclus entre les éditeurs américains, Apple et d’autres détaillants de livres numériques en vertu de l’article premier de la Sherman Act, paragraphe 1 du Titre 15. Le jour où l’action civile a été engagée, un jugement définitif proposé à l’égard de HarperCollins É.-U. et de deux autres éditeurs américains, Hachette et Simon & Schuster, a également été déposé (le « jugement du tribunal américain »).

[17]  Notamment, le jugement du tribunal américain :

  1. intimait à HarperCollins É.-U., Hachette et Simon & Schuster de mettre fin à leurs accords d’agence avec Apple dans les sept jours suivant l’inscription du jugement;

  2. intimait à HarperCollins É.-U., Hachette et Simon & Schuster de mettre fin à tout contrat signé avec d’autres détaillants de livres numériques qui soit entravait la capacité de ceux-ci de fixer le prix de détail d’un livre numérique quelconque, soit contenait une clause relative au « prix NPF »;

  3. interdisait, pour une période minimale de deux ans, à HarperCollins É.-U., Hachette et Simon & Schuster de conclure un nouveau contrat avec un détaillant de livres numériques ayant pour effet de limiter son pouvoir discrétionnaire relativement à l’établissement de prix de vente;

  4. interdisait, pour une période minimale de cinq ans, à HarperCollins É.-U., Hachette et Simon & Schuster de conclure avec un détaillant de livres numériques un accord englobant une clause relative au « prix NPF »

[18]  Le jugement du tribunal américain exigeait aussi, entre aux choses, que HarperCollins É. - U., Hachette et Simon & Schuster soumettent des rapports de conformité trimestriels et, après une vérification interne, des déclarations écrites annuelles au Département de la Justice des États-Unis sur leur conformité effective au jugement et la manière dont elle avait été assurée. Le jugement du tribunal américain est toujours en vigueur. Dans les mois qui ont suivi, des jugements similaires ont été inscrits par la cour de district à l’encontre de The Penguin Group et de ses entités associées, Macmillan et Apple.

[19]  En février 2014, soit six mois environ après le jugement de la cour de district à l’égard des éditeurs américains, le commissaire a signé le consentement de 2014 avec HarperCollins Canada, Hachette Book Group Canada Ltd. et certaines de ses entités affiliées (« Hachette Canada »), Macmillan, et Simon & Schuster Canada, une division de CBS Canada Holdings Co. (« Simon & Schuster Canada »). Le consentement de 2014 a été déposé et enregistré auprès du Tribunal.

[20]  Dans le consentement de 2014, HarperCollins Canada et les autres éditeurs parties au consentement ont accepté des modalités sensiblement similaires à celles du dispositif accordé par le tribunal américain, y compris l’interdiction de restreindre, de limiter ou d’entraver la capacité d’un éditeur de fixer, de modifier ou de réduire le prix de détail des livres numériques vendus à des consommateurs au Canada pour une période de 18 mois, et de ne pas conclure d’accord avec un détaillant de livres numériques qui contiendrait une clause relative au prix NPF pour une période de 4 ans et demi à compter de la date d’enregistrement du consentement.

[21]  Ultérieurement, soit en février 2014, le détaillant de livres numériques Kobo a déposé une demande au Tribunal en vertu de l’article 106 de la Loi en vue d’obtenir une ordonnance d’annulation ou de modification des modalités du consentement de 2014, ainsi que de suspension de son enregistrement. En mars 2014, le Tribunal a délivré une ordonnance de suspension de l’enregistrement du consentement de 2014. Dans la foulée d’une décision à l’égard d’un renvoi présenté par le commissaire dans une procédure connexe (Kobo Inc v The Commissioner of Competition, 2015 Comp Trib 14 [la « décision sur le renvoi »]), le Tribunal a rendu une décision dans laquelle il accueille en partie la demande déposée par Kobo en avril 2016, et annule le consentement de 2014 (Rakuten Kobo Inc v The Commissioner of Competition, 2016 Comp Trib 11 [« Kobo TC »]). Lors de l’audition de la demande de Kobo, le commissaire a accepté d’annuler le consentement de 2014 qui, a-t-il convenu, ne satisfaisait pas aux exigences établies par le Tribunal dans sa décision sur le renvoi.

[22]  Dans la décision Kobo TC, le Tribunal a conclu que le consentement de 2014 comportait des irrégularités, notamment parce qu’il ne lui permettait pas de comprendre suffisamment l’objet de l’arrangement pour être en mesure de décréter si les interdictions se rapportaient bel et bien aux modalités de l’arrangement, tel que le prévoit l’alinéa 90.1(1)a) de la Loi. Le Tribunal a également conclu que le consentement de 2014 n’avait pas explicitement tranché les questions de savoir si l’arrangement avait été conclu ou proposé à ce moment; si deux parties ou plus à l’arrangement étaient des concurrents, ou si l’arrangement empêchait ou diminuait sensiblement la concurrence, ou s’il avait vraisemblablement cet effet.

[23]  Le 19 janvier 2017, le commissaire a déposé et enregistré quatre consentements nouveaux et distincts (les consentements de 2017), conclus avec 1) Macmillan; 2) Hachette; 3) Simon & Schuster Canada, et 4) Apple et Apple Canada. Les attendus dans chacun des consentements de 2017 mentionnent que le commissaire a conclu que l’éditeur en cause avait mis en oeuvre au Canada un arrangement signé avec au moins un éditeur concurrent eu égard à la vente de livres numériques dans les deux ressorts. Ces attendus indiquent également que le commissaire a conclu que l’arrangement comportait des dispositions qui limitaient la capacité des détaillants à réduire le prix de détail des livres numériques, qu’il empêchait ou diminuait sensiblement la concurrence sur le marché de détail des livres numériques au Canada, ou qu’il avait vraisemblablement cet effet, au sens de l’article 90.1 de la Loi.

[24]  Comme le fait remarquer la Cour fédérale dans sa décision Rakuten Kobo Inc c Canada (Commissaire de la concurrence), 2017 CF 382 (« Kobo CF »), les consentements de 2017 portent de manière générale sur des accords de distribution conclus entres les éditeurs défendeurs et les détaillants de livres numériques. Essentiellement, ces consentements interdisent aux éditeurs de restreindre, limiter ou empêcher, directement ou indirectement, la capacité d’un détaillant de fixer, de modifier ou de réduire le prix de détail de livres numériques vendus au Canada, de consentir des rabais ou de faire toute autre forme de promotion pour encourager les consommateurs au Canada à acheter un ou plusieurs livres numériques (Kobo CF, aux paragraphes 11 à 16). Les consentements de 2017 interdisent également aux éditeurs défendeurs de conclure un accord avec un détaillant de livres numériques qui aurait l’un ou l’autre de ces effets. Ces interdictions s’appliquent pour une période de 9 mois, qui commence au plus tard 120 jours après la date d’enregistrement des consentements. D’autres dispositions des consentements de 2017 interdisent aux éditeurs défendeurs de conclure avec des détaillants des accords relatifs à la vente de livres numériques aux consommateurs au Canada qui contiendraient un genre particulier de clauses de « prix NPF » pour une période de trois ans à compter de la date d’enregistrement des consentements. En outre, les consentements de 2017 obligent les éditeurs défendeurs à prendre des mesures pour que soient résiliés, sans possibilité de reconduction ou de prorogation, les accords conclus avec les détaillants de livres numériques qui les empêchent de consentir des rabais ou qui contiennent une clause de « prix NPF ».

[25]  Les interdictions imposées aux éditeurs qui sont parties aux consentements de 2017 sont essentiellement les mêmes que celles contenues dans le consentement annulé de 2014. Seule varie la durée de la période d’application des interdictions.

[26]  Le 17 février 2017, Kobo a saisi la Cour fédérale d’une demande de contrôle judiciaire des consentements de 2017. Dans sa demande, Kobo sollicite notamment une déclaration comme quoi les consentements de 2017 sont illégaux et invalides, une ordonnance annulant les consentements de 2017, ainsi qu’une ordonnance interdisant aux parties auxdits consentements (et à quiconque agit selon leurs instructions ou en leur nom) de prendre quelque mesure que ce soit pour mettre en oeuvre les consentements de 2017. À l’instar de HarperCollins dans la requête en l’espèce, Kobo affirme que le commissaire a outrepassé sa compétence en tentant d’obtenir réparation pour un complot formé aux États-Unis, et non au Canada, ainsi que pour un « arrangement » qui n’a jamais été conclu ou qui, s’il l’avait été, n’existait plus ou n’était pas proposé à la date à laquelle le commissaire a conclu les consentements de 2017. Le 8 mars 2017, la Cour fédérale a suspendu la mise en oeuvre des consentements de 2017, sur consentement des parties, dans l’attente de sa décision sur le bien-fondé de la demande de contrôle judiciaire déposée par Kobo. Le 19 avril 2017, la Cour fédérale a aussi décidé de suspendre l’instruction de la demande de contrôle judiciaire de Kobo dans l’attente de la décision du Tribunal sur la requête en l’espèce.

[27]  Le 16 mars 2017, Kobo a déposé une requête pour obtenir l’autorisation d’intervenir dans la demande du commissaire. Après avoir examiné les observations déposées par Kobo, HarperCollins et le commissaire, le Tribunal a autorisé Kobo à intervenir selon le cadre et les limites indiquées dans son ordonnance du 18 avril 2017, et notamment à contribuer aux requêtes en déposant des observations inédites (The Commissioner of Competition v HarperCollins Publishers LLC and HarperCollins Canada Limited, 2017 Comp Trib 5).

[28]  À titre d’intervenant, Kobo appuie et approuve les arguments formulés par HarperCollins dans la présente requête. En substance, Kobo prétend que l’article 90.1 de la Loi ne confère pas au Tribunal la compétence voulue en ce qui a trait à des arrangements conclus par des parties étrangères à l’extérieur du Canada. Kobo réfute l’affirmation du commissaire comme quoi le Tribunal a toute compétence au vu du critère du « lien réel et substantiel », au motif que ce critère s’applique de façon primordiale aux cours supérieures qui sont investies d’une compétence naturelle, et non aux tribunaux administratifs, qui tirent leur compétence de leur loi habilitante. Par surcroît, Kobo soutient que le critère du « lien réel et substantiel » peut être invoqué seulement quand il est difficile de savoir si le législateur envisageait l’application extraterritoriale d’une loi, mais qu’il n’est d’aucune utilité si une disposition est formulée de manière limpide, comme c’est le cas de l’article 90.1 de la Loi. Kobo fait également siennes les observations de HarperCollins sur le fait que l’arrangement n’a pas été conclu ni proposé.

C.  Requête de HarperCollins

[29]  Tel que le mentionne son avis de requête, HarperCollins a présenté une requête en vertu de l’article 83, qui porte sur les requêtes ordinaires, et de l’article 89, qui s’applique aux requêtes en procédure sommaire, des Règles du Tribunal de la concurrence, DORS/2008-141 (les « Règles du TC »).

[30]  Le 17 mars 2017, après avoir pris connaissance des observations présentées par le commissaire et HarperCollins, le Tribunal a donné une directive sur la nature de la requête de HarperCollins (The Commissioner of Competition v HarperCollins éditeurs LLC and HarperCollins Canada Limited, Direction to Counsel (le juge Gascon, président), CT- 2017-002, 17 mars 2017 [la « directive »]). Dans sa directive, le Tribunal établit que la requête de HarperCollins est similaire à une requête en vue d’obtenir une annulation ou un rejet, et qu’il traiterait ladite requête comme une requête ordinaire en vertu de l’article 83 des Règles du TC et conformément au processus afférent à ces requêtes tel qu’il est décrit dans les Règles, et non comme une requête en procédure sommaire visée par l’article 89 des Règles et le paragraphe 9(4) de la Loi sur le Tribunal de la concurrence, LRC 1985, ch. 19 (2e suppl.) (la « LTC »). En conséquence, le Tribunal a fixé des dates précises pour la signification et le dépôt des documents liés à la requête et les observations écrites connexes, conformément aux dispositions des Règles du TC s’appliquant aux requêtes ordinaires.

[31]  Je souligne au passage que dans son mémoire des faits et du droit et dans son témoignage lors de l’instruction de la présente requête, HarperCollins a expliqué qu’elle continuait de considérer que sa requête visait une procédure sommaire et était donc régie par le paragraphe 9(4) de la LTC et l’article 89 des Règles du TC. Je ne suis pas de cet avis. Cette question a été tranchée dans la directive du Tribunal et ne sera pas réexaminée dans la présente décision. La requête de HarperCollins sera traitée comme une requête ordinaire de rejet sommaire, analogue à une requête en annulation ou en rejet, et non comme une requête en procédure sommaire. C’est ainsi que le Tribunal a traité cette question tout au long de la présente instance.

[32]  Au demeurant, comme il sera expliqué à la partie III.D ci-dessous, même si j’avais considéré que HarperCollins avait déposé une requête en procédure sommaire, mes conclusions sur le fond de cette requête n’auraient pas été différentes.

III.  ANALYSE

A.  Le critère applicable est celui du caractère « évident et manifeste »

[33]  La première question à trancher a trait au critère que doit appliquer le Tribunal aux fins de son analyse de la requête de HarperCollins.

[34]  HarperCollins a déposé une requête en rejet sommaire en vue d’obtenir l’annulation de la demande du commissaire pour défaut de compétence. Ce type de requête s’apparente à une requête en radiation des actes de procédure ou de rejet d’une action en vertu de l’article 221 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les « Règles des CF »). C’est ce qui ressort de l’arrêt Edell c Canada, 2010 CAF 26 (« Edell ») de la Cour fédérale d’appel, qui explique que « requête en radiation » et « requête en rejet sommaire » sont des synonymes (Edell, au paragraphe 5).

[35]  L’alinéa 221(1)a) des Règles des CF se lit comme suit :

221 (1) On motion, the Court may, at any time, order that a pleading, or anything contained therein, be struck out, with or without leave to amend, on the ground that it

221 (1) À tout moment, la Cour peut, sur requête, ordonner la radiation de tout ou partie d’un acte de procédure, avec ou sans autorisation de le modifier, au motif, selon le cas :

(a) discloses no reasonable cause of action or defence, as the case may be …

a) qu’il ne révèle aucune cause d’action ou de défense valable;

and may order the action be dismissed or judgment entered accordingly.

Elle peut aussi ordonner que l’action soit rejetée ou qu’un jugement soit enregistré en conséquence.

[36]  En l’espèce, comme il s’agit d’un « cas non prévu » dans les Règles du TC, le Tribunal a toute compétence, comme il est stipulé au paragraphe 34(1) desdites Règles, pour examiner la requête de HarperCollins et faire appliquer la pratique ou la procédure établie à l’article 221 des Règles des CF (The Commissioner of Competition v Reliance Comfort Limited Partnership, 2013 Comp Trib 4 [« Reliance »], au paragraphe 5).

[37]  Au paragraphe 17 de l’arrêt R c Imperial Tobacco Canada Ltée, 2011 CSC 42 (« Imperial Tobacco »), la Cour suprême du Canada énonce comme suit le critère applicable à une requête en radiation :

[L]’action ne sera rejetée que s’il est évident et manifeste, dans l’hypothèse où les faits allégués seraient avérés, que la déclaration ne révèle aucune cause d’action raisonnable. Autrement dit, la demande doit n’avoir aucune possibilité raisonnable d’être accueillie. Sinon, il faut lui laisser suivre son cours.

[Renvois omis]

[38]  Donc, pour obtenir l’accueil d’une requête en radiation déposée aux termes de l’article 221 des Règles des CF, la partie qui présente la requête doit faire la démonstration qu’il est « évident et manifeste » que la procédure contestée ne révèle aucune cause d’action valable (Hunt c Carey Canada Inc, [1990] 2 RCS 959 [« Hunt »], aux paragraphes 18 et 33; Apotex Inc c Laboratoires Servier, 2007 CAF 350, au paragraphe 23; Reliance, au paragraphe 6). Le pouvoir conféré aux tribunaux de radier des demandes assure « l’instruction des demandes susceptibles d’être accueillies » et la radiation des demandes vaines (Imperial Tobacco, au paragraphe 19). Ce pouvoir ne doit cependant pas être exercé « à la légère », en gardant à l’esprit que « le droit n’est pas immuable », et que « [d]es actions qui semblaient hier encore vouées à l’échec pourraient être accueillies demain » (Imperial Tobacco, au paragraphe 21). Cela revient à dire qu’un acte de procédure sera radié uniquement si la demande est si manifestement futile qu’elle n’a pas la moindre chance de succès ou est vouée à l’échec (Hunt, au paragraphe 33). Au vu de ce critère, il doit être si évident que la demande est à ce point inappropriée qu’il est certain qu’elle n’a « aucune chance d’être accueillie » (LJP Sales Agency Inc c Canada [Revenu National], 2007 CAF 114, au paragraphe 7).

[39]  Je remarque que, quoique l’alinéa 221(1)a) des Règles des CF prévoie la radiation d’un acte de procédure s’il « ne révèle aucune cause d’action valable », il ne fait pas expressément référence à la radiation d’une demande qui ne serait pas du ressort d’un tribunal. Il a été reconnu néanmoins que le critère du caractère « évident et manifeste » est le plus approprié pour fonder une contestation de la compétence de la Cour fédérale eu égard à une requête en radiation en vertu de l’article 221 des Règles des CF, et que l’absence alléguée de cause d’action valide inclut les contestations fondées sur le défaut de compétence. Le critère approprié est le même pour une requête en rejet sommaire fondée sur un défaut de compétence. Le critère du caractère « évident et manifeste » s’applique donc à la radiation d’un acte de procédure pour défaut de compétence « de la même façon qu’il s’applique à la radiation de tout acte de procédure au motif qu’il ne présente aucune cause d’action valable » (Hodgson c Ermineskin Indian Band No. 942, [2000] ACF no 313 [« Hodgson »], au paragraphe 10, conf. par [2000] ACF no 2042 [CAF]; Mil Davie Inc c Société d’Exploitation et de Développement d’Hibernia Ltée, [1998] FCJ no 614 [CAF] [« Mil Davie »], au paragraphe 9; Apotex Inc c Ambrose, 2017 CF 487 [« Ambrose »], au paragraphe 39).

[40]  La Cour suprême a récemment réitéré l’application du critère du caractère « évident et manifeste » lorsque la compétence de la Cour fédérale est remise en cause, au paragraphe 24 de l’arrêt Windsor (City) c Canadian Transit Co., 2016 CSC 54 (« City of Windsor ») :

La seule question litigieuse consiste à décider si la Cour fédérale a compétence, suivant le critère de l’arrêt ITO, pour entendre la demande de la Société. Si la Cour fédérale n’a manifestement pas compétence pour entendre cette demande, la requête en radiation doit être accueillie.

[41]  Ce critère a déjà été utilisé et appliqué par le Tribunal dans le cas de requêtes contestant la compétence (Canada [Director of Investigation and Research] v Warner Music Canada Ltd, [1997] CCTD No 53 (« Warner Music »), au paragraphe 39; Canada [Director of Investigation and Research] v Tele-Direct Inc, [1995] CCTD No 7 (« Tele-Direct »), à la page 5), ainsi que par des tribunaux appelés à instruire des actions privées en dommages-intérêts mettant en cause des complots ou des infractions alléguées aux dispositions criminelles de la Loi (Sun-Rype Products Ltd c Archer Daniels Midland Company, 2013 CSC 58 [« Sun-Rype »], au paragraphe 47; Fairhurst v De Beers Canada Inc, 2012 BCCA 257 [« Fairhurst CA »], au paragraphe 32; Bouchard c Ventes de Véhicules Mitsubishi du Canada Inc, 2010 CF 56 [« Bouchard »], au paragraphe 37; Desjean [Succession] c Intermix Media Inc, 2006 CF 1395 [« Desjean »], au paragraphe 3, conf. par 2007 CAF 365; VitaPharm Canada Ltd v F. Hoffmann-La Roche Ltd, [2002] OJ No 298 [CS] [« VitaPharm »], aux paragraphes 58 et 61, conf. par [2002] OJ No 2010 [CA]).

