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Tribunal de la Concurrence

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Competition Tribunal

Référence : Kobo Inc c le Commissaire de la concurrence, 2014 Trib conc 8

N° de dossier : CT-2014-02

N° de document du greffe : 241

AFFAIRE CONCERNANT la Loi sur la concurrence, LRC 1985, c C-34, dans sa version modifiée;

ET une enquête instituée en vertu de l’article 10 de la Loi sur la concurrence, concernant un certain comportement anticoncurrentiel présumé dans les marchés des livres électroniques au Canada;

ET le dépôt et l’enregistrement d’un consentement en vertu de l’article 105 de la Loi sur la concurrence;

ET une demande en vertu du paragraphe 106(2) de la Loi sur la concurrence, par Kobo Inc en vue d’annuler ou de modifier le consentement entre le commissaire de la concurrence et Hachette Book Group Canada Ltd, Hachette Book Group, Inc, Hachette Digital, Inc; HarperCollins Canada Limited; Holtzbrinck Publishers, LLC; et Simon & Schuster Canada, une division de CBS Canada Holdings Co déposée et enregistrée auprès du Tribunal de la concurrence le 7 février 2014 en vertu de l’article 105 de la Loi sur la concurrence.

ENTRE :

Kobo Inc

(demanderesse)

et

Le commissaire de la concurrence,

Hachette Livre Group Canada Ltd,

Hachette Livre Group, Inc,

Hachette Digital Inc,

HarperCollins Canada Limited,

Holtzbrinck Publishers, LLC; et

Simon & Schuster Canada, une division de CBS Canada Holdings Co.

(défendeurs)

Competition Tribunal Seal / Sceau Tribunal de la Concurrence

Décision rendue sur le fondement du dossier.

Devant le membre judiciaire : Monsieur le juge Rennie (président)

Date de l’ordonnance et motifs : Le 10 juin 2014

Ordonnance et motifs signés par : Monsieur le juge Donald J. Rennie

ORDONNANCE ET MOTIFS


[1]  Le paragraphe 124.2(2) de la Loi sur la concurrence (LRC, 1985 c C-34) accorde au commissaire de la concurrence le pouvoir de référer au Tribunal de la Concurrence « une question de droit, de compétence, de pratique ou de procédure » concernant l’application ou l’interprétation des parties VII.1 à IX de la Loi sur la concurrence. Le 15 avril 2014, le commissaire a déposé un tel renvoi. La question formulée pour la détermination par le Tribunal se lit comme suit :

Quels sont la nature et le champ d’application de la compétence du Tribunal en vertu du paragraphe 106(2) et, à cet égard, que veulent dire les mots « les modalités ne pourraient faire l’objet d’une ordonnance du Tribunal » dans le paragraphe 106(2) de la Loi?

[2]  Kobo Inc (Kobo) présente une requête en radiation du renvoi.

[3]  Le contexte qui a donné lieu au renvoi est exposé de façon plus détaillée dans Kobo Inc c Le Commissaire de la concurrence, 2014 Trib conc 2, il suffit cependant de préciser que deux mois avant le dépôt du renvoi, le 21 février 2014, Kobo a déposé une demande en vertu du paragraphe 106(2). En tant que personne « directement touchée », elle a cherché à faire modifier ou annuler les dispositions d’un consentement conclu entre le commissaire et certains éditeurs. Kobo a obtenu une suspension de l’enregistrement du consentement, en attendant que l’on se penche sur sa demande.

[4]  Le renvoi doit être entendu le 25 juin 2014, et la demande sur le bien-fondé de l’application du paragraphe 106(2) sera entendue en mai 2015.

[5]  L’argumentation de Kobo repose essentiellement sur le fait que l’audition d’un renvoi, ainsi que des appels anticipés, constitue une utilisation inefficace et inappropriée du pouvoir du renvoi. Cela ne favorisera pas le règlement du litige sous-jacent, et, qui plus est, n’est pas conforme à l’intention du Parlement d’édicter le pouvoir du renvoi. Un renvoi n’accélérera pas le processus, au contraire, il l’« embourbera », selon Kobo. Le deuxième volet de l’argumentation de Kobo consiste à affirmer que le Tribunal, en l’absence d’un contexte factuel, n’est pas en mesure de fournir une appréciation complète et juste de la question, et que sa réponse s’en trouve forcément compromise. Selon ce volet de l’argumentation, le Tribunal n’est pas en mesure d’établir de façon certaine le champ d’application de la demande fondée sur le paragraphe 106(2) (ou renvoi) sans bien comprendre le contexte factuel et les conséquences du consentement qui en découlent.

