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Tribunal de la concurrence Competition Tribunal TRADUCTION OFFICIELLE Référence : Nadeau Ferme Avicole Limitée c. Groupe Westco Inc., 2010 Trib. conc. 16 N o de dossier : CT-2008-004 N o de document du greffe : 0706 DANS L’AFFAIRE de la Loi sur la concurrence, L.R.C. 1985, ch. C-34, et ses modifications; ET DANS L’AFFAIRE d’une demande de Nadeau Ferme Avicole Limitée/Nadeau Poultry Farm Limited en vue d’obtenir une ordonnance fondée sur l’article 75 de la Loi sur la concurrence;

ET DANS L’AFFAIRE d’une demande de Nadeau Ferme Avicole Limitée/Nadeau Poultry Farm Limited en vue d’obtenir une ordonnance provisoire fondée sur l’article 104 de la Loi sur la concurrence;

ET DANS L’AFFAIRE d’une requête de Nadeau Ferme Avicole Limitée/Nadeau Poultry Farm Limited en vue d’obtenir une ordonnance de justification;

ET DANS L’AFFAIRE d’une requête de la défenderesse Groupe Westco Inc. en vue d’obtenir une ordonnance ou une directive concernant l’ordonnance d’approvisionnement provisoire du Tribunal;

ENTRE : Nadeau Ferme Avicole Limitée/ Nadeau Poultry Farm Limited (demanderesse)

et Groupe Westco Inc. (défenderesse)

Décision rendue sur dossier. Juge président : M. le juge Blanchard Date des motifs et de l’ordonnance : 30 novembre 2010 Motifs et ordonnance signés par : M. le juge Edmond P. Blanchard

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE CONCERNANT LA REVENDICATION DU SECRET PROFESSIONNEL DE L’AVOCAT À L’ÉGARD DES HONORAIRES DES AVOCATS DE NADEAU

I. CONTEXTE [1] Le 24 septembre 2010, le Tribunal a rendu une version confidentielle de l’ordonnance relative à la détermination de la peine (l’ordonnance) par laquelle il infligeait une amende de 75 000 $ à la défenderesse Groupe Westco Inc. (Westco). Le Tribunal a également ordonné à Westco de payer à la demanderesse, Nadeau Ferme Avicole Limitée (Nadeau), des dépens fixés à 250 000 $. Le Tribunal a demandé à Nadeau et à Westco de se rencontrer en vue de s’entendre sur les passages à supprimer dans l’ordonnance et lui permettre ainsi de publier une version publique.

[2] Nadeau et Westco sont tombées d’accord sur toutes les suppressions nécessaires, à l’exception de celles ayant trait aux honoraires facturés par les avocats de Nadeau.

II. QUESTION EN LITIGE [3] Nadeau n’a pas demandé la suppression du chiffre total de ses débours. Ce chiffre figure au paragraphe 78 de l’ordonnance. Les suppressions demandées par Nadeau visent quatre chiffres. Deux de ces chiffres indiquent le total combiné des honoraires et débours et les deux autres le total des seuls honoraires. Toutefois, vu son consentement à ce que le montant des débours soit divulgué au public, il est clair que le secret professionnel de l’avocat invoqué par Nadeau ne vise que le montant total facturé à titre d’honoraires. En ce qui a trait au total combiné des honoraires et débours, on peut obtenir le montant en question en soustrayant les débours du montant total combiné. Je remarque en passant que les honoraires en cause correspondent au montant total facturé par Fogler, Rubinoff s.r.l. et Folkes Legal Professional Corporation. Toutefois, il est impossible de distinguer entre les honoraires facturés par chacun des cabinets.

III. THÈSES DES PARTIES [4] Nadeau déclare dans ses observations écrites que le montant des honoraires versés à ses avocats est protégé par le secret professionnel de l’avocat. Elle renvoie à l’arrêt de la Cour d’appel fédérale, Stevens c. Canada (Premier ministre), [1998] 4 C.F. 89 (C.A.), et aux motifs prononcés par le juge LeBel dans l’arrêt Maranda c. Richer, [2003] 3 R.C.S. 193. Nadeau ajoute que, bien qu’elle ait divulguer le montant des honoraires facturés, dans les observations confidentielles sur les dépens qu’elle a présentées au Tribunal, cette communication ne constitue pas une divulgation publique, ni ne suppose un consentement à la divulgation publique.

[5] À titre subsidiaire, Nadeau soutient que le montant des honoraires d’avocat qu’elle a versés est confidentiel aux termes de l’ordonnance de confidentialité rendue par le Tribunal le 26 juin 2008.

[6] Westco soutient, par contre, que les honoraires facturés ne bénéficient pas d’un privilège. Selon elle, les honoraires versés par Nadeau ne divulguent pas de communications entre avocat et client ni de renseignements sur les conseils juridiques. Le montant total des honoraires n’est donc pas protégé par le secret professionnel et Westco invoque le test appelé « analyse faits/actes de communication » ainsi que celui de la « présomption réfutable de privilège », appliqué par la

Cour d’appel de l’Ontario dans Ontario (Ministry of the Attorney General) v. Ontario (Assistant Information and Privacy Commissioner), 251 D.L.R. (4th) 65.