[42]  Comment le critère du caractère « évident et manifeste » intervient-il dans la requête de HarperCollins? Ce critère très strict impose à la partie qui présente la requête la très lourde charge de faire la démonstration de ce qu’elle avance (Eli Lilly Canada Inc c Nu-Pharm Inc, 2011 CF 255, aux paragraphes 11 à 13; Reliance, au paragraphe 7). Pour qu’une demande soit radiée, l’analyse doit mener à une conclusion « au-delà de tout doute », selon une norme beaucoup plus rigoureuse que celle de la prépondérance des probabilités (Hunt, aux paragraphes 30 à 33; Operation Dismantle c La Reine, [1985] 1 RCS 441 (« Operation Dismantle »), au paragraphe 73; Procureur Général du Canada c Inuit Tapirisat du Canada, [1980] 2 RCS 735 (« Inuit Tapirisat »), à la page 740; Ambrose, au paragraphe 38). Ainsi, avant d’exercer le pouvoir discrétionnaire qui m’est dévolu de radier la demande du commissaire, je dois m’assurer que j’ai devant moi de « simples affirmations [qui ne sont] étayées par aucun fait précis ni aucune base factuelle appropriée » (Mil Davie, au paragraphe 4). À ce premier stade, il serait prématuré de trancher les questions litigieuses de manière définitive et, étant donné qu’il est impossible de dénier toute compétence au Tribunal, la requête en radiation doit être rejetée (VitaPharm, au paragraphe 98).

[43]  Pour établir s’il existe une cause d’action valide et s’il faut accueillir une requête en rejet sommaire, le tribunal doit faire l’hypothèse que tous les faits et toutes les allégations figurant dans l’avis de demande ou la déclaration sont corroborés (Inuit Tapirisat, à la page 740; Tele-Direct, à la page 8). La seule preuve pertinente pour statuer sur une requête en rejet sommaire est donc l’acte de procédure lui-même, et les faits substantiels qu’il expose doivent être présumés avérés (Operation Dismantle, aux paragraphes 6 à 8). Cette présomption n’est toutefois pas sans limites : « Une requête en radiation pour absence de cause d’action raisonnable repose sur le principe que les faits allégués sont vrais, sauf s’ils ne peuvent manifestement pas être prouvés » (Imperial Tobacco, au paragraphe 22). Si elles sont « manifestement ridicules ou impossibles à prouver », les allégations de fait ne peuvent être considérées comme prouvées (Edell, au paragraphe 5).

[44]  En revanche, dans le cas d’une requête en radiation d’un acte de procédure pour défaut de compétence, le Tribunal peut également prendre en compte un affidavit souscrit par la partie qui présente une demande à l’appui de celle-ci. Il est bien établi que « [d]ans le cas d’une requête en radiation présentée au motif que la Cour n’a pas la compétence voulue, le demandeur peut produire des éléments de preuve pour étayer cette prétention » (Hodgson, au paragraphe 9; Mil Davie, au paragraphe 8). La partie qui présente la demande peut soumettre une preuve par affidavit pour contester le fondement factuel d’une revendication de compétence par le demandeur (VitaPharm, au paragraphe 99). En l’espèce, HarperCollins a choisi d’appuyer sa requête au moyen d’un affidavit souscrit par Marilyn Nelson et comportant des copies de documents publics se rapportant au jugement rendu aux États-Unis et à d’autres jugements prononcés par le tribunal américain à l’encontre d’autres éditeurs américains. Cet affidavit est l’unique élément de preuve produit par HarperCollins. En fait, HarperCollins soutient que les seuls faits nécessaires à l’examen de sa requête sont les allégations et les admissions que formule le commissaire dans sa demande eu égard à l’arrangement allégué, le matériel public concernant des instances et des ordonnances précédentes, ainsi que des jugements définitifs et des consentements conclus relativement à des livres numériques aux États-Unis et au Canada.

[45]  Je souligne pour terminer qu’au vu du contexte, j’estime avoir en main tous les éléments de preuve voulus pour statuer sur la requête de HarperCollins. Le commissaire n’a d’ailleurs pas mentionné de faits manquants ou dont le Tribunal aurait besoin pour statuer sur les prétentions d’absence de compétence formulées par HarperCollins dans sa requête (Warner Music, au paragraphe 34). L’avocat du commissaire en a convenu à l’audience.

B.  Il n’est pas « évident et manifeste » que le Tribunal n’a pas la compétence voulue pour statuer sur l’arrangement

[46]  J’examinerai maintenant le premier motif de rejet sommaire invoqué par HarperCollins.

[47]  Selon HarperCollins, l’interprétation législative simple et évidente de l’article 90.1 de la Loi veut qu’il s’applique seulement aux accords et aux arrangements conclus entre des concurrents au Canada. Puisque le paragraphe 2 de la demande mentionne expressément que l’arrangement allégué « [TRADUCTION] a été formé aux États-Unis », HarperCollins soutient que le Tribunal n’est pas compétent pour accorder la réparation sollicitée par le commissaire. HarperCollins estime que rien dans le libellé de l’article 90.1 n’indique qu’il s’applique dans un autre ressort, et que son interprétation dans le contexte d’autres dispositions de la Loi mène à la même conclusion. HarperCollins prétend par ailleurs que même si le critère du « lien réel et substantiel » a déjà été employé pour statuer sur le recours avéré à une pratique au Canada, il ne peut avoir préséance sur une intention législative explicite relativement aux limites à la portée territoriale d’une disposition d’une loi du Parlement. HarperCollins plaide qu’à défaut d’un libellé manifestement contraire, une disposition ne peut être interprétée comme ayant une application extraterritoriale.

[48]  De plus, HarperCollins ajoute que les principes de la courtoisie internationale militent pour le rejet de la demande du commissaire. Chacune des entités américaines et allemandes que le commissaire allègue d’avoir signé l’arrangement, y compris HarperCollins É.-U., a été et continue d’être assujettie à la compétence et aux jugements définitifs en vigueur du tribunal américain. Dans ces circonstances, avance HarperCollins, l’attribution de la compétence du Tribunal pour instruire la demande en réparation du commissaire va à contresens des objectifs essentiels d’ordre, d’équité et de réciprocité sur lesquels repose le principe de la courtoisie.

[49]  Je ne suis pas d’accord.

[50]  J’admets que le Tribunal tire son origine de sa loi habilitante, qui circonscrit sa compétence. En l’occurrence, la compétence du Tribunal lui est attribuée expressément et exclusivement par la LTC. Je reconnais en outre la présomption qui existe à l’encontre de l’application extraterritoriale des lois, et que seul peuvent la réfuter un libellé explicite dans une loi ou une déduction nécessaire. Cependant, avant de déterminer si une disposition possède une portée extraterritoriale, il faut en circonscrire l’application territoriale. Pareille démarche requiert une analyse du libellé de la loi visée et l’application du critère bien reconnu du « lien réel et substantiel ». Après avoir considéré le droit applicable et apprécié les faits plaidés par le commissaire dans sa demande, je conclus que le critère du « lien réel et substantiel » peut être appliqué pour circonscrire l’étendue de la compétence du Tribunal, et que ce lien existe entre l’objet de la demande du commissaire et le Canada en l’espèce.

[51]  Je ne suis pas convaincu par l’interprétation législative proposée par HarperCollins et Kobo, ni qu’il soit évident et manifeste que le libellé des autres dispositions de la Loi restreint la portée territoriale de l’article 90.1. À mon avis, les principes applicables de l’interprétation législative ne permettent pas de conclure qu’il est évident, manifeste et incontestable que le Tribunal ne pourrait pas connaître de la situation juridique soulevée par la conduite de HarperCollins, ou que l’article 90.1 ne peut pas s’appliquer à des accords ou à des arrangements conclus à l’extérieur du territoire canadien. Dans ce contexte, et vu l’existence d’un « lien réel et substantiel », l’attribution au Tribunal de la compétence de connaître de l’objet de la demande du commissaire ne va pas à contresens des principes de la courtoisie internationale, et elle ne met en cause aucune question d’application extraterritoriale.

a.  La compétence du Tribunal

[52]  Aucune des parties ne conteste le fait que le Tribunal est d’origine législative, et qu’il a été créé en 1986, à la promulgation de la LCT.

[53]  Il est bien établi que la compétence des tribunaux ou des organismes administratifs d’origine législative se limite aux affaires qui entrent dans la portée de leur législation habilitante (ATCO Gas & Pipelines Ltd c Alberta (Energy & Utilities Board), 2006 CSC 4 [« ATCO »], aux paragraphes 35 et 38). Par conséquent, au contraire de celle des cours supérieures, la compétence du Tribunal est circonscrite par sa législation habilitante. À l’instar de toute cour d’origine législative, le Tribunal doit agir à l’intérieur des pouvoirs limités et de la compétence conférés ou implicitement prévus par la loi (City of Windsor, au paragraphe 33). Le Tribunal étant d’origine législative, il n’a aucune compétence inhérente ou, en termes moins élégants, il est « d’instance inférieure » et dénué de la pleine compétence d’une cour supérieure (Canada [Director of Investigation & Research] v NutraSweet Co, [1990] CCTD No 17 [« NutraSweet »], au paragraphe 221). Et parce qu’il est également dénué de compétence inhérente, c’est le texte de sa législation qui « détermine complètement l’étendue » de la compétence du Tribunal (City of Windsor, au paragraphe 33). Il s’ensuit que l’interprétation que fait le Tribunal de sa compétence doit respecter le texte de sa législation habilitante. Si les termes utilisés dans celle-ci ne lui confèrent pas de compétence, le Tribunal ne peut pas agir. La législation lui confère des pouvoirs limités (Canada [Commission des droits de la personne] c Canadian Liberty Net, [1998] 1 RCS 626 [« Liberty Net »], aux paragraphes 16 à 18), il ne peut outrepasser ces pouvoirs et il doit « s’en tenir à son domaine de compétence » (ATCO, au paragraphe 35).

[54]  Comme le fait observer le juge Rothstein (tel était alors son titre) dans une décision rendue en 1994 (Canada [Director of Investigation & Research] v Imperial Oil Limited, [1994] CCTD No 23, 10 novembre 1994, Doc CT-89/3) dans un passage cité avec approbation par le Tribunal dans Warner Music (au paragraphe 33), le Tribunal peut agir seulement si le pouvoir lui en a été donné :

[TRADUCTION] La Loi sur la concurrence ne confère pas une compétence illimitée au Tribunal sur toute question ressortissant à la concurrence. Il dispose de pouvoirs précis, qui sont énoncés dans la Loi sur la concurrence et la Loi sur le Tribunal de la concurrence.

[55]  Le fondement et l’entendue de la compétence du Tribunal sont circonscrits par ces deux lois. Le paragraphe 8(1) de la LTC se lit comme suit :

Jurisdiction

Compétence

8 (1) The Tribunal has jurisdiction to hear and dispose of all applications made under Part VII.1 or VIII of the Competition Act and any related matters, as well as any matter under Part IX of that Act that is the subject of a reference under subsection 124.2(2) of that Act.

8 (1) Les demandes prévues aux parties VII.1 ou VIII de la Loi sur la concurrence, de même que toute question s’y rattachant ou toute question qui relève de la partie IX de cette loi et qui fait l’objet d’un renvoi en vertu du paragraphe 124.2(2) de cette loi, sont présentées au Tribunal pour audition et décision.

[56]  Sous le régime de la LTC, le Tribunal est donc investi de la compétence d’instruire et de trancher les demandes présentées en vertu des parties VII.1 et VIII de la Loi. La partie VIII porte sur les questions susceptibles d’examen par le Tribunal, alors que la partie VII.1 porte sur les pratiques commerciales trompeuses, et leurs dispositions de fond définissent les pouvoirs explicites conférés au Tribunal à l’égard des conduites et des pratiques qui y sont décrites.

[57]  En l’espèce, la demande du commissaire repose sur l’article 90.1, qui régit les complots civils, lesquels comptent parmi les questions susceptibles d’examen en vertu de la partie VIII de la Loi. Le paragraphe 90.1(1) se lit comme suit :

Agreements or Arrangements that Prevent or Lessen Competition Substantially

Accords ou Arrangements Empêchant ou Diminuant Sensiblement la Concurrence

Order

Ordonnance

90.1 (1) If, on application by the Commissioner, the Tribunal finds that an agreement or arrangement — whether existing or proposed — between persons two or more of whom are competitors prevents or lessens, or is likely to prevent or lessen, competition substantially in a market, the Tribunal may make an order

90.1 (1) Dans le cas où, à la suite d’une demande du commissaire, il conclut qu’un accord ou un arrangement — conclu ou proposé — entre des personnes dont au moins deux sont des concurrents empêche ou diminue sensiblement la concurrence dans un marché, ou aura vraisemblablement cet effet, le Tribunal peut rendre une ordonnance :

(a) prohibiting any person — whether or not a party to the agreement or arrangement — from doing anything under the agreement or arrangement; or

a) interdisant à toute personne — qu’elle soit ou non partie à l’accord ou à l’arrangement — d’accomplir tout acte au titre de l’accord ou de l’arrangement;

(b) requiring any person — whether or not a party to the agreement or arrangement — with the consent of that person and the Commissioner, to take any other action.

b) enjoignant à toute personne — qu’elle soit ou non partie à l’accord ou à l’arrangement — de prendre toute autre mesure, si le commissaire et elle y consentent.

[58]  Cette disposition définit les pouvoirs explicites dévolus au Tribunal pour ce qui a trait, comme l’indique le sous-titre de l’article 90.1, aux « accords ou arrangements empêchant ou diminuant sensiblement la concurrence ». L’article 90.1, adopté en 2009, fait partie de la dernière série de modifications majeures apportées à la Loi. Il créait une nouvelle disposition civile habilitant le commissaire à s’opposer aux accords intervenus entre des concurrents, qui ne sont pas visés par l’article 45 et qui empêchent ou diminuent sensiblement la concurrence dans un marché, ou qui pourraient vraisemblablement avoir cet effet.

[59]  En revanche, l’article 45 érige en infraction criminelle proprement dite tout complot grave s’apparentant à une entente collusoire entre concurrents. On l’appelle la disposition sur les complots criminels et, dorénavant, elle s’applique exclusivement aux complots, accords ou arrangements entre les concurrents pour fixer les prix, répartir les marchés ou restreindre l’offre, qui sont des pratiques considérées comme des « restrictions pures et simples » à la concurrence. Cette disposition criminelle n’exige pas que le complot, l’accord ou l’arrangement ait un effet anticoncurrentiel ou qu’il nuise à la concurrence dans un marché. L’infraction visée par l’article 45 est le complot, l’accord ou l’arrangement lui-même, et elle est commise dès lors que les parties ont tramé un complot, qu’il y ait eu mise en oeuvre ou non. À vrai dire, le Tribunal n’a pas compétence pour statuer sur les infractions criminelles relevant de la partie VI de la Loi.

[60]  Quels comportements visés par l’article 90.1 le Tribunal a-t-il la compétence d’examiner? Dans Kobo TC (aux paragraphes 56 et 57), le Tribunal énonce les éléments de l’article 90.1 qui, selon l’analyse du commissaire, sont suffisamment présents dans un consentement pour que la décision sur le renvoi s’applique. Ces éléments sont les suivants :

  1. la conduite reprochée ressortit à un accord ou un arrangement;
  2. l’accord ou l’arrangement a été conclu ou proposé;
  3. l’identité d’au moins deux parties à l’accord ou à l’arrangement;
  4. au moins deux parties à l’accord ou à l’arrangement sont des concurrents;
  5. l’accord ou l’arrangement empêche ou diminue sensiblement la concurrence, ou a vraisemblablement cet effet;
  6. un ou des marchés au Canada dans lesquels ces effets se produisent ou sont susceptibles de se produire.

[61]  Effectivement, ce sont les principaux éléments d’une pratique susceptible d’examen selon le paragraphe 90.1(1). Ils sont le reflet de l’« octroi exprès par une loi » de la compétence reconnue au Tribunal par cette disposition précise, et font donc partie des « pouvoirs explicites » que l’article 90.1 lui attribue (ATCO, au paragraphe 38). Deux aspects de la pratique visée ressortent comme attributs fondamentaux de l’article 90.1 : 1) l’existence d’un accord ou d’un arrangement conclu entre les concurrents, et 2) l’empêchement ou la diminution sensible de la concurrence qui en résulte.

[62]  Je souligne au passage que, à l’instar d’autres matières civiles susceptibles d’examen sous le régime de la partie VIII de la Loi – un abus de position dominante ou un fusionnement, par exemple –, l’effet anticoncurrentiel d’une conduite représente une caractéristique importante et essentielle d’une pratique reprochée que le Tribunal peut examiner en vertu de l’article 90.1. Contrairement à la plupart des infractions criminelles sanctionnées par la Loi, toutes les dispositions civiles de la partie VIII incorporent un critère lié aux effets sur la concurrence, qu’il s’agisse de son empêchement ou de sa diminution sensible dans le cas d’accords entre concurrents, de l’abus de position dominante ou d’un fusionnement, ou de l’effet préjudiciable à la concurrence d’un refus de vendre ou d’un maintien des prix.

[63]  C’est pour cette raison que le Tribunal a été créé pour jouer le rôle d’un organisme spécialisé, composé de membres juristes et non juristes, et doté de l’expertise voulue pour connaître de ces matières. Autrement dit, les questions économiques, et notamment celles qui concernent des effets anticoncurrentiels allégués, sont à la source et au coeur de l’existence, de l’objectif et du mandat du Tribunal en application de la partie VIII de la Loi.

[64]  Il importe de souligner que les pratiques visées par l’article 90.1 et la partie VIII de la Loi ne sont pas intrinsèquement illégales ou interdites, contrairement aux infractions prévues à la partie VI. Les matières que le Tribunal peut examiner peuvent donner lieu à des mesures correctives prospectives (et, dans certains cas, à des sanctions pécuniaires) axées sur le rétablissement de la concurrence, l’arrêt du comportement anticoncurrentiel et l’interdiction à quiconque d’engager la pratique reprochée, une fois que la preuve des effets anticoncurrentiels a été établie.

[65]  C’est à la lumière de cette compétence expresse attribuée au Tribunal par sa loi habilitante que la prétention de défaut de compétence exprimée par HarperCollins sera évaluée. Tel que l’avocat de HarperCollins l’a affirmé lui-même à l’audition, la compétence du Tribunal commence et finit avec la LTC et la Loi.

b.  Le principe de la territorialité et le critère applicable

[66]  Le premier motif de rejet sommaire invoqué par HarperCollins et appuyé par Kobo concerne la portée de la compétence territoriale du Tribunal en vertu de l’article 90.1. HarperCollins et Kobo formulent la question sous l’angle de l’extraterritorialité, et ils font valoir la présomption bien établie (et le principe de l’interprétation législative) voulant que le législateur n’ait jamais l’intention de conférer un effet extraterritorial à ses lois. À moins qu’une loi ne prévoie explicitement ou implicitement le contraire, le législateur « [TRADUCTION] est censé adopter des lois qui s’appliquent aux personnes, aux biens, aux actes et activités juridiques qui se trouvent ou ont lieu à l’intérieur des frontières territoriales où s’exerce sa compétence » (Pierre-André Côté, The Interpretation of Legislation in Canada, 4e édition, Toronto, Carswell, 2013 [« Côté »], à la page 212).

[67]  Par conséquent, affirment HarperCollins et Kobo, il suffit de savoir que l’arrangement allégué entre HarperCollins et d’autres éditeurs américains est intervenu à l’extérieur du Canada pour conclure que la conduite de HarperCollins ne relève pas de la compétence du Tribunal.

[68]  Je ne crois pas que la question en litige en soit une d’extraterritorialité. L’application d’une disposition à des personnes se trouvant ou à une conduite se produisant à l’extérieur des limites territoriales du Canada n’entraîne pas systématiquement une violation de la présomption à l’encontre de l’extraterritorialité. Il ne faut pas confondre l’application d’une disposition à des personnes se trouvant ou à une conduite se produisant à l’extérieur du pays avec la portée extraterritoriale d’une loi. Quand une action ou une demande soulève des aspects territoriaux et extraterritoriaux, l’instruction peut se faire au Canada si une cour de justice ou un tribunal judiciaire peut exercer sa compétence territoriale sur l’infraction, la conduite ou le comportement en cause.

[69]  C’est ce qui s’appelle la territorialité, ou le principe de la territorialité (Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c Association canadienne des fournisseurs Internet, 2004 CSC 45 [« SOCAN »], au paragraphe 56). Le principe de la territorialité renvoie à la mesure avec laquelle une personne se trouvant ou une activité se déroulant à l’extérieur du Canada reste assujettie aux dispositions d’une loi canadienne, de même qu’à la compétence d’une cour de justice ou d’un tribunal administratif canadien.