[6]  Le Tribunal a la compétence d’examiner une requête visant à rejeter le renvoi en vertu du paragraphe 34(1) et de l’article 4 des Règles de la Cour fédérale, DORS/98-106.

[7]  Dans David Bull Laboratories (Canada) Inc c Pharmacia Inc (FCA), [1995] 1 CF 588, paragraphe 15, la Cour d’appel a énoncé le principe bien connu voulant que la façon appropriée de donner suite à une demande introductive viciée est d’en discuter lors de l’audience de la demande sur le fond. La Cour d’appel a fait remarquer que les demandes n’entraînent pas de procès, d’interrogatoire préalable, ni de preuve, et qu’elles sont, en revanche, destinées à être traitées sommairement. Kobo fait remarquer, à juste titre, que l’analogie à David Bull a ses limites, plus particulièrement dans les circonstances uniques de cette affaire, dans laquelle on peut observer une interrelation étroite entre le renvoi et la demande, qui est une procédure analogue à celle d’un procès.

[8]  Le commissaire demande instamment que l’on applique le critère dans Commissaire à l’information du Canada c Canada (Procureur général), 2014 CF 133, comme critère régissant la présente requête en radiation. Dans cette affaire, la Cour a statué qu’un renvoi, dans ce cas précis, déposé en vertu de l’article 18.3 de la Loi sur les Cours fédérales (LRC 1985, c F-7) ne peut être radié que lorsqu’il n’a de toute évidence aucune chance d’avoir gain de cause. À mon avis, ce n’est pas un critère approprié pour le rejet d’un renvoi. Les critères tirant leur source de la radiation de causes d’action, ou de demandes, ne cadrent pas bien lorsque l’on tient compte des renvois. Une question de renvoi est une question de droit, ou une question mixte de faits et de droit, d’où l’impossibilité qu’elle n’ait aucune chance d’être accueillie.

[9]  À mon avis, le pouvoir discrétionnaire de radier ou de suspendre l’audition d’un renvoi ne devrait être exercé que lorsque la question formulée est déplacée ou inapte à interpeller une réponse informée, dans le cas où, de par sa formulation, elle insinue la réponse, lorsqu’elle a été déposée pour des raisons tactiques ou stratégiques ou bien si elle outrepasse le pouvoir qui a été accordé. Aucun de ces facteurs n’a été établi dans le cas qui nous occupe. La question posée est une question de droit objective et neutre, ou une question mixte de faits et de droit, et sa réponse facilitera la procédure du paragraphe 106(2).

I.  L’absence de faits

[10]  S’il y avait des doutes quant à savoir si les faits sont, en droit, nécessairement requis avant que la Cour entende un renvoi, ils sont dissipés par la décision de la Cour d’appel dans Burns Lake Native Development Corporation c Canada (Commissaire de la concurrence), 2006 CAF 97, lorsque le juge Evans écrit ce qui suit, aux paragraphes 19 et 20 :

En premier lieu, ils soutiennent que toute question soumise au Tribunal par le commissaire en application du paragraphe 124.2(2) doit avoir un fondement factuel. Ils prétendent que les alinéas a), b) et c) de la première question sont essentiellement théoriques, hypothétiques ou posés à titre consultatif. Ils invoquent des précédents de la Cour qui traitent de questions soumises par des tribunaux administratifs en vertu de l’article 18.3 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7, dont le libellé est semblable.

Je ne retiens pas cet argument. Le paragraphe 106(2) permet la présentation d’une demande en dehors de toute instance précise, alors que selon le paragraphe 18.3(1), les offices fédéraux peuvent renvoyer une question à la Cour fédérale « à tout stade de leurs procédures » . Par conséquent, j’estime que la jurisprudence établie en vertu de l’article 18.3 n’est d’aucune utilité aux appelants.

[11]  Il importe de noter qu’entre le Tribunal et la Cour d’appel, en supposant qu’ils répondent à la question du renvoi, seul le Tribunal procéderait en se fondant sur l’hypothèse voulant que les faits exposés dans l’avis de demande du demandeur fussent véridiques. À ce sujet, le renvoi n’est pas qu’un simple exercice académique.