[70]  La compétence se rapporte au pouvoir d’une cour de justice ou d’un tribunal administratif d’exercer son autorité sur une personne, une conduite ou un événement. Pour être en mesure d’exercer correctement sa compétence à l’égard d’une conduite se produisant à l’extérieur du Canada, une cour de justice ou un tribunal administratif canadien doit avoir compétence sur l’objet ou le fond d’un litige, de même qu’à l’égard de la personne visée par la décision ou l’ordonnance sollicitée. Le principe de la territorialité sert à définir la compétence sur l’objet d’une cour de justice ou d’un tribunal administratif. Pour déterminer si le Tribunal a compétence pour instruire et trancher la demande du commissaire, il faut par conséquent circonscrire la portée territoriale de l’article 90.1 de la Loi. Les questions relatives à une éventuelle application extraterritoriale surgissent seulement après que la portée territoriale d’une disposition a été établie.

[71]  Pour établir la manière dont les limites territoriales de la compétence d’une entité sont définies, les cours canadiennes ont élaboré le critère du « lien réel et substantiel ». Comme le précise Côté, « [TRADUCTION] une loi d’un État donné sera réputée avoir un effet extraterritorial si elle régit des personnes, des biens, des actes juridiques ou des faits qui n’ont pas de lien réel et substantiel avec l’État en question » [non souligné dans l’original] (Côté, à la page 216). À l’inverse, si une loi régit des personnes, des biens, des actes juridiques ou des faits qui ont un « lien réel et substantiel » avec l’État, la cour ou le tribunal agira dans les limites de sa compétence territoriale. Selon les principes exposés par Côté, « [TRADUCTION] l’effet extraterritorial d’une loi ne naît pas de sa simple application à des personnes, à des biens ou à des opérations se trouvant physiquement à l’extérieur du ressort dans lequel elle a été adoptée » (Côté, à la page 216). Le seul facteur pertinent est celui du situs des agissements ou des conduites visés par la disposition.

[72]  Au Canada, il est bien reconnu que le principe de la territorialité repose sur le critère du « lien réel et substantiel ». Le critère à satisfaire pour établir la compétence a été formulé et confirmé dans une série d’arrêts de la Cour suprême, dont le premier dans l’instance criminelle Libman c La Reine, [1985] 2 RCS 178 (« Libman »), et il a été adopté depuis dans plusieurs affaires civiles telles SOCAN; Club Resorts Ltd c Van Breda, 2012 CSC 17 (« Van Breda »); Sun-Rype; Chevron Corp c Yaiguaje, 2015 CSC 42 (« Chevron »), et Lapointe Rosenstein Marchand Melançon S.E.N.C.R.L. c Cassels Brock & Blackwell LLP, 2016 CSC 30 (« Lapointe »).

[73]  La question ultime à trancher par les cours de justice et les tribunaux administratifs canadiens consiste à savoir si la situation juridique ou l’objet du litige a un « lien réel et substantiel » avec le ressort dans lequel l’action a été intentée (Van Breda, au paragraphe 69). En l’absence d’un libellé ou d’une intention législative explicites quant à sa portée territoriale, une disposition doit être lue et interprétée en fonction des principes du « lien réel et substantiel » régissant l’attribution de la compétence aux cours de justices et aux tribunaux administratifs canadiens.

[74]  Je ne mets pas en doute la présomption bien établie contre l’extraterritorialité. Cependant, l’analyse ne s’arrête pas à cette présomption, et elle n’en constitue même pas l’amorce. Avant d’examiner la question d’une éventuelle application extraterritoriale, il faut envisager le principe de la territorialité. En d’autres termes, une cour n’a pas à s’interroger sur la portée extraterritoriale d’une disposition si elle a été convaincue qu’elle englobe la conduite ou l’agissement en cause.

[75]  Ce faisant, la question à trancher pour ce qui concerne le premier motif invoqué dans la requête de HarperCollins n’est pas celle de l’extraterritorialité, mais plutôt celle de la territorialité. Plus précisément, quelle est l’étendue de la compétence du Tribunal quant à l’objet du litige, et comment faut-il la circonscrire? C’est le point de départ de l’analyse, et c’est d’ailleurs ainsi que les cours ont abordé la question dans deux jugements récents cités par Kobo : A.T c Globe24h.com, 2017 CF 114 (« Globe24h »), au paragraphe 50, et Oroville Reman & Reload Inc v Canada, 2016 TCC 75 (« Oroville »), au paragraphe 47. Notamment, dans la décision Oroville, le juge en chef Rossiter est parvenu à la conclusion qu’il n’existait pas de « lien réel et substantiel » entre l’intimée et la conduite visée par la législation fiscale en litige puisque la société américaine intéressée n’avait aucune activité ou entreprise au Canada. Étant donné que l’application de la disposition à ce joueur étranger aurait été extraterritoriale, la Cour devait trancher si la présomption contre l’extraterritorialité pouvait être réfutée (Oroville, aux paragraphes 46 et 47). C’est dans ce contexte que le juge en chef Rossiter a examiné la question de l’extraterritorialité et la doctrine de la déduction nécessaire.

[76]  Les questions de savoir si l’article 90.1 (ou, d’ailleurs, toute disposition civile de la partie VIII de la Loi) peut s’appliquer à une conduite ou à un joueur à l’extérieur du Canada et, le cas échéant, quels facteurs devraient être pris en compte pour définir la compétence du Tribunal n’ont jamais fait l’objet d’un examen judiciaire par le Tribunal. Des auteurs soulignent à juste titre que le critère du « lien réel et substantiel » entre le Canada et une conduite engagée à l’étranger n’a jamais été appliqué dans le contexte d’une contestation de mesures d’exécution par le commissaire (Brian A. Facey et Dany H. Assaf, Competition and Antitrust Law: Canada and the United States, 3e édition, LexisNexis, 2006, à la page 497; Brian A. Facey et Cassandra Brown, Competition and Antitrust Laws in Canada: Mergers, Joint Ventures and Competitor Collaborations, 2e édition, LexisNexis 2017, à la page 377). La requête de HarperCollins offre au Tribunal la possibilité d’aborder cette question en fonction des dispositions civiles de la Loi. Pour les motifs que j’expose ci-dessous, je parviens à la conclusion qu’il faut appliquer le critère du « lien réel et substantiel » pour déterminer la compétence du Tribunal, de même que des autres cours de justice et tribunaux administratifs canadiens, au titre de l’article 90.1 lorsque la portée territoriale d’une disposition n’est pas définie par une intention ou un libellé législatifs clairs.

c.  Ni l’intention ni le libellé de l’article 90.1 ne sont explicites quant à sa portée territoriale

[77]  Je conviens que le critère du « lien réel et substantiel » ne peut avoir préséance sur une intention législative explicite quant aux limites à la portée territoriale d’une disposition. En revanche, à défaut d’une intention ou d’un texte explicite définissant la portée territoriale d’une disposition, une cour de justice ou un tribunal administratif doit se fonder sur le critère du « lien réel et substantiel » pour déterminer s’il a compétence ou non. Pour ce qui concerne l’article 90.1, ni le libellé exprès de la disposition ni le contexte de la Loi ne permettent d’établir que cette compétence est confinée aux accords ou aux arrangements intervenus « au Canada ». Par conséquent, je dois m’en remettre au critère du « lien réel et substantiel ».

Les limites territoriales de l’application de l’article 90.1 ne sont pas explicites

[78]  Si certaines dispositions de la Loi s’appliquent expressément aux conduites engagées au Canada, d’autres ne sont pas claires quant aux limites territoriales de leur application. C’est le cas de l’article 90.1.

[79]  Rien dans la disposition ne permet de dire si elle s’applique seulement aux accords ou arrangements intervenus « au Canada ». L’article 90.1 évoque simplement « un accord ou un arrangement – conclu ou proposé – entre des personnes dont au moins deux sont des concurrents ». Aucun passage explicite de la disposition ne permet de dire si elle s’applique seulement aux accords ou arrangements intervenus « au Canada ». De même, aucun passage explicite de la partie VIII de la Loi ne limite l’application générale des dispositions civiles à une conduite ou à une conduite engagée « au Canada ». Comme il est indiqué dans l’analyse du juge Mosley dans la décision Globe24h, aucun passage de l’article 90.1 ou de la partie VIII de la Loi « ne limite expressément [leur] application au Canada » (Globe24h, au paragraphe 50).

[80]  Le libellé de la disposition et de la partie VIII ne laisse planer aucun doute à cet égard.

L’analogie proposée avec les articles 46 et 83 n’est pas convaincante

[81]  Comme aucun passage de l’article 90.1 n’en limite l’application aux accords ou aux arrangements intervenus au Canada, HarperCollins et Kobo font valoir qu’une intention législative « explicite » à cet effet peut être déduite des dispositions de la Loi portant sur les complots criminels. Leur argument est le suivant : puisque les articles 46 et 83 de la Loi limitent indirectement la portée de l’article 45 aux complots criminels, aux accords ou aux arrangements conclus au Canada, il faut interpréter semblablement les mots « accord ou arrangement » dans l’article 90.1.

[82]  L’article 45 porte sur les complots, les accords ou les arrangements entre concurrents qui relèvent des dispositions criminelles de la Loi. À l’instar de l’article 90.1, on ne trouve pas l’expression précise « au Canada » dans le libellé de l’article 45, et celui-ci ne limite pas expressément la portée territoriale des complots, accords ou arrangements visés. Cependant, l’article 46 de la Loi précise qu’une personne morale qui exploite une entreprise au Canada commet une infraction criminelle si elle y applique une directive ou une autre communication émanant d’une personne de contrôle à l’étranger ayant pour objet de donner effet à « un complot, une association d’intérêts, un accord ou un arrangement intervenu à l’étranger qui s’il était intervenu au Canada, aurait constitué une infraction visée à l’article 45 ». Reprenant le texte de l’article 46, le paragraphe 83(1) autorise le Tribunal, si le commissaire lui en fait la demande, à interdire par voie d’ordonnance à une « personne ou [...] personne morale de prendre au Canada des mesures d’application » d’une directive ou d’une quelconque communication émanant d’une personne de contrôle à l’étranger « ayant pour objet de donner effet à un complot, une association d’intérêts, un accord ou un arrangement intervenu à l’étranger qui s’il était intervenu au Canada, aurait constitué une infraction visée à l’article 45 ».

[83]  Selon HarperCollins, les articles 46 et 83 confirment que, lorsque le législateur avait l’intention de viser des accords ou des arrangements conclus à l’extérieur du Canada, il l’a précisé en termes explicites. Étant donné que, n’eût été l’article 46, aucun accord conclu à l’extérieur du Canada ne contreviendrait aux dispositions sur les complots criminels, il s’ensuit aux yeux de HarperCollins que l’article 45 s’applique exclusivement aux accords signés ou formés au Canada. Et toujours d’après HarperCollins, les articles 45, 46 et 83 contiennent des dispositions précises dont l’effet combiné élargit la portée des dispositions sur les complots criminels aux accords conclus à l’extérieur du Canada. Par conséquent, même si l’article 45 ne précise pas si le complot, l’accord ou l’arrangement doit avoir été conclu au Canada, il faut l’interpréter comme s’appliquant seulement à ceux qui ont été conclus dans ce pays, sans quoi l’article 46 n’aurait aucune raison d’être.

[84]  HarperCollins fait valoir en outre que le paragraphe 83(1) indique que le législateur a envisagé la possibilité d’accords ou arrangements intervenus à l’étranger qui sont ensuite mis en oeuvre au Canada. À son avis, cette disposition autorise le Tribunal, si le commissaire lui en fait la demande, à prendre une ordonnance en vue d’empêcher la mise en oeuvre d’« un complot, une association d’intérêts, un accord ou un arrangement intervenu à l’étranger qui s’il était intervenu au Canada, aurait constitué une infraction visée à l’article 45 ». HarperCollins estime par ailleurs que les articles 82 et 84 de la Loi confirment son argument comme quoi le législateur a exprimé de manière explicite son intention que certaines dispositions s’appliquent à des activités engagées à l’étranger et susceptibles d’avoir des répercussions sur le territoire canadien.

[85]  Je ne souscris pas à la lecture que HarperCollins propose de ces dispositions. Je ne vois pas en quoi l’analogie avec les articles 46 et 83 confirme sans l’ombre d’un doute que l’article 90.1 ne s’applique pas aux accords ou aux arrangements intervenus à l’extérieur du Canada. Autrement dit, je ne suis pas d’accord pour dire qu’il est évident et manifeste que l’article 90.1 comporte implicitement les mots « au Canada » compte tenu du libellé de ces autres articles. Je ne puis conclure qu’il est évident et manifeste que le libellé des articles 46 et 83 dénote une « intention législative expresse » sous-jacente à l’article 90.1 qui m’obligerait à faire abstraction du critère du « lien réel et substantiel » pour déterminer si le Tribunal peut connaître de la demande du commissaire. L’article 90.1 ne précise pas la dimension territoriale de la disposition, et les articles 45 et 46 ne sont pas tout à fait clairs pour ce qui concerne leur application possible à l’article 90.1. Je ne retiens pas non plus la thèse voulant que, puisque le libellé des dispositions civiles sur les complots ne comporte pas de stipulation analogue à celle de l’article 46, il s’ensuive d’office que je dois en déduire que l’article 90.1 n’est pas censé s’appliquer aux accords intervenus à l’extérieur du Canada.

L’objet et le contenu de l’article 46

[86]  L’interprétation que HarperCollins et Kobo proposent de l’article 90.1 se fonde sur les articles 46 et 83, et part de la prémisse qu’au vu de ces dispositions, la portée de l’article 45 ne s’étend pas aux complots, accords ou arrangements conclus à l’extérieur du Canada.

[87]  De toute évidence, je vais me garder de statuer sur l’interprétation à donner aux articles 45 et 46 dans la présente décision, car pareille analyse excéderait considérablement le cadre de la requête de HarperCollins. J’ajouterai à cela que le Tribunal n’a pas compétence sur ces dispositions criminelles. Qu’il suffise toutefois de dire que l’interprétation des articles 45 et 46 avancée par HarperCollins et Kobo n’est pas incontestable.

[88]  L’article 45 stipule que « commet une infraction quiconque, avec une personne qui est son concurrent à l’égard d’un produit, complote ou conclut un accord ou un arrangement a) soit pour fixer, maintenir, augmenter ou contrôler le prix de la fourniture du produit; b) soit pour attribuer des ventes, des territoires, des clients ou des marchés pour la production ou la fourniture du produit; c) soit pour fixer, maintenir, contrôler, empêcher, réduire ou éliminer la production ou la fourniture du produit ». Il est important de souligner que, tout comme l’article 90.1 ne mentionne pas la limite territoriale de son application, l’article 45 ne précise pas non plus que son application est sujette à la formation du complot, de l’accord ou de l’arrangement « au Canada ».

[89]  Les articles 46 et 83 renvoient expressément à l’article 45. Ils ne mentionnent pas et n’évoquent pas d’autres dispositions de la Loi. L’article 46 se lit comme suit :

Foreign directives

Directives étrangères

46 (1) Any corporation, wherever incorporated, that carries on business in Canada and that implements, in whole or in part in Canada, a directive, instruction, intimation of policy or other communication to the corporation or any person from a person in a country other than Canada who is in a position to direct or influence the policies of the corporation, which communication is for the purpose of giving effect to a conspiracy, combination, agreement or arrangement entered into outside Canada that, if entered into in Canada, would have been in contravention of section 45, is, whether or not any director or officer of the corporation in Canada has knowledge of the conspiracy, combination, agreement or arrangement,  guilty of an indictable offence and liable on convi ction to a fine in the discretion of the court.

46 (1) Toute personne morale, où qu’elle ait été constituée, qui exploite une entreprise au Canada et qui applique, en totalité ou en partie au Canada, une directive ou instruction ou un énoncé de politique ou autre communication à la personne morale ou à quelque autre personne, provenant d’une personne se trouvant dans un pays étranger qui est en mesure de diriger ou d’influencer les principes suivis par la personne morale, lorsque la communication a pour objet de donner effet à un complot, une association d’intérêts, un accord ou un arrangement intervenu à l’étranger qui, s’il était intervenu au Canada, aurait constitué une infraction visée à l’article 45, commet, qu’un administrateur ou dirigeant de la personne morale au Canada soit ou non au courant du complot, de l’association d’intérêts, de l’accord ou de l’arrangement, un acte criminel et encourt, sur déclaration de culpabilité, une amende à la discrétion du tribunal.

[90]  À première vue, il semble que l’article 46 ajoute des éléments à l’article 45 ou le complète en créant une infraction dont seraient passibles les personnes qui ne sont pas directement impliquées dans un complot visé à l’article 45. L’infraction créée par l’article 46 vise les personnes qui ne sont pas des complices, c’est-à-dire les personnes qui ne sont pas directement parties à un complot, un accord ou un arrangement, mais qui appliquent en totalité ou en partie au Canada une directive ayant pour objet de leur donner effet. L’article 46 permet donc de cibler des filiales qui ont des activités au Canada et qui mettent à exécution une communication provenant de l’étranger, qu’elles soient au courant ou non qu’elles donnent effet à un complot et peu importe qu’elles soient ou non directement parties à celui-ci. Si l’article 45 autorise une cour à rendre un verdict de culpabilité contre une personne qui est partie à un complot, l’article 46 lui permet de la déclarer coupable au Canada pour avoir mis en oeuvre un complot ourdi à l’étranger, même si cette personne n’y est pas partie, Si le législateur n’avait pas incorporé l’article 46, les cours pourraient imposer des sanctions aux parties aux complots, mais pas aux entités se trouvant au Canada qui n’y sont pas directement parties et dont le rôle se limite à leur mise en oeuvre.

[91]  Il appert par conséquent que l’un des objets principaux de l’article 46 consiste à élargir la portée de l’article 45 afin d’inclure dans son champ d’application les parties qui, sans y avoir pris part directement, participent à la mise en oeuvre d’un complot au Canada. Pour le formuler autrement, il semble que l’article 46 vise principalement non pas à circonscrire ou à limiter la portée de l’article 45, mais plutôt à l’élargir. Cela dit, j’admets que certains passages de l’article 46 (« un complot, une association d’intérêts, un accord ou un arrangement intervenu à l’étranger qui s’il était intervenu au Canada, aurait constitué une infraction visée à l’article 45 ») pourraient être interprétés comme limitant indirectement la portée de l’article 45 relativement aux complots criminels en mentionnant que, a contrario, un complot ourdi à l’extérieur du Canada ne pourrait pas enfreindre l’article 45. Tel qu’il est rédigé, l’article 46 acquiert donc deux dimensions. Il a pour double objet d’élargir l’application de l’article 45 aux personnes morales qui exploitent une entreprise au Canada et qui mettent en oeuvre un complot à l’extérieur du Canada, et de laisser entendre que l’article 45 pourrait être limité aux complots, accords et arrangements conclus au Canada. Il en va de même du libellé de l’article 83.

[92]  Je dis bien « pourrait être » parce que l’interprétation de HarperCollins comme quoi l’article 46 limite la portée de l’article 45 n’a jamais été confirmée par les cours. Qui plus est, la seule décision invoquée par les parties sur cette question ne corrobore pas l’interprétation que suggère HarperCollins concernant l’article 46. Dans la décision VitaPharm, la Cour supérieure de l’Ontario soumet l’analyse suivante de la portée des articles 45 et 46 dans le cadre de son examen de la requête en radiation pour défaut de compétence (VitaPharm, au paragraphe 60) :

[TRADUCTION] Les défendeurs qui soumettent la requête soutiennent que l’interprétation juste de l’article 46 veut qu’il contienne des termes limitatifs visant les infractions créées par l’article 45. Je ne suis pas d’accord. L’article 46 créée une infraction pour les personnes qui ne sont pas des complices, mais qui appliquent en totalité ou en partie au Canada une directive ayant pour objet de donner effet à un complot.

[93]  Il m’est tout aussi impossible de conclure qu’il est évident et manifeste que le passage « un complot, une association d’intérêts, un accord ou un arrangement intervenu à l’étranger qui s’il était intervenu au Canada, aurait constitué une infraction visée à l’article 45 » de l’article 46 peut s’interpréter comme signifiant que les complots ourdis à l’étranger ne peuvent enfreindre l’article 45. Je ne connais aucune décision jurisprudentielle qui traite expressément de l’application extraterritoriale de l’article 45 ou qui tranche que l’article 45 ne s’applique pas à l’extérieur du Canada. C’est reconnu dans les écrits. Notamment, deux observateurs avertis font remarquer que les cours n’ont pas tranché définitivement la question de savoir si les effets anticoncurrentiels potentiels au Canada constituent un motif suffisant pour déterminer la compétence pour statuer sur un complot ourdi à l’étranger (Randy T. Hughes et Jeanne L. Pratt, « Criminal Conspiracy », chapitre 4 dans James B. Musgrove, Janine MacNeil et Michael Osborne éd., Fundamentals of Canadian Competition Law, 3e édition, Toronto, Carswell, 2015, à la page 69).

[94]  Dans au moins deux affaires mettant en cause l’article 45, il a été conclu que la disposition pourrait s’interpréter comme s’appliquant aux accords ou arrangements conclus à l’extérieur du Canada, en dépit du libellé de l’article 46. Dans la décision Shah v LG Chem Ltd, 2015 ONSC 2628, la Cour a été saisie d’un recours collectif fondé notamment sur les articles 36, 45 et 46 de la Loi, et se prononce comme suit au paragraphe 83 :

[TRADUCTION] Dans la décision Ontario v. Rothmans, précitée au paragraphe 37 (C.A.), s’appuyant sur l’arrêt British Columbia v. Imperial Tobacco Canada Ltd., 2006 BCCA 398, au paragraphe 43, autorisation de pourvoi à la CSC refusée, [2006] SCCA n° 446, et Vitapharm Canada Ltd. v. F. Hoffman-La Roche Ltd., précitée, la Cour d’appel a conclu qu’un complot a lieu dans le ressort où le préjudice est subi, sans égard à l’endroit où la conduite répréhensible a été engagée.

[95]  De même, dans la décision VitaPharm, le juge Cumming déclare ce qui suit au paragraphe 59 :

[TRADUCTION] Les défendeurs qui ont présenté la requête font valoir que les articles 45 et 46 de la Loi sur la concurrence confèrent un caractère criminel à un complot en vue de fixer des prix seulement si l’accord a été pris au Canada. Là encore, je ne partage pas ce point de vue. Le libellé de l’article 45 ne porte pas uniquement sur les complots ourdis au Canada.

[96]  En résumé, et malgré le libellé explicite de l’article 46, la Cour a tranché dans VitaPharm que les complots tramés à l’extérieur du Canada pouvaient enfreindre l’article 45. J’en conviens, il est loin d’être clair que l’article 45 s’applique aux complots, accords ou arrangements conclus à l’extérieur du Canada, malgré l’article 46.

[97]  De plus, même si l’historique législatif et le libellé de l’article 46 donnent à penser que la disposition pourrait être interprétée comme sous-entendant qu’un accord conclu à l’extérieur du Canada n’enfreindrait pas le passage sur le complot de l’article 45, je remarque que le commissaire a envisagé différemment l’acceptation de plaidoyers de culpabilité dans le cas de complots criminels impliquant des sociétés étrangères. Tout en étant conscient que la question de la compétence n’est pas expressément abordée dans ces décisions, j’observe néanmoins que les cours ont indirectement admis, dans le cadre de nombreuses négociations de plaidoyer, que l’article 45 peut s’appliquer à des accords et à des arrangements conclus à l’extérieur du Canada, et se sont déclarées compétentes pour entendre des parties se trouvant à l’étranger (voir notamment R v BASF Aktiengesellschaft, 1999 CarswellNat 6381 [CF]; R v Daicel Chemical Industries, Ltd, T-1686-00, Exposé conjoint des faits daté du 14 septembre 2000, certificat daté du 21 septembre 2000).

[98]  La portée de l’article 45 et son application aux accords ou aux arrangements conclus à l’extérieur du Canada restent donc des questions en suspens, sur lesquelles les cours sont loin d’avoir statué de manière claire et évidente. L’on peut tout au plus ranger l’interprétation proposée par HarperCollins et Kobo parmi les interprétations possibles de l’article 45. Cependant, une application contraire et beaucoup plus large de la même disposition pourrait être renforcée par l’analyse proposée dans la décision VitaPharm (qui a été avalisée par la Cour d’appel de l’Ontario) et par le fait que l’un des objets principaux de l’article 46 n’est pas de limiter, mais plutôt d’élargir la portée de l’article 45. Comme il a déjà été souligné, la détermination des limites exactes de l’application de l’article 45 de la Loi déborderait le cadre de la présente décision. Il subsiste néanmoins une question de droit litigieuse relativement à l’interprétation législative de la portée territoriale de l’article 45. Cette analyse complexe devra se faire à l’audience plutôt que dans le cadre d’une procédure préliminaire telle que l’audition de la présente requête (Pfizer Canada Inc c Apotex Inc, [1999] 1 CPR [4th] 358 [CF], au paragraphe 33).

La prudence nécessaire à l’égard de la présomption d’uniformité doit être appliquée avec circonspection

[99]  L’interprétation que propose HarperCollins de l’article 90.1, fondée sur les articles 45, 46 et 83, soulève un autre problème. En quelques mots, il est non seulement légitime de se demander si l’article 45 vise exclusivement les complots, accords ou arrangements conclus au Canada mais, en faisant l’hypothèse qu’il s’agit d’une interprétation juste, il est loin d’être évident et manifeste qu’elle est transposable à l’article 90.1.

[100]  HarperCollins se fonde essentiellement sur le principe de l’uniformité des expressions, selon lequel « [d]onner aux mêmes mots le même sens dans l’ensemble d’une loi est un principe de base en matière d’interprétation des lois » (R c Zeolkowski, [1989] 1 RCS 1378 [« Zeolkowski »], au paragraphe 19). Ainsi, d’après HarperCollins, puisque la portée territoriale des « accords ou arrangements » visés par l’article 45 est limitée par l’article 46, et que ces mots sont utilisés de manière similaire à l’article 90.1, ils devraient également être entendus comme se limitant aux accords ou arrangements conclus au Canada. Cependant, dans la présente espèce, il n’est ni clair ni évident que l’application des principes de l’interprétation législative mène inéluctablement à la conclusion avancée par HarperCollins et appuyée par Kobo. En réalité, ces principes me suggèrent un résultat inverse.

[101]  Selon la conception moderne de l’interprétation législative, « il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » (Rizzo & Rizzo Shoes Ltd (Re), [1998] 1 RCS 27 (« Rizzo »), au paragraphe 21, citant Elmer Driedger, Construction of Statutes, Toronto, Butterworths, 1983, à la page 87; ATCO, au paragraphe 37; United Grain Growers Limited v Commissioner of Competition, 2006 Comp Trib 25 [« UGG »], au paragraphe 21). La Loi d’interprétation, LRC 1985, ch. I-21, prévoit également, à l’article 12, que « [t]out texte est censé apporter une solution de droit et s’interprète de la manière la plus équitable et la plus large qui soit compatible avec la réalisation de son objet ».

[102]  Le principe voulant que les mêmes mots doivent avoir le même sens découle d’une présomption qui peut être réfutée. Avant l’arrêt Zeolkowski, la Cour suprême a affirmé que « [TRADUCTION] la règle d’interprétation voulant que le même sens découle de l’emploi de la même expression dans toutes les parties d’une loi […] repose sur une simple présomption qui, à vrai dire, n’a guère de poids. Il s’avère en effet que le même mot peut être employé dans des sens différents dans un même texte de loi » (Sommers and Gray v The Queen, [1959] SCR 678, à la page 685). La règle doit donc être abordée avec circonspection si le contexte pertinent des deux dispositions faisant l’objet d’une comparaison diffère. Dans son arrêt Thomson c Canada (Sous-ministre de l’Agriculture), [1992] 1 RCS 385 (« Thomson »), la Cour suprême fait observer qu’« à moins que le contexte ne s’y oppose clairement, un mot doit recevoir la même interprétation et avoir le même sens tout au long d’un texte législatif » (Thomson, à la page 400). Le principe de l’uniformité textuelle ne peut donc être traité comme une règle inflexible ou un guide infaillible de l’interprétation (Côté, à la page 280). Quelle que soit la disposition législative interprétée, le sens des mots doit être établi en tenant compte du contexte. Dans la décision Merck & Co Inc v Apotex Inc, 2010 FC 1265, au paragraphe 150, conf. pour d’autres motifs dans l’arrêt 2011 CAF 363, la Cour fédérale déclare que « [TRADUCTION] des mots identiques peuvent changer de sens s’ils sont pris dans un contexte différent et employés à des fins différentes », et que c’est notamment le cas pour les mots dont le sens est général ou abstrait.

[103]  Dans l’arrêt Zeolkowski, sur lequel se fonde HarperCollins, la Cour suprême applique le principe de l’uniformité des expressions pour affirmer que des expressions identiques « utilisées dans deux paragraphes adjacents qui se trouvent dans le même article » d’une loi sont essentiellement les mêmes (Zeolkowski, au paragraphe 19). La situation en l’espèce diffère grandement. Les mots accord et arrangement figurant à l’article 90.1 et aux articles 45 et 46 ne sont pas employés dans des paragraphes adjacents d’un même article de la Loi, tant s’en faut. Les dispositions portent toutes sur la collaboration entre concurrents, mais les articles 45 et 46 appartiennent à une partie différente de la Loi et, qui plus est, ils font partie d’un groupe de dispositions fondamentalement différent de celui auquel appartient l’article 90.1. Les articles 45 et 46 énoncent les infractions criminelles visées à la partie VI de la Loi, intitulée « Infractions relatives à la concurrence », alors que l’article 90.1 porte sur les affaires civiles susceptibles d’examen, et se retrouve sous la partie VIII, « Affaires que le Tribunal peut examiner ». Ces dispositions se rapportent à des contextes différents et s’appliquent à des fins différentes. En fait, les mots employés dans les deux articles ne sont même pas identiques : dans l’article 90.1, on trouve seulement l’expression « un accord ou un arrangement », tandis qu’à l’article 46, le législateur a repris la série de quatre mots (« un complot, une association d’intérêts, un accord ou un arrangement ») de l’ancienne version de l’article 45, qui remontait à plusieurs dizaines d’années et qui a été transposée en partie dans la version actuelle (« complote ou conclut un accord ou un arrangement »).

[104]  Même si tous se rapportent à des accords entre des concurrents, les articles 45 et 46 et l’article 90.1 de la Loi recèlent des différences fondamentales. Les articles 45 et 46 créent des infractions criminelles et, par suite des modifications apportées à la Loi en 2009, l’article 45 crée une infraction automatique, pour laquelle il suffit de prouver que l’un des trois types d’accord visés a été conclu. Il n’est pas requis de faire la preuve de l’existence d’un préjudice, d’un dommage ou d’effets anticoncurrentiels. Le préjudice causé à la concurrence n’est pas constitutif de l’infraction de complot criminel. En revanche, l’article 90.1 porte sur une affaire civile susceptible d’examen, qui exige de faire la preuve qu’il y a des effets sur la concurrence. Par conséquent, comme c’est le cas d’autres dispositions civiles de la partie VIII de la Loi, telles que celles qui portent sur l’abus de position dominante ou les fusionnements, les dispositions se rapportant aux accords ou arrangements civils entre des concurrents exigent que la conduite reprochée empêche ou diminue sensiblement la concurrence pour justifier que le Tribunal délivre une ordonnance réparatrice. En somme, le préjudice causé à la concurrence doit constituer une composante intrinsèque de la pratique reprochée.

[105]  J’ouvre une parenthèse pour faire remarquer que même sous le régime la version antérieure de l’article 45 (qui exigeait que la concurrence soit « indûment » restreinte), il a été tranché dans certaines affaires que la démonstration des préjudices et des effets économiques défavorables attribuables à un complot ne constituait pas une condition essentielle de l’infraction (R c Burrows et al. [1966], 54 CPR 95 [BCSC]). Il n’était pas requis de produire une preuve de la mise en oeuvre effective de l’objet du complot ou d’un acte manifeste pour lui donner suite (Howard Smith Paper Mills v R, [1957] SCR 403; Regina v Abitibi Power & Paper Company et al. [1960], 36 CPR 188 [Que QB]).

[106]  Je ne suis donc pas persuadé qu’il est évident et manifeste en l’espèce que le Tribunal devrait ou pourrait se fonder sur le principe de l’uniformité des expressions pour interpréter le passage « un accord ou un arrangement » de l’article 90.1, ou que les accords intervenus entre les concurrents qui sont visés à la fois par l’article 45, l’article 46 et l’article 90.1 se limitent aux « accords ou arrangements intervenus au Canada » en vertu de ces deux groupes de dispositions.

Le contenu et le contexte de l’article 90.1

[107]  Je réfuterais l’interprétation de l’article 90.1 de la Loi que soumet HarperCollins pour deux autres raisons.

[108]  La première tient à l’article 90.1 lui-même. Cet article a été adopté par suite de la réforme de la Loi en 2009, soit plus de 30 ans après l’introduction de l’article 46 en 1976. Lorsque le législateur a adopté l’article 90.1 en 2009, il est permis de penser qu’il connaissait l’article 45, de même que les articles 46 et 83. Je souligne que la réforme de 2009 a modifié de manière substantielle la version précédente de l’article 45, en supprimant l’obligation liée au « caractère indu » et en créant dans la foulée l’infraction automatique de complot criminel. Or, malgré la restructuration fondamentale de la principale disposition liée au complot criminel et l’ajout de l’article 90.1 à la Loi, les articles 46 et article 83 n’ont pas été touchés. En fait, dans les deux dispositions, les mots conservés (« complot, association d’intérêts, accord, arrangement ») correspondent à la formulation précédente de l’article 45 (« complote, se coalise ou conclut un accord ou arrangement »).

[109]  Le législateur n’a pas non plus incorporé de disposition analogue à l’article 46 en complément de l’article 90.1. Autrement dit, aucune disposition connexe à l’article 90.1 n’a été adoptée qui jouerait le rôle de l’article 46 par rapport à l’article 45. Le législateur n’a donc pas jugé nécessaire ou à propos d’intégrer un libellé analogue à celui de l’article 46 dans le régime de la nouvelle disposition sur le complot civil. On pourrait soutenir que l’incorporation d’un tel libellé aurait eu pour effet d’élargir la portée de l’article 90.1 et aurait peut-être permis de l’interpréter indirectement comme limitant sa portée territoriale (un effet analogue à celui qui pourrait être attribué à l’article 46 par rapport à l’article 45).

[110]  Le législateur est présumé avoir tenu compte des articles 46 et 83 quand il a adopté l’article 90.1 et qu’il a implicitement décidé de ne pas incorporer de disposition analogue à l’article 46 ou d’étendre à la nouvelle disposition sur le complot civil la restriction de l’application de l’article 45 découlant de l’article 46, selon la thèse de HarperCollins et Kobo. Si le législateur avait voulu imposer une limite à la portée territoriale de l’article 90.1 (analogue à la limitation de l’application de l’article 45 prévue à l’article 46, selon l’interprétation de HarperCollins), il aurait eu tout loisir de le faire. Apparemment, le législateur a opté pour une autre avenue. Comme le fait remarquer HarperCollins, le législateur a prévu le problème que l’application territoriale de l’article 45 risquait de poser et, en 1976, il a agi en conséquence en adoptant les articles 46 et 83. Toutefois, il n’en a pas fait autant en 2009 pour ce qui concerne l’article 90.1. Bien entendu, il se peut que, dans la pratique, l’intention du législateur ne fût pas dirigée vers cette question lors de la réforme de 2009. J’estime quant à moi que le choix du législateur de ne pas reprendre le libellé de l’article 46 dans une disposition connexe à l’article 90.1 ne corrobore pas d’emblée l’interprétation étroite des termes « un accord ou un arrangement » retenue par HarperCollins et Kobo à la lumière de leur lecture des articles 45 et 46. Peut-être le législateur n’a-t-il tout simplement pas jugé à propos de reprendre les termes limitatifs de l’article 46 pour circonscrire et réduire la portée territoriale de l’article 90.1.

[111]  Comme je l’ai mentionné précédemment, il vaut la peine de souligner que les articles 46 et 83 visent strictement et expressément un complot, une association d’intérêts, un accord ou un arrangement qui « aurait constitué une infraction visée à l’article 45 » (non en italique dans l’original), et non à quelque autre disposition de la Loi. Pris isolément, l’article 45 ne contient pas de terme qui limiterait sa portée aux complots, accords ou arrangements conclus « au Canada ». Seul l’effet indirect du libellé des articles 46 et 83 pourrait donner à penser que le législateur souhaitait restreindre ou limiter la portée de l’article 45, et n’avait pas l’intention d’en élargir l’application aux complots ourdis à l’extérieur du Canada. Aucune disposition semblable n’existe pour l’article 90.1.

[112]  Par surcroît, comme l’a noté le commissaire, aucune disposition semblable à l’article 46 n’a été incorporée en complément à l’article 90.1, tout simplement parce qu’une telle disposition connexe n’était pas nécessaire dans le contexte de l’article 90.1, dans lequel le législateur emploie des mots différents. Plus précisément, l’article 90.1 confère au Tribunal le pouvoir exprès de rendre une ordonnance à l’encontre d’une personne, « qu’elle soit ou non partie à l’accord ou à l’arrangement […] ». Ce passage indique qu’une disposition parallèle, analogue à l’article 46, n’était pas requise pour étendre la compétence du Tribunal aux entités qui n’étaient pas complices et parties à un accord ou à un arrangement civil visé par l’article 90.1, mais qui ont néanmoins participé à sa mise en oeuvre. Toutes les personnes, qu’elles soient ou non parties à un accord ou à un arrangement, sont incluses dans le libellé de l’article 90.1.

[113]  Le législateur n’avait donc aucune raison d’adopter une disposition « analogue » à l’article 46 pour l’article 90.1. Puisque l’objet principal qui donne sa raison d’être à l’article 46 n’existe pas pour l’article 90.1, les principes de l’interprétation législative invoqués par HarperCollins ne m’obligent pas à adhérer à son interprétation de la portée territoriale de l’article 90.1, laquelle découle de sa lecture des articles 46 et 83, ni à déduire que la limitation indirecte de la portée de l’article 45 qui pourrait découler de l’article 46 reflète l’intention du législateur à l’égard de l’article 90.1.

[114]  Si le législateur avait voulu étendre au nouvel article 90.1 la limite présumément imposée par l’article 46 à l’application de l’article 45, et restreindre l’application de l’article 90.1 aux accords et arrangements intervenus au Canada, il l’aurait exprimé de façon expresse en incorporant un libellé semblable dans la structure de cette nouvelle disposition civile. Ce n’est pas ce qu’il a fait. Il aurait aussi pu modifier l’article 46 et l’article 83 en insérant « un accord ou un arrangement qui aurait constitué une infraction visée aux articles 45 ou 90.1 ». Là encore, il s’en est abstenu.

[115]  Répondant à une question du Tribunal lors de l’audition, les avocats des parties ont confirmé l’inexistence de débats parlementaires qui auraient pu expliciter l’intention ayant mené à l’adoption de l’article 90.1. Cependant, le langage clair et la structure de l’article 90.1 parlent d’eux-mêmes. Puisque l’article 90.1 n’est pas accompagné d’une disposition connexe analogue à l’article 46, la règle d’interprétation législative dite de l’exclusion implicite m’amène à conclure qu’il n’est ni clair ni évident que la portée de l’article 90.1 est aussi restreinte que celle de l’article 45, contrairement à ce qui a été allégué. Selon moi, il pourrait fort bien s’appliquer à tous les accords ou arrangements, qu’ils soient intervenus au Canada ou à l’étranger.

[116]  De plus, puisque le Tribunal est une instance décisionnelle d’origine législative, le principe et l’objectif de l’uniformité ne justifient pas que l’on s’écarte du texte explicite de la disposition (City of Windsor, au paragraphe 47). À défaut d’ambiguïté apparente résultant du texte ou du contexte, une cour devrait adhérer à une interprétation qui respecte le sens ordinaire des mots choisis par le législateur et utilisés dans la législation. En l’espèce, absolument aucune ambiguïté n’entoure l’article 90.1 : il n’impose aucune limite territoriale.

[117]  Je souligne au passage que, pour aider le Tribunal à comprendre l’intention législative sous-tendant l’article 90.1 et les dispositions civiles, Kobo a cité des débats parlementaires remontant à 1996, mais que ceux-ci ne sont pas liés à l’article 90.1 (qui ne faisait pas même partie de la réflexion à l’époque) ni aux dispositions civiles de fond de la partie VIII de la Loi. Les débats parlementaires invoqués portaient notamment sur les instruments d’exécution du commissaire, lesquels ne m’apparaissent ni pertinents ni utiles pour comprendre l’intention du législateur quant à la portée de l’article 90.1. Je ne vois pas en quoi les extraits cités par Kobo nous permettent de conclure que le législateur savait que les dispositions civiles de la Loi ne conféraient aucune compétence extraterritoriale. Elles dénotent tout au plus que, pour ce qui concerne les instruments d’exécution se rapportant aux affaires civiles, le Bureau de la concurrence ne disposait pas d’un mécanisme comme les traités bilatéraux d’entraide juridique dans les affaires criminelles pour coopérer avec des organismes étrangers et obtenir des éléments de preuve venant de l’extérieur du Canada. Les passages cités ne sont d’aucune aide pour déterminer la portée territoriale de l’article 90.1 ou discerner l’intention du législateur à cet égard.