[12]  La critique du recours au pouvoir du renvoi hors contexte a de longues racines. Dans Attorney-General for Manitoba c Manitoba Egg and Poultry Association et al, [1971] RCS 689 (le renvoi Poulets et oeufs), on a demandé à la Cour suprême du Canada de donner son avis sur la question de savoir si une agence de l’agriculture provinciale pour la commercialisation des oeufs aurait le droit de limiter les « importations » d’oeufs afin de protéger ses fournisseurs provinciaux. La Cour a exprimé des réserves lorsqu’on lui a demandé de statuer sur une question sans faits à l’appui. Plus récemment, les questions de renvoi s’accompagnent souvent de mémoires extrinsèques détaillés et offrent un certain contexte permettant de situer la question (Renvoi relatif à la Loi sur les valeurs mobilières, 2011 CSC 66 ; Renvoi relatif à la réforme du Sénat, 2014 CSC 32). Dans cette affaire, il n’y a aucun mémoire extrinsèque ni contexte, si ce n’est ce qui surviendra dans le cadre de la demande déposée par Kobo, par la suite.

[13]  Kobo fait remarquer que, lorsque l’on interprète la législation, il faut porter attention au contexte, de façon à éviter les conséquences non voulues. Kobo fait référence à Ruth Sullivan, qui dans Sullivan on the Construction of Statutes, 5e éd Markham, LexisNexis, 2008 à la page 299 écrit :

[TRADUCTION]

Lorsqu’un tribunal est appelé à interpréter la législation, il ne prend pas part à un exercice académique. L’interprétation suppose l’application de la législation aux faits, d’une façon qui exerce une action sur le bien-être des personnes et des collectivités, pour le meilleur ou pour le pire.

[14]  Par ailleurs, Kobo fait observer que l’argument du commissaire sur le champ d’application du paragraphe 106(2) soustrait effectivement tout consentement à toute forme d’évaluation ou de contrôle. La position du commissaire sur la signification du paragraphe 106(2), qui est effectivement un chèque en blanc, illustre, dans la présentation de Kobo, la nécessité des faits. Sans la possibilité de considérer le consentement ni de déterminer s’il y existe une preuve de comportement anticoncurrentiel, y compris une entente ou un arrangement entre les concurrents, le Tribunal n’est pas en mesure d’effectuer quelque examen valable que ce soit sur la question de savoir si, en fait, les clauses du consentement se rapportent à un comportement au sujet duquel le commissaire a compétence ou si elles y sont sensibles. En outre, Kobo soutient également que lorsque le Parlement a accordé une réparation aux parties concernées, il a choisi le processus de demande qui, par définition, est orienté vers l’établissement d’un fondement factuel auquel on applique des principes juridiques, et non pas vers un simple processus administratif, comme l’indique l’interprétation du paragraphe 106(2) par le commissaire.

[15]  Plus intéressant encore, Kobo soutient ce qui suit :

[TRADUCTION]

La partie VIII de la Loi comprend une dizaine de dispositions au sujet desquelles un consentement peut être déposé et qui, par conséquent, peuvent mener à l’invocation du paragraphe 106(2). Ces paragraphes touchent à une vaste gamme d’activités, notamment les fusions, l’abus de position dominante, la limitation du marché, le maintien des prix et le refus de vendre. Chacun de ces paragraphes renferme son propre critère, et nombre d’entre eux contiennent des restrictions sur les clauses que le Tribunal a le droit d’ordonner, et dans quelles circonstances. Une interprétation universelle voulant que le paragraphe 106(2) soit appliqué exactement de la même façon à tous les consentements déposés, sans égard au paragraphe en vertu duquel ils sont déposés ni aux circonstances, est indéfendable.

[16]  Je reconnais la légitimité de chacun des arguments présentés en faveur d’un contexte factuel. Tous les processus judiciaires, y compris l’interprétation des lois, sont toujours mieux documentés par les faits. L’absence de faits n’annule pas la valeur d’un renvoi; il s’agit plutôt d’une mise en garde qui documente la façon dont on répond à la question elle-même. Les réponses aux questions formulées dans un renvoi qui soulèvent une question de droit, comme le cas du renvoi qui nous occupe, sont forcément nuancées, et exigent fréquemment une élucidation par l’application aux cas futurs. Cela ne veut pas dire, toutefois, que la question ne soit pas légitime ou que l’audience doive être ajournée en attendant la constitution d’un dossier. Pour résumer, lorsque l’on a recours à des termes généraux et génériques, comme c’est le cas en l’espèce, il s’agit de la demande subséquente de la réponse qui est formée et documentée par les faits du cas dont il est question. La réponse à la question formulée fournira une orientation constructive aux parties, ce qui donne lieu à une résolution plus efficace de la demande fondée sur le paragraphe 106(2). En effet, on remarque une utilité globale à la question soulevée par le renvoi, que je vais maintenant examiner.