[118]  La deuxième grande raison qui me permet de décréter que l’interprétation soutenue par HarperCollins ne peut être retenue faute de clarté et d’évidence tient au contexte de l’article 90.1. Tel que je l’ai déjà évoqué, la conception moderne de l’interprétation législative veut que le texte législatif soit lu en tenant compte du contexte global et du sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, son objet et l’intention du législateur (Elmer Driedger, Construction of Statutes, 2e éd., Toronto, Butterworths, 1983, à la page 87, cité dans Rizzo, au paragraphe 21; Canada [Commission canadienne des droits de la personne] c Canada [Procureur général], 2011 CSC 53, au paragraphe 33). L’objectif premier de l’exercice d’interprétation est de discerner l’intention claire du législateur et l’« objet véritable de la loi tout en préservant l’harmonie, la cohérence et l’uniformité des lois en cause » (ATCO, au paragraphe 49; Will-Kare Paving & Contracting Ltd c Canada, [2000] 1 RCS 915, au paragraphe 54).

[119]  Une cour doit toujours privilégier l’interprétation législative qui s’harmonise avec l’objet et l’intention de la loi par rapport à une autre qui y déroge. L’article 90.1 est une disposition civile qui prévoit que les effets anticoncurrentiels présumés qui se manifestent par l’empêchement ou la diminution sensible de la concurrence dans un marché font partie intrinsèque de la pratique que le Tribunal doit examiner et analyser. En revanche, le préjudice ou l’effet nuisible à la concurrence ne sont pas des éléments essentiels d’une infraction de complot criminel visée à l’article 45. Cette différence a été établie très clairement depuis l’entrée en vigueur de la nouvelle version de l’article 45 en mars 2010. L’objet et l’essence de l’article 90.1 sont de remédier aux effets préjudiciables pour la concurrence au Canada d’arrangements intervenus entre des personnes qui sont des concurrents. Interpréter le libellé de l’article 90.1 comme s’appliquant aux accords ou aux arrangements conclus à l’étranger qui ont des effets anticoncurrentiels au Canada va tout à fait dans le sens de l’intention et de l’objet premier des dispositions civiles de la Loi.

[120]  Je suis d’accord avec le commissaire quand il affirme que le législateur ne pouvait pas souhaiter que des accords anticoncurrentiels ayant des effets préjudiciables au Canada ne soient pas visés par les dispositions civiles (The Commissioner of Competition v Direct Energy Marketing Limited, 2015 Comp Trib 2 [« Direct Energy »], au paragraphe 38). Ce serait méconnaître un élément essentiel de l’article 90.1. Cette interprétation serait en outre incompatible avec les objectifs prédominants de la Loi, qui sont de préserver et de favoriser la concurrence au Canada, et d’éliminer les activités qui réduisent la concurrence dans le marché (General Motors of Canada Ltd c City National Leasing, [1989] 1 RCS 641, au paragraphe 57).

[121]  Le principe voulant que la loi « s’interprète de la manière la plus équitable et la plus large qui soit compatible avec la réalisation de son objet » étaye également l’argument selon lequel l’article 90.1 ne peut être lu aussi étroitement que le suggère HarperCollins (Loi d’interprétation, article 12). Pour qu’elle soit compatible avec l’intention et l’objet de la Loi, l’interprétation de l’article 90.1 suppose de reconnaître la compétence du Tribunal à l’égard de pratiques qui ont des effets anticoncurrentiels au Canada, même si des aspects de ces pratiques ont été engagés à l’étranger.

[122]  À l’inverse, si nous retenons l’interprétation proposée par HarperCollins et Kobo, certaines pratiques ayant des effets anticoncurrentiels au Canada échapperaient au contrôle de la Loi, ce qui irait à l’encontre de l’un de ses principaux objets et, de façon générale, de l’objectif que le législateur cherchait à réaliser en adoptant l’article 90.1 et la partie VIII. J’estime que le résultat serait absurde puisque les concurrents qui se trouvent à l’extérieur du Canada pourraient se soustraire au contrôle de la Loi, même si leur conduite empêche ou diminue, ou si elle est susceptible d’empêcher ou de diminuer la concurrence dans un marché au Canada. Ce résultat serait également incompatible avec les divers objectifs énoncés dans la disposition d’objet de la Loi (article 1.1) :

to maintain and encourage competition in Canada in order to promote the efficiency and adaptability of the Canadian economy, in order to expand opportunities for Canadian participation in world markets while at the same time recognizing the role of foreign competition in Canada, in order to ensure that small and medium-sized enterprises have an equitable opportunity to participate in the Canadian economy and in order to provide consumers with competitive prices and product choices.

de préserver et de favoriser la concurrence au Canada dans le but de stimuler l’adaptabilité et l’efficience de l’économie canadienne, d’améliorer les chances de participation canadienne aux marchés mondiaux tout en tenant simultanément compte du rôle de la concurrence étrangère au Canada, d’assurer à la petite et à la moyenne entreprise une chance honnête de participer à l’économie canadienne, de même que dans le but d’assurer aux consommateurs des prix compétitifs et un choix dans les produits.

[123]  Pour les raisons exposées ci-dessus, je ne puis conclure qu’il était de l’intention du législateur que l’article 90.1 ne s’applique pas, ou ne devrait pas s’appliquer aux accords ou aux arrangements conclus à l’extérieur du Canada. À l’opposé de ce que font valoir HarperCollins et Kobo, je ne trouve pas que l’interprétation législative de l’article 90.1, compte tenu du libellé des articles 45, 46 et 83, est « claire » ou dépourvue de toute ambiguïté. Par conséquent, je dois m’en remettre au critère du « lien réel et substantiel » pour déterminer si le Tribunal peut connaître des matières soulevées dans la demande du commissaire. En l’absence d’orientations claires de la loi, le Tribunal peut et devrait interpréter la disposition « comme s’appliquant dans toutes les circonstances où il existe un “ lien réel et substantiel ” avec le Canada » (Globe24h, au paragraphe 50).

d.  Le critère du « lien réel et substantiel »

[124]  Une revue de la jurisprudence sur la question du « lien réel et substantiel » révèle que ce critère a été largement reconnu par les cours canadiennes, et qu’il a été systématiquement appliqué pour circonscrire la compétence des cours de justice et des tribunaux administratifs, et notamment dans le domaine du droit de la concurrence. Je ne vois aucune raison de ne pas l’appliquer pour discerner les limites de la compétence du Tribunal.

Le critère s’applique aux affaires criminelles et civiles, ainsi qu’aux cours de justice et aux tribunaux administratifs

[125]  Le critère du « lien réel et substantiel », dorénavant bien admis (Van Breda, au paragraphe 69), a été appliqué dans des affaires criminelles et civiles afin de circonscrire la compétence des cours de justice aussi bien que des tribunaux administratifs.

[126]  Ce critère a été énoncé pour la première fois dans l’arrêt Libman, dans lequel la Cour suprême était appelée à statuer sur la compétence du Canada à engager des poursuites pour des crimes perpétrés à l’extérieur du pays. La question précise soulevée dans l’affaire Libman était celle de la compétence du Canada pour statuer sur une affaire de fraude criminelle dont certains éléments avaient eu lieu dans divers pays. Comme les dispositions en matière de fraude ne traitaient pas explicitement de leur effet extraterritorial, la Cour suprême devait déterminer s’il pouvait être considéré qu’une infraction ayant une dimension transfrontalière avait été perpétrée au Canada. S’exprimant au nom de la Cour, le juge La Forest affirme au paragraphe 74 de l’arrêt Libman :

[...] il suffit, pour soumettre une infraction à la compétence de nos tribunaux, qu’une partie importante des activités qui la constituent se soit déroulée au Canada. Comme l’affirment les auteurs modernes, il suffit qu’il y ait un « lien réel et substantiel » entre l’infraction et notre pays, ce qui est un critère bien connu en droit international public et privé.

[127]  Le juge La Forest a ainsi établi le critère en deux volets permettant de déterminer si le Canada avait compétence sur la situation juridique sous examen (Libman, au paragraphe 71) :

  • (a) La Cour doit tout d’abord établir s’il existe un « lien réel et substantiel » entre l’infraction et le Canada. À cet escient, elle doit « tenir compte de tous les faits pertinents qui se sont produits au Canada et qui peuvent légitimement fournir à notre pays un intérêt à instruire l’infraction ».;

  • (b) La Cour doit ensuite déterminer s’il y a, dans ces faits, quelque chose qui va à l’encontre de la courtoisie internationale ou qui justifierait que le Canada n’exerce pas sa compétence.

[128]  La Cour suprême a depuis appliqué ce critère dans de nombreux arrêts. Le critère a été adopté puis développé dans l’arrêt Morguard Investments Ltd c De Savoye, [1990] 3 RCS 1077 (« Morguard »), qui portait sur la reconnaissance et l’exécution du jugement d’un tribunal d’une autre province. La Cour suprême a déclaré qu’il « semble qu’en adoptant la méthode qui permet de poursuivre à l’endroit qui a un lien réel et substantiel avec l’action, on établit un équilibre raisonnable entre les droits des parties » et que « [c]ela fournit une certaine protection contre le danger d’être poursuivi dans des ressorts qui n’ont que peu ou pas de lien avec l’opération ou les parties » (Morguard, à la page 1108). La Cour suprême ajoute que « [d]ans un monde où les objets les plus courants qu’on achète ou qu’on vend viennent d’ailleurs ou sont fabriqués ailleurs et où des gens déménagent constamment d’une province à l’autre, il est tout bonnement anachronique de s’en tenir à une “ théorie de la capacité d’exécution ” ou à un seul situs des délits civils ou des contrats pour l’exercice convenable de compétence » (Morguard, à la page 1108).

[129]  Dans l’arrêt SOCAN, la Cour suprême passe en revue les principes généraux de la portée extraterritoriale des lois canadiennes et parvient à la conclusion que la Loi sur le droit d’auteur du Canada, LRC 1985, c C-42, peut s’appliquer à des activités et à des communications transfrontalières ayant un « lien réel et substantiel » avec le Canada (SOCAN, aux paragraphes 51 et 58). La Cour a donc appliqué le critère à une décision de la Commission du droit d’auteur afin de déterminer sa compétence pour l’application de la Loi sur le droit d’auteur.

[130]  Dans l’arrêt Van Breda, la Cour suprême envisage le « lien réel et substantiel » tel qu’il s’applique aux délits, et énonce une série de « facteurs de rattachement créant une présomption qui, à première vue, autorisent une cour à se déclarer compétente à l’égard d’[un] litige » (Van Breda, au paragraphe 90). Ces facteurs sont les suivants : i) le défendeur a son domicile dans la province ou y réside; ii) le défendeur exploite une entreprise dans la province; iii) le délit a été commis dans la province; et iv) un contrat lié au litige a été conclu dans la province. Les facteurs énoncés par la Cour suprême dans l’arrêt Van Breda se retrouvent dans une liste plus longue de facteurs pertinents dressée par la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt Muscutt v Courcelles (2002), 60 OR (3d) 20 (ONCA) (« Muscutt ») pour déterminer si une cour peut se déclarer compétente (Muscutt, au paragraphe 41).

[131]  Plus récemment, la Cour suprême a confirmé que le critère du « lien réel et substantiel » s’applique, lorsque la compétence doit être établie, « non seulement pour déterminer si un tribunal pouvait connaître d’un litige sur le fond », mais également pour déterminer si « un tribunal d’exécution a compétence à l’égard d’une action en reconnaissance et en exécution d’un jugement d’un tribunal étranger » (Chevron, aux paragraphes 12, 42). La nécessité de faire la démonstration d’un « lien réel et substantiel » entre les circonstances à l’origine d’une demande et le ressort où elle est soumise, ainsi que les facteurs créant une présomption qui sont énoncés dans l’arrêt Van Breda ont été repris par la Cour suprême dans l’arrêt Lapointe, en 2016.

[132]  Contrairement à ce qu’affirment HarperCollins et Kobo dans leurs observations, la jurisprudence établit que le critère du « lien réel et substantiel » s’applique pour établir la compétence autant des cours de justice que celle des tribunaux administratifs. Je n’ai reçu aucune indication concernant un quelconque précédent qui étayerait la thèse voulant que le critère du « lien réel et substantiel » ne s’applique pas à un organisme administratif comme le Tribunal. C’est plutôt le contraire. Tant dans l’arrêt SOCAN que dans la décision Globe24h, il est reconnu explicitement que ce critère permet d’établir la compétence d’un tribunal administratif, savoir la Commission du droit d’auteur dans l’arrêt SOCAN et le Commissariat à la protection de la vie privée dans la décision Globe24h.

[133]  Pour circonscrire le domaine de compétence d’un organisme décisionnel comme une cour de justice ou un tribunal administratif, il faut tout d’abord s’en remettre à la disposition qui énonce ses pouvoirs, puis apprécier le lien entre ceux-ci et les faits soulevés par la situation juridique en cause. Je ne vois pas pourquoi, puisque le Tribunal a été créé par une loi, il lui serait en quelque sorte interdit de recourir au critère du « lien réel et substantiel » pour apprécier la portée territoriale de l’article 90.1. L’arrêt SOCAN, la décision Globe24h et la jurisprudence portant sur le critère du « lien réel et substantiel » confirment plutôt que la réponse à la question de l’existence d’un tel lien repose sur les faits soumis à la cour ou au Tribunal, et sur la manière dont ces faits interviennent au vu des paramètres définissant les pouvoirs que l’organisme décisionnel tire de sa loi habilitante.

[134]  En l’espèce, il s’agit donc de trancher si un « lien réel et substantiel » découle des pouvoirs que l’article 90.1 de la Loi confère expressément au Tribunal. Le critère du « lien réel et substantiel » ne doit pas être utilisé pour élargir les pouvoirs légaux du Tribunal, mais pour vérifier si les faits relèvent des pouvoirs conférés au Tribunal par l’article 90.1. En somme, le critère du « lien réel et substantiel » n’a aucune incidence sur l’attribution de compétence par une loi. L’application du critère doit tenir compte de tous les éléments constitutifs de la disposition. Eu égard aux affaires susceptibles d’examen qui sont visées par l’article 90.1, l’accord ou l’arrangement allégué qui a été conclu entre des concurrents et ses effets anticoncurrentiels au Canada correspondent aux deux particularités fondamentales de la disposition, et les deux doivent être prises en compte pour établir s’il existe un « lien réel et substantiel ».

Le critère s’applique aux affaires de concurrence

[135]  Même s’il n’a jamais été appliqué dans le contexte d’une mesure d’exécution contestée par le commissaire devant le Tribunal, ou même devant d’autres cours, le critère du « lien réel et substantiel » n’est pas pour autant un concept complètement inédit en droit de la concurrence. De fait, il a maintes fois été appliqué dans le cadre d’actions privées en dommages-intérêts intentées en vertu de l’article 36 de la Loi. Selon cette disposition, toute personne qui a subi une perte ou des dommages par suite d’une violation contre l’une ou l’autre des dispositions criminelles de la Loi ou d’une ordonnance du Tribunal bénéficie d’un droit législatif privé d’intenter une action contre l’auteur présumé de la violation devant une juridiction compétente. Les cours et les tribunaux ont souvent reconnu qu’un « lien réel et substantiel » peut être établi si des dommages d’ordre économique ont été subis au Canada par suite d’une conduite contrevenant aux dispositions de la Loi se rapportant aux complots ou d’un complot malicieux, même s’ils ont été ourdis à l’extérieur du Canada.

[136]  Dans l’arrêt Sun-Rype, la Cour suprême examine une décision mettant en jeu une certification de recours collectif associé à une réclamation en dommages-intérêts fondée en partie sur l’article 36 de la Loi. Les intimées allèguent qu’« un complot prétendument noué à l’extérieur du Canada par des défendeurs étrangers pour fixer le prix de produits vendus à des acheteurs directs étrangers ne constitue pas une infraction prévue par la Loi sur la concurrence » (Sun-Rype, au paragraphe 44). La Cour suprême a convenu que le cadre proposé dans l’arrêt Van Breda pouvait s’appliquer dans le contexte de cette revendication, pour déterminer « s’il existe un “ lien réel et substantiel ” suffisant pour conclure à la compétence des tribunaux canadiens en l’espèce » (Sun-Rype, au paragraphe 45). Comme c’est le cas de la requête sous examen, la Cour suprême avait été saisie d’une requête en radiation pour défaut de compétence, et a conclu que les « intimées n’ont pas démontré qu’il est manifeste que les agissements anticoncurrentiels qui auraient été commis en l’espèce ne sont pas du ressort des tribunaux canadiens » et que, par conséquent, la demande ne devait pas être radiée (Sun-Rype, au paragraphe 47).

[137]  La Cour suprême ajoute que « [s]elon un certain courant jurisprudentiel, les tribunaux canadiens sont compétents à l’égard des instances mettant en cause des défendeurs faisant affaire au Canada, y réalisant des ventes et complotant en vue de fixer les prix de produits vendus au Canada » (Sun-Rype, au paragraphe 46). Les agissements reprochés, même s’ils ont été perpétrés par des défendeurs étrangers, impliquaient apparemment la filiale canadienne de chacune des intimées agissant à titre de mandataire de ces dernières, et les ventes en question auraient été réalisées au Canada auprès de clients et de consommateurs canadiens.

[138]  Le critère du « lien réel et substantiel » a été appliqué dans de nombreuses actions privées fondées sur les articles 36 et 45 de la Loi. Dans la décision VitaPharm, la question de la compétence a été posée dans le cadre d’une requête en radiation de recours collectifs au motif de pertes et de dommages subis au Canada en raison d’un complot d’envergure mondiale pour fixer les prix de vitamines. Ayant rejeté les requêtes en matière de compétence et permis que les recours collectifs suivent leur cours, la Cour supérieure de l’Ontario a conclu, après une analyse du régime législatif, que si un complot a été réalisé et a eu des répercussions en Ontario, un délit a été commis dans la province et l’affaire est donc de son ressort. Le juge Cumming a ainsi tranché qu’il était « [TRADUCTION] pertinent et juste de plaider qu’un complot noué à l’étranger pour fixer les prix ou attribuer des marchés et, ce faisant, gonfler artificiellement les prix au Canada entraîne un délit de complot civil au Canada » (VitaPharm, au paragraphe 58). Selon le juge, il est permis de penser qu’un complot qui fait du tort à des Canadiens engendre une responsabilité au Canada, même si le complot a été ourdi à l’étranger. Le juge Cumming a conclu à l’existence d’un lien réel et substantiel pour diverses raisons, y compris parce que « [TRADUCTION] la caractéristique centrale du complot, soit la hausse artificielle des prix au Canada, a été mise à exécution au Canada, et l’accord vise les consommateurs canadiens » (VitaPharm, au paragraphe 101).

[139]  Dans l’arrêt R v Stucky, 2009 ONCA 151 (« Stucky »), la Cour d’appel de l’Ontario applique le critère formulé dans l’arrêt Libman à une affaire d’accusations criminelles pour publicité trompeuse portées en vertu du paragraphe 52(1) de la Loi. La Cour déclare que « [TRADUCTION] le Canada a un intérêt légitime à poursuivre les personnes impliquées dans des activités illicites à l’étranger qui ont un rapport ou un “ lien réel et substantiel ” avec le Canada », et que « [l]e principe de l’extraterritorialité n’a jamais empêché les tribunaux de se déclarer compétents à l’égard d’infractions comportant un élément d’extranéité et dont les effets se répercutent dans notre pays » (Stucky, au paragraphe 27). La Cour d’appel de l’Ontario a conclu par conséquent que le « public » auquel il est fait allusion à l’article 52 de la Loi ne s’entend pas seulement du public canadien, et que le critère du « lien réel et substantiel » s’applique tout autant aux affaires de concurrence qu’aux affaires criminelles (Stucky, au paragraphe 34).

[140]  Dans la décision Bouchard, qui met aussi en cause une réclamation de dommages-intérêts en vertu des articles 36 et 45 de la Loi, la Cour fédérale confirme que le critère du « lien réel et substantiel » s’applique pour établir la compétence (Bouchard, au paragraphe 22). Cette affaire porte sur une requête en radiation de la demande pour défaut de compétence. Reprenant à son compte les facteurs énoncés dans l’arrêt Muscutt, le juge Lemieux conclut que même si la défenderesse n’avait aucune présence physique au Canada, il existait un « lien réel et substantiel » puisque des pièces de ses véhicules étaient destinées au marché canadien (Bouchard, au paragraphe 68) et que les dommages ont été subis au Canada (Bouchard, aux paragraphes 49 et 50).

[141]  Dans l’arrêt Fairhurst v Anglo American PLC, 2011 BCSC 705 (« Fairhurst CS »), la Cour suprême de la Colombie-Britannique tranche qu’un « [TRADUCTION] complot malicieux sera réputé avoir été exécuté à l’endroit où les dommages ont été subis, sans égard au lieu où se sont déroulés les éléments de la conduite fautive et au fait que leur auteur savait ou aurait dû savoir que le produit serait vendu (et qu’un préjudice serait subi) » (Fairhurst CS, au paragraphe 37). Ayant confirmé cette conclusion en appel, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a répété que la preuve produite par les défendeurs ne permettait pas de trancher qu’il était « clair et évident » que la requête, telle qu’elle a été plaidée, ne pouvait être du ressort d’une instance britanno-colombienne (Fairhurst CA, aux paragraphes 31 et 32).

[142]  Dans la décision Desjean, le juge de Montigny (tel était alors son titre) a également appliqué le critère du « lien réel et substantiel » et a accepté de radier une déclaration introduisant une demande de recours collectif au motif que la Cour fédérale n’avait pas de compétence puisque les facteurs énoncés dans l’arrêt Muscutt n’étaient pas remplis. L’espèce mettait en jeu les dispositions criminelles de l’article 52 de la Loi portant sur les indications trompeuses, de même que l’article 36.

[143]  Il ressort de toutes ces affaires de concurrence mettant en cause des préjudices ou des dommages attribuables à un complot noué à l’extérieur du Canada que le critère appliqué pour déterminer la compétence d’un tribunal à l’égard d’une conduite ou d’un défendeur étranger est toujours celui du « lien réel et substantiel » entre l’objet de l’instance et le Canada.

[144]  HarperCollins et Kobo tentent de faire admettre une distinction qui justifierait d’ignorer ces précédents, en alléguant que le critère du « lien réel et substantiel » se voulait l’expression de l’exercice de la compétence inhérente des tribunaux à l’égard des complots malicieux. Je ne suis pas d’accord et je ne puis conclure qu’il est évident et manifeste que ces affaires commandent une interprétation aussi étroite. Je peux concéder que la jurisprudence susmentionnée porte sur des demandes et des allégations de dommages économiques attribuables en partie à des complots malicieux noués à l’extérieur du Canada. Toutefois, ces affaires se fondaient aussi sur l’article 36 de la Loi, une disposition qui habilite expressément un tribunal à instruire les réclamations pour « perte ou dommages » subis par une personne par suite d’un « comportement allant à l’encontre » d’une disposition criminelle visée à la partie VI de la Loi. Ces affaires ne mettent pas strictement en cause des tribunaux exerçant leur compétence inhérente à l’égard de complots malicieux, mais également des tribunaux qui exercent les pouvoirs que leur attribue expressément l’article 36 de la Loi. Le critère du « lien réel et substantiel » a donc été appliqué dans ces deux contextes pour établir si un tribunal est compétent.

Le critère exige un lien avec au moins un élément et il est souple

[145]  Selon la jurisprudence sur le « lien réel et substantiel », il faut établir un lien avec l’objet d’une action ou d’une demande, et le lien doit se rapporter à au moins un élément de l’infraction ou de la conduite en cause. En d’autres termes, il suffit qu’un aspect de la conduite reprochée ait un « lien réel et substantiel » avec le Canada pour que la compétence puisse être exercée (Van Breda, au paragraphe 90). Pour reprendre les propos de la Cour suprême dans l’arrêt Libman, il suffit pour soumettre une situation juridique à la compétence des tribunaux canadiens « qu’une partie importante des activités qui la constituent se soit déroulée au Canada » (Libman, au paragraphe 74).

[146]  L’arrêt Libman et les jugements qui en découlent portent tous sur des affaires liées à des activités d’un défendeur qui se sont déroulées au Canada et qui constituent un élément essentiel de l’infraction. De ce fait, un « lien réel et substantiel » peut être établi entre un élément de la conduite ou de l’infraction et le Canada, et il est suffisant pour déclencher l’exercice de la compétence. Dans toutes les affaires auxquelles le critère du « lien réel et substantiel » a été appliqué, les tribunaux ont dû se prononcer sur des infractions ou des pratiques dont les éléments constitutifs ne s’étaient pas tous déroulés à l’extérieur du Canada. La question est donc de savoir si une activité ou un agissement constituant une composante essentielle d’une infraction ou d’une pratique reprochée suffit pour établir un « lien réel et substantiel » et pour déclarer le Canada compétent.

[147]  La jurisprudence est claire : le critère du « lien réel et substantiel » est souple et doit être adapté aux circonstances (VitaPharm, au paragraphe 93). Il ne s’agit pas d’une « [TRADUCTION] formule rigide » (Muscutt, aux paragraphes 36 et 56). Les facteurs à prendre en compte seront déterminés en fonction des faits et des questions en litige dans une affaire (Oroville, au paragraphe 39). Comme le souligne le juge de Montigny dans la décision Desjean, les formules qu’a utilisées la Cour suprême pour décrire le lien réel et substantiel « étaient délibérément vagues, de manière à permettre une application souple du critère et son adaptation à de nouvelles situations » (Desjean, au paragraphe 27). Dans la décision Desjean, après avoir expliqué les facteurs énoncés dans la décision Muscutt (rendue avant l’arrêt Van Breda de la Cour suprême), le juge de Montigny déclare qu’il n’est pas convaincu que les facteurs ont été remplis étant donné l’absence de bureaux ou d’employés, d’actifs commerciaux ou d’une présence physique au Canada.

[148]  Les exemples tirés de la jurisprudence témoignent des multiples formes des facteurs de rattachement. Dans l’arrêt Van Breda, la Cour suprême énonce des « facteurs de rattachement créant une présomption » et conclut que l’exploitation d’une entreprise au Canada exige une forme de présence effective, pas seulement virtuelle, dans le ressort, tel que le fait d’y tenir un bureau ou d’y effectuer régulièrement des visites (Van Breda, au paragraphe 87). Dans l’arrêt Sun-Rype, la Cour suprême se fonde sur son arrêt Van Breda et sur le cadre non limitatif régissant la déclaration de compétence sur des actes et leurs auteurs dans le contexte du droit des délits, y compris les questions de savoir si les intimées ont des activités commerciales au Canada, où s’est produit le délit et si les contrats associés au litige ont été conclus au Canada. Dans cet arrêt, le juge Rothstein conclut que les ventes ont été réalisées au Canada à des clients et des consommateurs finals canadiens, et que les intimées ont exploité une entreprise au Canada (Sun-Rype, au paragraphe 46).

[149]  Dans la décision VitaPharm, la Cour se penche sur divers facteurs, et notamment sur les liens entre les sièges sociaux et les filiales canadiennes, ainsi que sur le fait que l’accord allégué fixait les prix de produits vendus à des consommateurs canadiens et à l’intérieur du Canada, et que les dommages ont été subis au Canada. Dans la décision Globe24h, le juge Mosley mentionne que le Commissariat à la protection de la vie privée a souligné trois facteurs de rattachement clés entre le site Web basé à l’étranger et le Canada (Globe24h, au paragraphe 55) : le contenu dont il était question était constitué de décisions de cours et de tribunaux canadiens; il ciblait directement les Canadiens en offrant un accès au site Canadian Caselaw/Jurisprudence de Canada, et les répercussions du site Web étaient ressenties par les membres du public canadien. Dans la décision Oroville, le juge en chef Rossiter a tranché qu’il n’existait pas suffisamment de facteurs pour établir un lien réel et substantiel entre le Canada et les activités à l’origine de la réclamation d’impôt du Canada, car la société américaine n’était pas enregistrée au Canada, elle n’y avait pas d’installations, n’y possédait pas d’actifs, n’y effectuait pas d’opérations et n’y fournissait aucun service.

Le critère s’applique au Tribunal

[150]  Considérant l’évolution du critère du « lien réel et substantiel », la cohérence de la démarche suivie dans l’arrêt Libman et ceux qui en ont découlé, ainsi que la souplesse que commandent son utilisation et son application, le Tribunal a des motifs convaincants de reconnaître que le critère du « lien réel et substantiel » s’applique également aux fins de la délimitation de sa compétence, et que des pratiques civiles anticoncurrentielles qui sont engagées à l’étranger, mais qui donnent lieu à des activités réalisées au Canada et qui y causent des préjudices peuvent être de son ressort. Plus exactement, puisque la LTC et l’article 90.1 de la Loi habilitent le Tribunal à apprécier la diminution ou l’empêchement sensible de la concurrence par suite de certains accords ou arrangements entre des concurrents, il peut suffire de produire la preuve appropriée des effets anticoncurrentiels que ceux-ci entraînent au Canada pour établir le « lien réel et substantiel » qui confère la compétence au Tribunal en vertu l’article 90.1. Quoi qu’il en soit, la thèse contraire avancée par HarperCollins n’est certainement ni claire ni évidente.

[151]  La compétence du Tribunal à l’égard de l’article 90.1 lui est dévolue par le texte législatif lui-même, et les dispositions indiquent expressément les deux aspects principaux de la pratique visée : l’accord ou l’arrangement reproché entre des compétiteurs, et les effets anticoncurrentiels tels qu’ils se manifestent par la diminution ou l’empêchement sensible allégué de la concurrence dans un marché. L’article 90.1 impose au Tribunal de vérifier non seulement l’existence d’un accord ou d’un arrangement entre des concurrents, mais un autre élément fondamental également, savoir les effets anticoncurrentiels tels qu’ils se manifestent par l’empêchement ou la diminution sensible de la concurrence dans un marché. Un « lien réel et substantiel » peut être établi si cet élément fondamental de la pratique reprochée peut être associé au Canada. Le lien ne se rapporte pas seulement à la partie de l’article 90.1 visant l’accord ou l’arrangement entre des concurrents – il peut aussi découler des effets anticoncurrentiels de la pratique reprochée. Ainsi, contrairement aux prétentions de HarperCollins, s’il existe un « lien réel et substantiel » entre les effets anticoncurrentiels de la pratique attaquée et le Canada, ce peut être suffisant pour que le Tribunal se déclare compétent, au même titre que les préjudices d’ordre économique subis au Canada ont été jugés suffisants pour établir un lien réel et substantiel dans le cadre d’actions privées intentées en vertu de l’article 36 de la Loi.

[152]  J’ajouterais qu’en s’appuyant sur la partie de l’article 90.1 portant sur les effets anticoncurrentiels pour établir un « lien réel et substantiel » avec le Canada, le Tribunal ne revendique pas sa compétence au vu d’un lien accessoire avec la disposition. Cet élément est au coeur de l’article 90.1, des pouvoirs et du rôle que la loi confère au Tribunal. Dans le cas de l’article 90.1 (et d’autres dispositions civiles de la partie VIII de la Loi), le préjudice économique allégué est exprimé sous la forme d’une diminution ou d’un empêchement sensible de la concurrence dans un marché, sans égard à la manière dont ils sont mesurés. Tout comme le préjudice subi sous la forme de dommages au Canada a suffi pour décréter la compétence des tribunaux à l’égard d’actions privées en dommages-intérêts en vertu de l’article 36 de la Loi mettant en cause des complots noués à l’étranger, un préjudice subi sous la forme d’une diminution ou d’un empêchement sensible de la concurrence dans un marché au Canada peut suffire pour faire la démonstration d’un « lien réel et substantiel » et, partant, reconnaître le Tribunal compétent à l’égard d’un accord ou d’un arrangement allégué en application de l’article 90.1, même si celui-ci a été conclu à l’extérieur du Canada.

[153]  Ainsi, les effets anticoncurrentiels présumés d’une conduite constituent un objet fondamental de la compétence dévolue au Tribunal à l’égard de certains accords et arrangements intervenus entre des concurrents et qui ont pour effet de diminuer ou d’empêcher sensiblement la concurrence dans un marché au Canada. Le Tribunal n’a pas besoin d’invoquer une quelconque compétence inhérente pour connaître de telles affaires. Aucun pouvoir légal implicite n’est en litige en l’espèce. Le libellé de l’article 90.1 confère explicitement les pouvoirs pertinents au Tribunal. Je ne suis pas convaincu, malgré ce qu’avancent HarperCollins et Kobo, qu’il existe une distinction nette entre les actions privées en dommages-intérêts intentées en application de l’article 36 devant une cour supérieure et les demandes soumises au Tribunal au titre de l’article 90.1 ou d’autres dispositions civiles de la Loi.

[154]  De même que les tribunaux l’ont fait dans le contexte d’une action fondée sur l’article 36 ou d’un complot malicieux en raison de l’effet de la conduite attaquée et du préjudice subi au Canada, le Tribunal peut conclure à l’existence d’un « lien réel et substantiel » eu égard aux effets anticoncurrentiels de l’arrangement allégué en vertu de l’article 90.1. Pour paraphraser le juge Cumming dans la décision VitaPharm, je trouve tout à fait défendable la thèse selon laquelle un arrangement intervenu entre des concurrents à l’étranger qui entraîne une diminution ou un empêchement sensible de la concurrence dans un marché peut être assimilé à une pratique litigieuse susceptible d’examen par le Tribunal en vertu de l’article 90.1. Il m’apparaît tout à fait justifiable que le Tribunal délivre des ordonnances réparatrices concernant un arrangement allégué qui a des effets anticoncurrentiels au Canada, même s’il a été conclu à l’étranger. Par conséquent, si un « lien réel et substantiel » est établi, il s’ensuit que l’article 90.1 peut s’appliquer à des activités économiques outre-frontière qui ont un effet anticoncurrentiel au Canada.

[155]  Je souligne en outre que le commissaire et le Tribunal ont indirectement reconnu qu’une conduite ayant un effet anticoncurrentiel au Canada peut être suffisante pour donner lieu à une mesure d’exécution du commissaire ou à des ordonnances réparatrices du Tribunal en vertu d’autres dispositions civiles de la Loi Même si le commissaire n’a jamais demandé au Tribunal de rendre une injonction ou une ordonnance réparatrice relativement à un fusionnement de deux personnes morales étrangères à l’extérieur du Canada qui, de l’avis du commissaire, est susceptible de réduire sensiblement la concurrence au Canada, la manière dont le Bureau de la concurrence aborde ces opérations permet de croire que le commissaire s’estime compétent à l’égard d’un tel fusionnement. Le commissaire fait valoir à juste titre que de nombreux consentements mettant en cause une conduite ou une activité économique ayant son origine à l’extérieur du Canada, mais dont l’objectif et l’effet exprès ont une incidence sur la concurrence ici, ont été enregistrés auprès du Tribunal eu égard à des dispositions civiles portant notamment sur des fusionnements et des pratiques commerciales trompeuses (voir notamment CT- 2017- 001, The Commissioner of Competition v Amazon.com.ca Inc, déposé le 11 janvier 2017; CT- 2016-018, The Commissioner of Competition v Abbott Laboratories, déposé le 28 décembre 2016; CT-2015-001, The Commissioner of Competition v Aviscar Inc et al, déposé le 2 juin 2016; CT-2009-014, Commissioner of Competition v Pfizer Inc And Wyeth, déposé le 14 octobre 2009). Le Tribunal a également rendu des ordonnances sur consentement relativement à des activités économiques ayant leur origine à l’extérieur du Canada, mais dont l’objectif et l’effet exprès avaient une incidence sur la concurrence ici (voir notamment CT-2002-003, Commissioner of Competition v Bayer AG, Aventis Crop Science Holdings SA, datée du 18 juillet 2002; CT-2001-004, Commissioner of Competition v Lafarge SA, datée du 1er août 2001; Canada [Director of Investigation & Research] v NutraSweet Co), [1990] CCTD No 17).

[156]  Certes, dans toutes ces instances, la compétence n’était pas remise en cause, et les sociétés étrangères reconnaissaient la compétence du Canada. J’accorde par conséquent peu de poids à ces précédents. J’observe néanmoins que dans chaque cas, l’activité économique en cause avait son origine à l’étranger, mais que son objectif et son effet exprès touchaient la concurrence au Canada, et que des consentements ont été conclus et enregistrés auprès du Tribunal.

e.  Les faits tels qu’ils sont plaidés révèlent l’existence d’un « lien réel et substantiel »

[157]  Je dois maintenant établir s’il existe un « lien réel et substantiel » entre le Canada et la situation juridique décrite dans la demande du commissaire, en tenant compte des dispositions de l’article 90.1 définissant les pouvoirs légaux du Tribunal. Si on la transpose à l’espèce, la question est de savoir si les éléments factuels révèlent un « lien réel et substantiel » entre le Canada et les activités à l’origine de la demande du commissaire (Oroville, au paragraphe 38). En fait, il faut établir qu’au moins un élément important de la pratique reprochée possède un « lien réel et substantiel » avec l’objet de la demande.

[158]  Dans le cadre de la requête de HarperCollins, je dois tenir les allégations du commissaire pour vraies, à moins qu’il soit manifestement impossible de les prouver. Je dois par ailleurs évaluer s’il est « évident et manifeste » qu’aucun « lien réel et substantiel » ne permet de déclarer le Tribunal compétent. Je dois souligner au passage que HarperCollins n’a pas déposé d’affidavit pour contester les allégations de faits du commissaire quant aux manifestations de l’arrangement et aux effets anticoncurrentiels au Canada. Je ne dispose d’aucun affidavit traitant de la substance des allégations du commissaire ou démentant que l’arrangement allégué a conduit à des accords d’agence avec des détaillants de livres numériques au Canada, lesquels auraient eu pour conséquences d’y faire grimper les prix des livres numériques, ou d’y diminuer ou empêcher sensiblement la concurrence.

[159]  En l’espèce, je relève plusieurs signes de l’existence d’un « lien réel et substantiel » entre l’objet de la demande du commissaire et le Canada, suffisant pour reconnaître la compétence du Tribunal. Je conclus qu’il existe suffisamment de faits ou d’allégations à l’appui de la revendication de compétence, qu’il « peut » y avoir un lien réel et substantiel avec le Canada, et que la demande du commissaire ne repose pas sur des « allégations générales ou de simples affirmations relatives à des activités anticoncurrentielles qui ne sont pas étayées par des faits précis ou une base factuelle appropriée » (Mil Davie, aux paragraphes 9 à 11; SOCAN, au paragraphe 54).

[160]  Les allégations du commissaire relativement à l’existence d’un « lien réel et substantiel » avec le Canada touchent :

  1. la mise en oeuvre projetée de l’arrangement par HarperCollins et d’autres éditeurs dans le cadre d’une transition collective vers des accords d’agence verticaux avec des détaillants de livres numériques au Canada;

  2. les activités de HarperCollins et sa présence au Canada par l’intermédiaire de sa filiale HarperCollins Canada, qui exerce des activités commerciales au Canada et assume la responsabilité des ventes, de la mise en marché et de la publicité des titres de HarperCollins ici;

  3. les effets anticoncurrentiels de la conduite reprochée et le préjudice causé au marché de détail des livres numériques au Canada, qui se manifestent par des prix supérieurs.

[161]  Ces éléments sont plaidés de manière plus précise dans l’avis de demande du commissaire, dans sa réplique à la réponse de HarperCollins, ainsi que dans sa réponse à la requête de HarperCollins.

[162]  De nombreux paragraphes de l’avis de demande du commissaire plaident des faits précis dénotant les activités et la présence de HarperCollins au Canada par l’intermédiaire de sa filiale HarperCollins Canada, ainsi que l’incidence de l’arrangement allégué au Canada. Selon le commissaire, tout semble indiquer que l’arrangement visait le Canada et qu’il y a été mis en oeuvre. Il cite à l’appui des communications internes alléguées entre des employés de HarperCollins sur la version provisoire d’accords d’agence transmise par Apple aux éditeurs américains. L’avis de demande du commissaire mentionne aussi des communications faisant état de préoccupations quant aux prix des livres numériques et à la stratégie d’établissement des prix d’Amazon au Canada et concernant la mise en place du modèle d’agence au Canada, ainsi que des communications entre HarperCollins Canada, les autres éditeurs et Apple Canada en juin 2010, soit juste avant le lancement du iPad d’Apple au Canada et du domaine iBookstore.ca. Le commissaire affirme que la première version provisoire des accords d’agence incluait le Canada, de même que les États-Unis, dans le « territoire » visé, et que les versions des accords visant le Canada seulement incorporaient par renvoi les principales clauses de fond des accords d’agence s’appliquant aux États-Unis, et notamment la clause de prix NPF. Je crois comprendre que HarperCollins réfute les allégations comme quoi les communications en cause attestent que les éditeurs américains se seraient entendus pour adopter le modèle d’agence (autant aux États-Unis qu’au Canada) et que les communications indiquent qu’Apple a proposé de conclure des accords d’agence verticaux avec plusieurs éditeurs américains aux États-Unis et, ultérieurement, au Canada. Toutefois, à ce stade-ci, je dois tenir les allégations du commissaire pour avérées.