II.  La question de savoir si le renvoi favorise l’administration de la justice

[17]  Bien que je reconnaisse que l’audience du renvoi puisse entraîner des retards, ce coût est largement compensé par les économies dont profiteront les parties, économies provenant des orientations du Tribunal sur la nature et le champ d’application du processus du paragraphe 106(2).

[18]  Rappelons que les parties ont des points de vue diamétralement opposés en ce qui a trait à la nature de la demande fondée sur le paragraphe 106(2). Kobo soutient que, pour qu’un consentement soit enregistré, il doit y avoir preuve d’un comportement anticoncurrentiel, sans quoi le commissaire exercerait un pouvoir pratiquement illimité, chose rarement accordée par le Parlement et que la jurisprudence ne reconnaît pas. Comme le dit l’avocat de Kobo, le commissaire n’a pas le droit de se servir du pouvoir de consentement simplement parce qu’il croît que le prix des livres électroniques devrait être plus bas. Son pouvoir d’exiger l’enregistrement d’un consentement dépend d’un fondement factuel ou d’un élément de preuve qui prouverait l’adoption d’un comportement anticoncurrentiel.

[19]  Le commissaire, pour sa part, plaide que l’enregistrement d’un consentement n’est qu’une mesure administrative, et que tant qu’il se conforme, à première vue, à une ordonnance, le Tribunal n’a pas la compétence d’enquêter sur l’existence ou non de quelque fait que ce soit.

[20]  Cette requête n’est pas l’occasion de rationaliser des positions contradictoires. En les décrivant, cependant, la correspondance entre une réponse rapide à la question du renvoi et une administration efficace de la justice ainsi qu’une résolution rapide des questions sous-jacentes est évidente. La réponse au renvoi documentera la nature de la demande fondée sur le paragraphe 106(2). Le commissaire affirme qu’il n’y aura pas de processus subséquent, que le renvoi mettra fin à la procédure du paragraphe 106(2); Kobo affirme que la réponse confirmera son point de vue, à savoir qu’un examen de la preuve complet est nécessaire.

[21]  La réponse à la question du renvoi est sans doute un de ces deux choix difficiles, ou peut- être se trouve-t-elle dans le milieu, ou bien il s’agit d’un autre point entre les deux. Quelle que soit la réponse, elle fournira de l’orientation aux parties sur la manière dont le Tribunal mènera l’audience principale, ce qui permettra à ces dernières de gagner du temps, d’éviter les dépenses inutiles et d’éliminer certaines requêtes que le Tribunal voit se profiler à l’horizon.

[22]  Kobo soutient néanmoins que la décision sur le renvoi sera portée en appel, occasionnant du coup un délai supplémentaire ou des dépenses inutiles si les parties se lancent dans une procédure à la fin de laquelle on leur dira, en appel, qu’elles s’étaient engagées dans la mauvaise voie.

[23]  La question de savoir si la demande fondée sur le paragraphe 106(2) est suspendue pendant l’attente d’un appel de la décision sur le renvoi est spéculative, tout comme l’existence d’un appel lui-même. De plus, ces arguments laissent croire que la demande ne pourra pas être instruite en même temps qu’un appel, quel qu’il soit. En ce qui concerne la question des dépenses inutiles, le Tribunal a un large pouvoir discrétionnaire qui peut corriger toute injustice pouvant se présenter par l’intermédiaire des deux parallèles, les processus inter reliés pouvant parfois constituer la solution. À mon avis, si l’on soupèse ces facteurs contradictoires, il est plus rapide de chercher à obtenir de l’orientation du Tribunal dès le début, sur la question de la manière dont le Tribunal exercera sa compétence en vertu du paragraphe 106(2).

[24]  La requête de radiation est rejetée, avec dépens.

FAIT à Vancouver, ce 10e jour de juin 2014.

SIGNÉ au nom du Tribunal par le président.

(s) Donald J. Rennie


AVOCATS :

Pour la demanderesse :

Kobo Inc

Nikiforos Iatrou

Mandy L. Seidenberg

Bronwyn Roe

Pour les défendeurs :

Commissaire de la concurrence

John Syme

Parul Shah

Esther Rossman

Hachette Book Group Canada Ltd,

Hachette Book Group, Inc,

Hachette Digital, Inc

Linda Plumpton

James Gotowiec

HarperCollins Canada Limited

Katherine L. Kay

Danielle Royal

Holtzbrinck Publishers, LLC

Randal Hughes

Emrys Davis

Simon & Schuster Canada, une division de CBS Canada Holdings Co

Peter Franklyn

Mahmud Jamal

 

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