[163]  L’avis de demande indique aussi que l’arrangement concernant le Canada continue d’exister et qu’il est incorporé aux accords d’agence, toujours en vigueur, que HarperCollins Canada et d’autres éditeurs ont conclus avec tous les grands détaillants canadiens de livres numériques, y compris Apple Canada et Kobo. Plus précisément, aux paragraphes 39 à 50 de l’avis de demande, le commissaire explique comment les éditeurs en sont venus à accepter collectivement de passer au modèle d’agence. Aux paragraphes 51 à 56, le commissaire expose en détail les éléments précis convenus entre les parties à l’arrangement. Les paragraphes 57 à 66 exposent comment l’arrangement a été mis en place aux États-Unis, et les paragraphes 67 à 82 décrivent les faits relatifs à sa mise en place au Canada. La réponse du commissaire à la requête de HarperCollins apporte aussi des précisions sur le projet et la mise à exécution d’un arrangement au Canada, sur les négociations et la rédaction de la version provisoire des accords d’agence avec les détaillants (paragraphes 8 à 15), de même que sur le préjudice allégué causé par l’arrangement (paragraphes 16 à 20), soit la diminution de la concurrence des prix et les prix supérieurs des livres numériques au Canada.

[164]  Des allégations de faits indiquent par ailleurs que les effets de l’arrangement continuent de se manifester au Canada. Malgré des fluctuations des prix des livres numériques de HarperCollins et des autres éditeurs américains vendus au Canada depuis la mise en oeuvre du modèle d’agence, le commissaire soutient qu’ils sont restés sensiblement supérieurs à ce qu’ils auraient été n’eût été l’arrangement et la substitution qui s’est ensuivie du modèle d’agence au modèle de distribution en gros. Je tiens également ces allégations pour avérées.

[165]  Compte tenu de tout ce qui précède et de la souplesse intrinsèque du critère du « lien réel et substantiel », je conclus qu’il est très vraisemblable qu’il pourrait être rempli en l’espèce (SOCAN, au paragraphe 76). HarperCollins n’a certes pas démontré qu’il est évident et manifeste que le Tribunal ne peut pas connaître des pratiques alléguées qui sont attaquées en l’espèce. Il n’est pas nécessaire de trancher la question de manière définitive pour l’instant (VitaPharm, au paragraphe 61). Il suffit d’établir que la demande visant à rétorquer aux observations de HarperCollins et de Kobo paraît défendable (VitaPharm, au paragraphe 98) :

[TRADUCTION] Dans le contexte d’une requête contestant la compétence, la charge imposée aux intimées est faible. L’analyse des questions se rapportant au fondement factuel exigé pour établir tous les éléments d’une conduite délictuelle se résume à établir qu’une conduite illicite peut s’être produite en Ontario. Une analyse plus poussée pourra être effectuée dans le cadre d’un procès afin de déterminer le bien-fondé de l’action, mais cet exercice dépasse le cadre des présentes requêtes sur la compétence.

[166]  En somme, je suis persuadé d’avoir en main suffisamment de matériel pour décréter qu’il n’est pas « évident et manifeste » que le Tribunal n’est pas compétent, ou qu’il n’existe pas de « lien réel et substantiel » avec le Canada.

f.  L’extraterritorialité et la courtoisie internationale ne sont pas en jeu

[167]  HarperCollins plaide que, à première vue, l’article 90.1 ne contient pas de « termes explicites » lui donnant effet à l’extérieur du Canada et que, conséquemment, la présomption fondamentale à l’encontre de la portée extraterritoriale des lois canadiennes suffit pour que le Tribunal décrète que l’article 90.1 de la Loi s’applique exclusivement aux accords ou aux arrangements conclus au Canada.

[168]  Je ne suis pas de cet avis. En fait, je ne crois pas que la demande du commissaire soulève la question de l’extraterritorialité. Pour les raisons que j’ai déjà exposées, le fait de demander au Tribunal de se prononcer sur une conduite qui s’est produite à l’étranger en raison d’un « lien réel et substantiel » avec le Canada n’équivaut pas à appliquer une disposition hors du Canada, ni à prêter à celle-ci une dimension ou un effet extraterritorial.

[169]  Il est donc inutile de statuer sur l’application effective ou envisageable de la doctrine de la « déduction nécessaire » en l’espèce. La doctrine de la déduction nécessaire a été élaborée dans le contexte de la présomption de common law voulant que le législateur ne souhaite pas conférer une portée extraterritoriale à la législation (SOCAN, au paragraphe 144). Les tribunaux ont affirmé à maintes reprises que, en l’absence d’un libellé clair ou d’une déduction nécessaire à l’effet contraire, la présomption à l’encontre de l’application extraterritoriale de la législation est irréfutable (SOCAN, aux paragraphes 54 et 55; Liberty Net, au paragraphe 16). Cependant, cette analyse vaut seulement si la question de l’application extraterritoriale est soulevée. Or, l’application territoriale n’entre plus en ligne de compte une fois que l’existence d’un « lien réel et substantiel » a été établie (la loi est alors considérée comme n’ayant pas de portée extraterritoriale).

[170]  En dernier lieu, en plus de faire valoir les principes de l’interprétation législative, HarperCollins revendique les principes de la courtoisie internationale pour conclure que l’arrangement allégué par le commissaire n’est pas du ressort du Tribunal. Je ne suis pas d’accord. Il m’apparaît au contraire que la courtoisie internationale n’est nullement en jeu en l’espèce, car un « lien réel et substantiel » peut être établi entre l’objet et le Canada.

[171]  Certes, le principe de la courtoisie internationale est bien reconnu au Canada (Morguard, au paragraphe 31) et, de fait, la Cour suprême a souligné récemment que ce principe, bien qu’il constitue une notion souple, « appelle à la promotion de l’ordre et de l’équité, une attitude de respect et de déférence envers les autres États, et un degré de stabilité et de prévisibilité pour faciliter la réciprocité » (Chevron, au paragraphe 52).

[172]  Les tribunaux ont toutefois confirmé que ce principe n’est pas violé dès lors qu’il existe un « lien réel et substantiel » entre une infraction ou une conduite et le Canada, même si des personnes ou des agissements à l’extérieur du Canada sont en cause (SOCAN, aux paragraphes 56 et 57; VitaPharm, au paragraphe 88; Globe24h, au paragraphe 56). Le principe de la courtoisie internationale ne peut être bafoué dans ces circonstances parce que la compétence ne touche pas principalement une conduite ou une personne à l’étranger, mais plutôt une situation juridique ayant un lien significatif avec le Canada.

[173]  En l’espèce, le jugement rendu aux États-Unis ne concerne pas la situation canadienne. Il porte exclusivement sur les répercussions de l’arrangement aux États-Unis, de même que sur des mesures réparatrices visant des éditeurs et des détaillants de livres numériques dans ce pays. La compétence du Tribunal repose sur le lien substantiel entre le Canada et les activités de HarperCollins qui ont des effets anticoncurrentiels allégués sur son territoire, mais aucunement sur l’éventuelle application extraterritoriale de l’article 90.1. La reconnaissance de la compétence du Tribunal à l’égard des effets anticoncurrentiels allégués de l’arrangement au Canada, et non aux États-Unis, n’empiète pas sur la souveraineté des États ou des tribunaux étrangers. Elle ne va pas non plus à l’encontre du jugement rendu aux États-Unis ou des lois américaines.

[174]  L’attribution au Tribunal de la compétence à l’égard des faits de cette espèce n’enfreint donc pas les objectifs d’ordre et d’équité, ni la déférence due aux tribunaux des autres pays, nécessaires pour assurer la prévisibilité en matière juridique et la réciprocité entre nations.

C.  Il n’est pas évident et manifeste qu’aucun arrangement n’a été conclu

[175]  Comme deuxième motif à l’appui de sa requête en rejet sommaire de la demande du commissaire, HarperCollins soutient que même s’il est reconnu que le Tribunal dispose de la compétence territoriale voulue pour connaître de l’arrangement attaqué, il est incontestable que celui-ci n’a pas été « conclu ou proposé », et que l’article 90.1 de la Loi ne peut donc s’appliquer.

[176]  Selon HarperCollins, même si le commissaire allègue dans sa demande que l’arrangement « [TRADUCTION] a encore cours au Canada », cette assertion est contredite catégoriquement par les faits suivants, connus du public autant aux États-Unis qu’au Canada :

  1. Toutes les parties présumées à l’arrangement allégué, dont HarperCollins É.-U., sont actuellement (et depuis des années) assujetties à des ordonnances exécutoires d’un tribunal des États-Unis qui interdisent de conclure de tels arrangements.

  2. Les éditeurs qui sont des parties alléguées à l’arrangement ou leurs filiales canadiennes, dont HarperCollins Canada, ont signé le consentement de 2014 en février 2014 et, aux dires du commissaire, ce consentement remédie à toutes les inquiétudes concernant les effets sur la concurrence, et atteste sans équivoque l’inexistence de tout arrangement, du moins à la date de signature du consentement de 2014.

  3. Quoi qu’il en soit, les consentements de 2017 signés par les intimées visées par le consentement de 2014 (hormis HarperCollins Canada) et par Apple ont tous été enregistrés auprès du Tribunal en janvier 2017, attestant hors de tout doute l’inexistence d’un arrangement « conclu ou proposé » entre des concurrents pour ce qui a trait à la vente de livres numériques.

[177]  HarperCollins plaide qu’en l’absence d’un accord ou d’un arrangement « conclu ou proposé » entre des concurrents, le Tribunal n’a aucun motif de prendre une ordonnance en vertu de l’article 90.1 de la Loi. Là encore, Kobo abonde dans le même sens que HarperCollins sur ce point.

[178]  Je ne crois pas que la demande du commissaire puisse être rejetée sommairement pour ce motif.

[179]  Je conviens qu’en vertu de l’article 90.1 de la Loi, l’accord ou l’arrangement allégué devait avoir été conclu ou proposé au moment du dépôt de la demande, et qu’il ne suffit pas qu’un arrangement ait existé à une certaine époque révolue pour que le Tribunal exerce sa compétence. À l’inverse d’autres dispositions civiles, l’article 90.1 ne peut pas s’appliquer à une conduite antérieure. Cependant, je ne crois pas qu’un jugement prononcé aux États-Unis ou l’enregistrement du consentement de 2014 et des consentements de 2017 permettent de déduire d’emblée que l’arrangement n’a plus cours au Canada. Le jugement du tribunal américain ne traite pas de la vente de livres numériques au Canada, le consentement de 2014 a été suspendu avant son entrée en vigueur, puis annulé par le Tribunal, et les consentements de 2017, au titre desquels le commissaire a conclu à l’existence de l’arrangement allégué au moment de l’enregistrement, ont aussi été suspendus avant leur entrée en vigueur. Qui plus est, l’existence d’un accord ou d’un arrangement peut être établie par preuve directe ou par déduction tirée de la preuve indirecte, et je ne puis admettre que la manière dont l’arrangement allégué se concrétise (ses « manifestations ») ne peut servir à faire la preuve de son existence. En l’espèce, il est allégué que l’arrangement a été mis en oeuvre au Canada lorsque tous les joueurs ont conclu des contrats d’agence avec des détaillants de livres numériques au Canada, et que l’adoption d’un nouveau modèle de distribution, selon le commissaire, s’est traduite par des prix supérieurs des livres numériques vendus au Canada. La preuve des manifestations alléguées d’un arrangement peut servir à établir son existence, sous réserve bien entendu que la norme de preuve applicable soit respectée.

[180]  Après avoir considéré le droit applicable et apprécié les faits plaidés par le commissaire dans sa demande, je conclus que des éléments de preuve peuvent corroborer l’existence de l’arrangement allégué au moment du dépôt de la demande. Autrement dit, je ne suis pas persuadé qu’il est clair, évident et incontestable que l’existence de l’arrangement allégué au moment où le commissaire a déposé sa demande n’est corroborée par aucun fondement factuel. Toutefois, cette question devra être tranchée dans le cadre d’un procès, à la vue de l’ensemble de la preuve pertinente.

a.  Le sens de l’expression « conclu ou proposé »

[181]  L’article 90.1 prévoit expressément que l’accord ou l’arrangement doit avoir été « conclu ou proposé » (« existing or proposed » dans la version anglaise) pour entrer dans le champ d’application de la disposition. Bien que les termes « conclu ou proposé » ne soient pas définis dans la Loi, leur sens ordinaire exige que, au moment du dépôt d’une demande en vertu de l’article 90.1, des concurrents soit avaient signé, soit projetaient de signer l’accord ou l’arrangement allégué. Si un accord ou un arrangement qui a déjà existé n’avait plus cours au moment où le commissaire a saisi le tribunal de sa contestation, l’article 90.1 ne peut s’appliquer.

[182]  Si le sens du mot « existing » dans la version anglaise pouvait soulever un doute, le mot « conclu » dans le libellé français établit hors de tout doute que l’accord ou l’arrangement allégué doit continuer d’avoir cours au dépôt de la demande. Or, le principe d’interprétation de lois bilingues reconnaît clairement que les versions française et anglaise font pareillement autorité et que « toute divergence entre les deux versions officielles d’un texte législatif est résolue en dégageant, si c’est possible, le sens qui est commun aux deux versions » (R c Daoust, 2004 RCS 6 [« Daoust »], au paragraphe 26). L’interprétation d’un texte législatif bilingue consiste en premier lieu à chercher le sens commun aux deux versions et, si l’une des deux a un sens plus large, à favoriser celle qui est la plus restrictive (Daoust, au paragraphe 29). Une fois que le sens commun a été trouvé, la deuxième étape consiste à vérifier si celui-ci est conforme à l’intention législative suivant les règles ordinaires d’interprétation (arrêt Daoust, au paragraphe 30).

[183]  En l’espèce, le mot « conclu » dans la version française de l’article 90.1 peut donner à entendre qu’il est suffisant qu’un accord ou un arrangement ait été élaboré et conclu à un certain moment pour que la disposition s’applique. Cependant, le mot « existing » employé dans la version anglaise a un sens plus étroit et suppose que l’accord ou l’arrangement « [TRADUCTION] existe ou soit en vigueur à l’heure actuelle » (dictionnaire Oxford), c’est-à-dire qu’il demeure exécutoire. Le sens commun aux mots « existing » et « conclu » découle de l’acception plus étroite du mot anglais « existing », qui suppose que l’accord ou l’arrangement allégué existe toujours au moment du dépôt d’une demande en vertu de l’article 90.1. Il ne suffit pas d’établir qu’un accord a pu exister à une certaine époque; l’accord doit exister ou avoir été proposé au moment où le Tribunal est saisi d’une affaire.

[184]  J’ajouterais que cette interprétation correspond à l’intention que le législateur exprime à l’article 90.1, qui s’applique seulement si une conduite « empêche ou diminue sensiblement la concurrence dans un marché, ou aura vraisemblablement cet effet ». À l’inverse d’autres dispositions civiles de la Loi – tel que celle portant sur l’abus de position dominante, qui s’applique lorsque la pratique « a, a eu ou aura vraisemblablement pour effet d’empêcher ou de diminuer sensiblement la concurrence dans un marché » –, l’article 90.1 ne vise pas des effets anticoncurrentiels survenus dans le passé et il renvoie seulement à des ordonnances dont l’objet est de remédier aux effets anticoncurrentiels courants ou anticipés d’une pratique.

[185]  À cet égard, l’article 90.1 porte sur des collaborations civiles entre des concurrents. Il s’agit d’une autre distinction par rapport à la disposition sur les complots criminels, qui prévoit qu’un complot, un accord ou un arrangement conclu dans le passé, mais qui n’a plus cours, peut constituer une infraction au sens de l’article 45, et former la base d’une violation criminelle de la Loi.

b.  Le jugement du tribunal américain, le consentement de 2014 et les consentements de 2017

[186]  Je ne suis pas convaincu que le jugement du tribunal américain, le consentement de 2014 ou les consentements de 2017 peuvent servir d’argument pour affirmer qu’il est évident et manifeste qu’aucun accord ou arrangement n’était conclu ou proposé au moment du dépôt de la demande du commissaire.

[187]  Le jugement du tribunal américain ne s’applique pas au Canada et n’a pas forcément mis fin à l’arrangement allégué ou à sa mise en oeuvre au Canada puisqu’il n’a aucune incidence sur les ventes de livres numériques au Canada ou les accords d’agence conclus par HarperCollins avec les détaillants de livres numériques au Canada. Le jugement rendu aux États-Unis a eu pour effet de mettre fin au complot allégué qu’avaient noué les éditeurs américains en cause (y compris Apple) et aux accords qu’ils avaient conclus avec les détaillants de livres numériques aux États-Unis. Les éditeurs américains ont été obligés de faire cesser les manifestations de l’arrangement allégué aux États-Unis. Toutefois, le jugement du tribunal américain n’a pas eu d’effet sur l’expression ou les manifestations de l’arrangement au Canada. De fait, selon le commissaire, les accords d’agence conclus par HarperCollins et d’autres éditeurs au Canada continuent d’exister.

[188]  Plus précisément, le jugement du tribunal américain ne visait pas le Canada ou des entités canadiennes, et n’exigeait pas la modification de contrats de vente de livres numériques au Canada. Les définitions utilisées dans le jugement du tribunal américain concernent la distribution de livres numériques aux États-Unis et non au Canada. De plus, la conduite interdite par ce jugement concerne des accords verticaux conclus aux États-Unis. Le jugement définit les notions de « E-book Publisher » (éditeur de livres numériques) et de « E-book Retailer » (détaillant de livres numériques) dans des termes précis qui en restreignent l’application aux États-Unis. Un éditeur de livres numériques est une personne qui « [TRADUCTION] détient ou contrôle à l’égard d’un livre numérique un droit d’auteur ou tout autre pouvoir (ou qui revendique ce titre de propriété ou ce contrôle) suffisant pour distribuer le livre numérique à des détaillants sur le territoire des États-Unis, et pour autoriser ces détaillants à vendre ledit livre numérique à des consommateurs aux États-Unis […] ». Un détaillant de livres numériques est une personne qui « [TRADUCTION] vend ou qui envisage de vendre légalement des livres numériques à des consommateurs aux États-Unis […] ».

[189]  De plus, dans la section Required Conduct (« Conduite attendue »), le jugement du tribunal américain énonce que la partie intimée visée par le règlement (Settling Defendant) doit mettre fin à tout accord de vente de livres numériques conclu avec Apple avant le dépôt de la plainte (Apple et les parties intimées visées par un règlement désignant exclusivement leurs sociétés mères aux États-Unis). Toujours dans la section Required Conduct du jugement, le tribunal américain exige la résiliation des accords intervenus entre les parties intimées visées par le règlement et les détaillants de livres numériques (E-book Retailers) autres qu’Apple (les parties intimées visées par un règlement désignant exclusivement les sociétés mères aux États- Unis, et les détaillants de livres numériques étant définis comme des personnes qui vendent des livres numériques à des consommateurs aux États-Unis). Les réparations et la conduite attendue – la résiliation de contrats, par exemple – visent exclusivement les États-Unis, mais non les contrats canadiens selon les définitions des termes « partie intimée visée par le règlement », « détaillant de livre numérique » et « éditeur de livres numériques » (E-book Publisher).

[190]  De la même manière, la plainte déposée par les autorités antitrust des États-Unis, qui forme la base du jugement rendu dans ce pays, demandait au tribunal américain de déclarer illégale la conduite des éditeurs américains et de rendre une injonction en vue de faire cesser les préjudices causés aux consommateurs des États-Unis. La plainte mentionne également les éditeurs américains qui vendent des livres numériques aux États-Unis, et précise que les États- Unis constituent le marché géographique visé.

[191]  Compte tenu de ce qui précède, je ne suis pas persuadé que le jugement prononcé aux États-Unis peut s’interpréter comme attestant que l’arrangement allégué n’avait plus d’effet au Canada.

[192]  Pour ce qui a trait au consentement de 2014, je souligne qu’il a été suspendu par le Tribunal peu après son enregistrement, qu’il n’a jamais été mis en oeuvre et qu’il a finalement été annulé. Je partage donc l’avis du commissaire sur le fait qu’il n’aurait eu aucune incidence sur l’existence de l’arrangement allégué au Canada, ni sur la concurrence dans le marché de détail du livre numérique au Canada. Je ne puis certes pas conclure que le consentement de 2014 permet d’affirmer, de manière claire, évidente et incontestable, qu’aucun arrangement applicable au Canada n’était en vigueur au moment du dépôt de la demande du commissaire.

[193]  Quant aux consentements de 2017, ils indiquent que le commissaire a conclu que l’arrangement allégué était en vigueur au moment où lesdits consentements ont été conclus. Il appert que ces consentements visaient à mettre fin audit arrangement entre les concurrents. Comme ce fut le cas pour le consentement de 2014, les consentements de 2017 ont été suspendus par la Cour fédérale avant leur mise en oeuvre. Par conséquent, ils ne peuvent pas non plus avoir eu de répercussions sur l’existence d’un arrangement au Canada ou sur la concurrence dans le marché de détail du livre numérique au Canada. Qui plus est, au moment de leur enregistrement, qui coïncide avec le moment du dépôt de la demande du commissaire, les consentements de 2017 mentionnaient l’existence d’un arrangement allégué. Là encore, il n’est certes pas « évident et manifeste », si l’on tient les allégations du commissaire pour avérées, qu’il découle des consentements de 2017 qu’aucun accord ou arrangement n’existait.

[194]  Je dois ajouter que l’interprétation que suggère HarperCollins de l’effet des consentements de 2017 entraînerait une application absurde et difficilement justifiable de l’article 90.1. Selon ce raisonnement, si des concurrents parties à un accord ou à un arrangement signent tous, sauf un, un consentement avec le commissaire, la partie qui s’est abstenue ne pourrait être visée par une demande du commissaire puisque, dès que les consentements seraient signés et enregistrés, il n’existerait plus d’accord « conclu » susceptible de faire jouer la compétence du Tribunal. Je ne puis accepter qu’un consentement conclu par des concurrents partis à une collaboration civile offre une telle échappatoire à une partie qui ne l’aurait pas signé, et lui procure indirectement un tel avantage.

c.  L’existence d’un arrangement peut être déduite de ses manifestations

[195]  HarperCollins et Kobo allèguent en outre qu’il ne faut pas confondre l’arrangement allégué et sa mise en oeuvre, et que le commissaire amalgame à tort les accords verticaux conclus entre HarperCollins et les détaillants de livres numériques, qui ne peuvent déroger à l’article 90.1 de la Loi, et les accords ou les arrangements horizontaux conclus entre les concurrents, qui eux peuvent être contraires à cette disposition. D’après eux, les accords d’agence conclus avec les détaillants de livres numériques ne peuvent être considérés comme la preuve d’un arrangement allégué au sens de l’article 90.1.

[196]  Je ne suis pas d’accord. Je ne conteste pas que l’article 90.1 s’applique à des accords horizontaux entre des concurrents, mais non à des accords verticaux conclus entre des fournisseurs et des distributeurs qui ne sont pas des concurrents. Je ne puis toutefois admettre que la mise en oeuvre et les manifestations d’un accord ou d’un arrangement ne sont d’aucune utilité pour déterminer s’ils ont été conclus ou proposés.

[197]  L’objet de l’article 90.1 n’est pas d’énoncer quels accords ou arrangements conclus entre des concurrents peuvent être examinés par le Tribunal; il vise les accords ou les arrangements entre des concurrents qui empêchent ou diminuent sensiblement la concurrence, ou qui pourraient avoir cet effet. Comme je l’ai expliqué auparavant, les deux éléments d’une pratique susceptible d’examen sont intrinsèquement liés. Le texte de l’article 90.1 porte sur les accords ou les arrangements entre des concurrents qui ont pour effet précis d’empêcher ou de diminuer sensiblement la concurrence. Il peut donc s’avérer pertinent d’analyser une preuve qui indique comment un accord se concrétise et est mis en place pour établir son existence, à plus forte raison si la mise en oeuvre constitue une expression de l’accord lui-même. En d’autres termes, la mise en oeuvre d’un accord ou d’un arrangement est incluse dans la portée de l’article 90.1 et, qui plus est, l’existence de l’arrangement attaqué peut aussi être établie par sa manifestation et la manière dont il est exécuté et mis en force.

[198]  En l’espèce, l’arrangement allégué ne s’exprime pas par les prix fixés d’un commun accord par les concurrents, mais par la transition collective des éditeurs vers des accords d’agence verticaux avec les détaillants de livres numériques. HarperCollins soutient que les seuls « accords » en vigueur à l’heure actuelle au Canada sont des accords d’agence distincts entre un éditeur et un détaillant et que, en l’absence d’un accord ou d’un arrangement horizontal entre les éditeurs, ces accords verticaux ne peuvent être visés par une ordonnance réparatrice du Tribunal en vertu de l’article 90.1. Cependant, le commissaire ne conteste pas expressément les arrangements d’agence verticaux dans sa demande. Il sollicite une ordonnance réparatrice qui mettrait fin à ces accords verticaux parce qu’ils sont l’expression et la manifestation de l’arrangement allégué entre des éditeurs concurrents, de la même façon que des prix de vente supérieurs ou des prix d’achat inférieurs pourraient constituer les expressions ou les manifestations d’un arrangement reproché.

[199]  Bref, les accords d’agence intervenus entre HarperCollins et les détaillants de livres numériques sont, de l’avis du commissaire, des manifestations de l’arrangement allégué entre HarperCollins et les autres éditeurs américains en cause. Ils ne sont pas contestés en tant que tels, mais en tant que manifestations de l’arrangement allégué. Si jamais la preuve en est faite dans le cadre d’un procès, le Tribunal disposerait de la compétence et des pouvoirs nécessaires pour ordonner la cessation des manifestations de l’accord allégué entre des concurrents et la manière dont il a été mis à exécution.

[200]  Je m’inscris en faux contre la prétention de HarperCollins comme quoi l’arrangement et sa mise en oeuvre sont distincts et indépendants, et qu’il faut par conséquent les analyser séparément. Il est bien établi que les effets d’un accord ou d’un arrangement peuvent constituer une preuve de leur existence. Les tribunaux ont en effet décrété, en se fondant sur la disposition criminelle pertinente, qu’il est possible d’inférer l’existence d’un complot à partir des actes commis pour le mettre en oeuvre, lesquels sont considérés comme des manifestations du complot ou de l’accord. L’existence d’un complot criminel peut être directement établie au moyen d’une preuve que les accusés se sont rencontrés et ont conclu l’accord allégué, mais une preuve indirecte peut aussi être déduite des agissements ou de la conduite des parties (Paradis v The King [1934] SCR 165, à la page 168; R. v. Miller (1947), 73 CCC 343 (BCCA), à la page 344). La démonstration de la mise en oeuvre et de la prédominance des effets continus d’un accord allégué peut être produite comme preuve circonstancielle de son existence et, si celle-ci est suffisante, le tribunal peut inférer à partir des circonstances que ledit accord existe. Dans pareil cas, la preuve est dite circonstancielle plutôt que directe.

[201]  Je tiens à souligner que le principe régissant le rôle de la preuve circonstancielle dans le cas de complots criminels a été codifié par l’adoption du paragraphe 45(3) dans la Loi de 1986, qui autorise les tribunaux à « déduire l’existence du complot, de l’accord ou de l’arrangement en se basant sur une preuve circonstancielle, avec ou sans preuve directe de communication entre les présumées parties au complot ». Autant dans sa version antérieure que dans sa version actuelle, l’article 45 autorise un tribunal à conclure à l’existence d’un accord en se basant sur une preuve circonstancielle, et à trancher qu’une conduite ou un résultat donné découle forcément d’un accord sous-jacent.

[202]  Dans les affaires civiles, un fait peut être aussi établi sur la base d’une preuve directe ou circonstancielle. Le traitement d’une preuve circonstancielle est relativement simple dans les instances civiles : elle est examinée et analysée à l’instar de tout autre type de preuve. Le poids qui lui est accordé sera fonction de la force de la déduction qui peut en être tirée, une tâche qui incombe au juge des faits.

[203]  L’existence d’accords d’agence entre les principaux éditeurs et détaillants de livres numériques au Canada pourrait donc constituer une preuve circonstancielle qu’ils sont le fruit d’un accord ou d’un arrangement antérieur, qu’ils demeuraient en vigueur au moment où la demande a été déposée, et qu’ils le sont toujours. HarperCollins pourrait évidemment tenter de faire admettre que la prédominance du modèle d’agence pour la distribution des livres numériques n’est pas le fruit d’un accord entre les éditeurs et de leur transition collective vers ce modèle, mais plutôt d’autres forces concurrentielles. Notamment, HarperCollins pourrait produire la preuve que, après le jugement du tribunal américain, le modèle d’agence est redevenu prédominant pour la distribution de livres numériques aux détaillants aux États-Unis, vraisemblablement par le truchement de nouveaux contrats négociés indépendamment par chaque éditeur, plutôt que dans le cadre d’un complot illégal. À l’inverse, si l’arrangement allégué continue de se manifester par des accords d’agence avec des détaillants de livres numériques au Canada, le Tribunal pourrait déduire de cette preuve qu’un arrangement entre les éditeurs était toujours en vigueur lorsque le commissaire a déposé sa demande. Cela dit, la simple existence d’accords d’agence ne permet pas de décréter que l’arrangement continue d’avoir cours, car le modèle d’agence peut être utilisé avec des détaillants sans que les éditeurs aient conclu quelque arrangement entre eux. Cependant, cette possibilité ne peut être écartée à ce stade-ci, car le commissaire pourrait fournir la preuve que le modèle d’agence actuel est le résultat et l’expression de la survie de l’arrangement allégué au Canada.

[204]  Tout comme la persistance de prix communs fixés artificiellement peut servir de base pour déduire qu’un complot a été noué, la persistance d’accords d’agence découlant de l’arrangement peut aussi fournir la preuve qu’un arrangement existe encore. Le fait qu’un arrangement anticoncurrentiel est exécuté par le truchement d’un accord vertical ne prive pas d’emblée le Tribunal ni, du reste, les tribunaux américains de leur compétence en la matière. Tout comme le Tribunal est habilité à ordonner une révision des prix d’achat réduits par suite d’un arrangement entre des concurrents, il a aussi compétence pour ordonner la résiliation d’un accord d’agence vertical qui est le résultat et l’expression d’un arrangement entre des concurrents sous le régime de l’article 90.1.

d.  Une base factuelle indique l’existence potentielle de l’arrangement

[205]  À cette étape-ci, les allégations formulées dans les actes de procédure doivent être tenues pour vraies et avérées. De fait, HarperCollins ne les conteste pas. Selon HarperCollins, aucune base factuelle n’étaye les allégations du commissaire comme quoi l’arrangement « [TRADUCTION] continue, encore à l’heure actuelle, de cibler la vigueur de la concurrence et les bas prix dans le marché de détail des livres numériques », celles-ci sont tenues pour avérées à ce stade-ci. En l’espèce, les faits allégués dans l’avis de demande du commissaire relativement à un arrangement « conclu ou proposé » sont les suivants :

  1. En 2010, HarperCollins et les autres éditeurs américains (y compris Apple) ont conclu un arrangement aux États-Unis relativement à la vente de livres numériques.

  2. Un courriel transmis par HarperCollins le 5 mars 2010 avait pour objet la mise en place du modèle d’agence au Canada, et il y était mentionné qu’elle « [TRADUCTION] débuterait lorsque les obligations juridiques de diligence raisonnable auraient été accomplies et quand Apple serait prête à mener la charge » (paragraphe 75 de l’avis de demande); d’autres courriels sur le même thème ont été envoyés.

  3. L’arrangement entre les éditeurs américains a été mis en oeuvre au Canada dans le cadre d’une transition collective vers des accords d’agence.

  4. Des versions provisoires des accords d’agence pour le Canada ont circulé en avril et mai 2010.

  5. Des accords d’agence ont été signés en juin 2010, juillet 2010 et novembre 2011.

  6. À la suite de la transition collective vers le modèle d’agence, les prix de détail des livres numériques ont grimpé de manière marquée par rapport aux prix pratiqués dans le cadre du modèle de distribution en gros.

  7. Depuis 2010, l’arrangement a donné lieu à une hausse des prix des livres numériques pour les consommateurs canadiens.

  8. L’arrangement et les prix supérieurs qui en ont découlé continuent d’avoir cours au Canada.

  9. Les prix ne sont jamais revenus au niveau de ceux qui étaient pratiqués avant l’adoption du modèle d’agence, et ils sont restés sensiblement supérieurs à ce qu’ils auraient été n’eût été l’arrangement et la transition qui s’est ensuivie du modèle de distribution en gros au modèle d’agence.

  10. L’arrangement a eu pour effet de réduire sensiblement la concurrence dans le marché des livres numériques au Canada.

[206]  Je ne suis pas convaincu que les faits allégués concernant la persistance des manifestations de l’arrangement au Canada puissent être qualifiés de frivoles ou qu’ils « ne peuvent manifestement pas être prouvés » (Imperial Tobacco, au paragraphe 22). Il ne s’agit pas de faits fondés sur des conclusions assomptives ou spéculatives, qui ne peuvent être prouvées (Sivak v Canada, 2012 FC 272 (« Sivak »), au paragraphe 25; Almacén v Canada, 2016 FC 300 (« Almacén »), au paragraphe 14, conf. par 2016 FCA 296); Simon v Canada, 2016 FC 976, au paragraphe 24). Par surcroît, dans le cas d’une requête en radiation ou en rejet, la déclaration introductive doit aussi être lue le plus largement possible, en tenant compte du fait qu’il puisse y avoir des lacunes (Sivak, au paragraphe 16; Almacén, au paragraphe 14).

[207]  Une fois toute la preuve analysée au fond, il se peut qu’il soit impossible de conclure catégoriquement à l’existence d’un arrangement. Comme c’est le cas pour l’ensemble des composantes de l’article 90.1 de la Loi, le Tribunal doit apprécier la preuve selon la norme de la prépondérance des probabilités. Pour ce faire, il sera guidé par le principe enseigné par l’arrêt F.H. c McDougall, 2008 CSC 53 (« McDougall »), dans lequel la Cour suprême affirme que la seule norme de preuve civile applicable au Canada est celle de la prépondérance des probabilités. S’exprimant au nom de la Cour à l’unanimité, le juge Rothstein ajoute dans ses motifs qu’il existe une seule règle de droit, peu importe l’objet d’une affaire : « le juge du procès doit examiner la preuve attentivement », et « la preuve doit toujours être claire et convaincante pour satisfaire au critère de la prépondérance des probabilités » (McDougall, aux paragraphes 45 et 46). Il conclut ainsi : dans toute affaire civile, « le juge du procès doit examiner la preuve pertinente attentivement pour déterminer si, selon toute vraisemblance, le fait allégué a eu lieu » (McDougall, au paragraphe 49).

[208]  Par conséquent, lorsqu’il appréciera la pratique attaquée en vertu de l’article 90.1, le Tribunal devra déterminer si la preuve est suffisamment claire, convaincante et abondante pour établir que l’arrangement allégué a été « conclu ou proposé ». Il incombera au commissaire de produire cette preuve, directe ou circonstancielle, et de persuader le Tribunal que ses allégations satisfont à la norme de la prépondérance des probabilités. Cela étant dit, il est loin d’être évident et manifeste à ce stade-ci qu’aucun accord ou arrangement n’a été conclu sur la base des allégations admises qui sont formulées ci-dessus. Il m’est impossible de prédire si la preuve sera suffisante pour établir l’existence de l’arrangement allégué au procès, mais je ne puis pas non plus affirmer catégoriquement qu’aucun arrangement n’existait au moment où le commissaire a déposé sa demande.

D.  Le critère de l’absence de « fondement véritable » aurait conduit à la même conclusion

[209]  Je ferai une dernière observation. J’admets que le critère du caractère « évident et manifeste » qui s’applique, en vertu de l’article 221 des Règles des Cours fédérales, aux requêtes en radiation, diffère du critère que le Tribunal aurait été tenu d’appliquer si la requête de HarperCollins avait été considérée comme une requête en procédure sommaire, assujettie à l’article 89 des Règles.

[210]  Les requêtes en procédure sommaire sont régies par les paragraphes 9(4) et (5) de la LTC. Dans le cas d’une telle requête, le juge du Tribunal peut rejeter une demande, en totalité ou en partie, s’il est convaincu qu’elle n’est « pas véritablement fondée ». Le Tribunal s’est penché sur les paragraphes 9(4) et (5) de la LTC dans plusieurs décisions, dont UGG et Direct Energy. Dans celles-ci, le Tribunal indique que les requêtes en procédure sommaire « [TRADUCTION] s’apparentent énormément aux requêtes en jugement sommaire telles qu’elles sont décrites dans les Règles des Cours fédérales », et que la norme de l’absence de fondement véritable pour le rejet est « [TRADUCTION] essentiellement identique » au critère de l’« absence d’une véritable question litigieuse » appliqué aux requêtes en jugement sommaire au titre de l’article 215 des Règles (décision UGG, au paragraphe 29; décision Direct Energy, au paragraphe 53).

[211]  Il appartient à la partie qui présente la requête en jugement sommaire de prouver l’absence de véritable question litigieuse (Manitoba c Canada, 2015 CAF 57 (« Manitoba »), au paragraphe 15). Le critère applicable consiste à déterminer si le succès de la demande est tellement douteux que celle-ci ne mérite pas d’être examinée par le juge des faits dans le cadre d’un éventuel procès (Granville Shipping Co c Pegasus Lines Ltd., [1996] 2 CF 853). Au contraire, il incombe à la partie qui répond à une requête en jugement sommaire de produire la preuve de l’existence d’une véritable question litigieuse (Succession MacNeil c Canada, 2004 CAF 50). La partie qui présente la requête a l’obligation légale d’établir tous les faits requis pour obtenir un jugement sommaire. Il n’existe pas de véritable question litigieuse si « la demande est dénuée de fondement juridique ou si le juge dispose de “ la preuve nécessaire pour trancher justement et équitablement le litige ” » (arrêt Manitoba, au paragraphe 15, citant l’arrêt Burns Bog Conservation Society c Canada, 2014 CAF 170).

[212]  Suite à l’analyse que je viens de livrer et du dossier dont j’ai été saisi, je ne suis pas persuadé que la demande du commissaire soit dénuée de fondement véritable ou que son allégation soit dénuée de fondement juridique. Et même si je tenais compte du critère de « l’absence de fondement véritable » applicable aux requêtes en jugement sommaire, mes conclusions ne seraient pas différentes et la requête soumise par HarperCollins aurait également été rejetée.

IV.  CONCLUSION

[213]  Pour les motifs exposés ci-devant, la requête de HarperCollins sera rejetée. Il n’est pas clair, évident et incontestable que le Tribunal ne soit pas compétent pour connaître de la demande du commissaire. En effet, si j’admets les allégations et les faits tels qu’ils ont été plaidés, je conclus qu’il pourrait exister un « lien réel et substantiel » entre l’objet de la demande du commissaire et le Canada, et que ce lien est suffisant pour accorder compétence au Tribunal en la matière. Je parviens aussi à la conclusion qu’il n’est ni clair ni évident que l’arrangement allégué n’ait plus cours au Canada puisqu’il appert que ses manifestations et son expression persistent par l’intermédiaire des accords d’agence intervenus entre HarperCollins et des détaillants canadiens de livres numériques, de même que leurs effets anticoncurrentiels dans notre pays.

POUR LES MOTIFS QUI PRÉCÈDENT, LE TRIBUNAL ORDONNE QUE

[214]  la requête de HarperCollins soit rejetée avec dépens.

FAIT à Ottawa, ce 24e jour de juillet 2017.

SIGNÉ au nom du Tribunal par le président

(s) Denis Gascon


AVOCATS :

Pour les demanderesses :

HarperCollins Publishers LLC et

HarperCollins Canada Limited

Katherine L. Kay

Danielle K. Royal

Mark E. Walli

Michael A. Currie

Pour l’intimé :

Le commissaire de la concurrence

John Syme

Alexander Gay

Esther Rossman

Katherine Johnson

Pour l’intervenant

Rakuten Kobo Inc.

Nikiforos Iatrou

Scott McGrath

Bronwyn Roe

 

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