[7] Westco soutient également que Nadeau n’a pas établi que les honoraires versés à ses avocats sont confidentiels aux termes de l’ordonnance de confidentialité du Tribunal. Selon Westco, Nadeau n’a pas allégué que la divulgation du total des honoraires lui occasionnerait un préjudice direct et précis. Elle soutient également que les avocats de Nadeau ont déposé au dossier public le total des honoraires ainsi que le total des honoraires et débours, dans le cadre de l’audience de détermination de la peine, et que Nadeau a donc renoncé au privilège avocat-client.

IV. ANALYSE [8] Le secret professionnel de l’avocat est un droit civil d’une importance fondamentale pour le système de justice au Canada (voir, par exemple, R. c. McClure, [2001] 1 R.C.S. 445, à la page 455).

[9] Un compte de services juridiques comprend normalement les éléments suivants : - une description du travail effectué ou des conseils donnés; - le nom de l’avocat ayant effectué le travail ou donné les conseils ainsi que son taux horaire; - le temps consacré pour chaque aspect du travail; - une liste des débours et des dépenses afférentes; - le total des honoraires (temps consacré x taux horaire); - le total des débours; - le total général réclamé. [10] En l’espèce, il n’y a aucune facture ou relevé de compte en litige. La seule question est de savoir si le montant total des honoraires mentionné dans l’ordonnance, bénéficie d’un privilège.

[11] Dans l’affaire Maranda c. Richer, [2003] 3 R.C.S. 193 (citée également ci-après comme Maranda c. Leblanc), la Cour suprême du Canada devait déterminer si, dans le contexte d’une enquête policière, le secret professionnel de l’avocat protège le montant total des honoraires facturés par l’avocat du suspect. Dans cette affaire, la GRC avait obtenu l’autorisation d’effectuer une perquisition dans un cabinet d’avocats visant tous les documents relatifs aux honoraires et débours facturés à un client que la GRC soupçonnait d’être impliqué dans des opérations de blanchiment d’argent et de trafic de stupéfiants ainsi que ceux concernant la propriété d’une automobile que le client aurait cédée à son avocat en paiement de ses services professionnels.

[12] Dans l’affaire Maranda, on ne contestait pas le principe selon lequel les factures d’un avocat sont protégées par un privilège lorsqu’elles contiennent des renseignements concernant les conseils juridiques donnés et les conditions de paiement des honoraires.

[13] Le juge Lebel, s’exprimant au nom de la majorité, a conclu ce qui suit, au par. 33, au sujet du total des honoraires :

En droit, lorsqu’il s’agit d’autoriser une perquisition dans un cabinet d’avocats, le fait même du montant des honoraires doit être considéré comme un élément d’information protégé, en règle générale, par le privilège avocat-client.

[14] Bien que cet arrêt ait été rendu dans le contexte du droit criminel, le ministère public cherchait à obtenir des renseignements sur les honoraires de l’avocat du suspect, la Cour d’appel de l’Ontario a appliqué par la suite la ratio decidendi dans une affaire civile. Dans l’arrêt Ontario (Ministry of the Attorney General) v. Ontario (Assistant Information and Privacy Commissioner), 251 D.L.R. (4th) 65, la Cour d’appel a reconnu que le montant total payé au titre des honoraires d’avocat est présumé protégé par le privilège avocat-client. Dans cette affaire, deux journalistes avaient demandé la divulgation de renseignements relatifs au montant total des honoraires versés par le ministère du Procureur général aux avocats ayant agi pour le compte de deux intervenants dans une instance criminelle. La Cour a fait référence à l’arrêt Maranda de la Cour suprême du Canada, aux p. 69-70, disant ce qui suit :

[TRADUCTION] [9] […] En présumant que, selon l’arrêt Maranda c. LeBlanc, précité, aux par. 31 à 33, l’information relative au montant des honoraires versés à un avocat est, dans tous les cas, présumée protégée par le secret professionnel liant l’avocat à son client, le même arrêt reconnaît clairement que cette présomption peut être réfutée. Cela arrivera s’il est déterminé que la divulgation du montant versé ne violera pas la confidentialité de la relation entre le client et son avocat en révélant, directement ou indirectement, toute communication protégée.

[…] [11] […] nous acceptons, aux fins du présent appel, qu’en l’espèce il y a lieu de partir du principe que l’information relative au montant des honoraires versés est présumée protégée. Il incombe au demandeur de réfuter cette présomption.

[15] En ce qui concerne la réfutation de la présomption, la Cour d’appel de l’Ontario a conclu que [TRADUCTION] « s’il n’existe aucune possibilité raisonnable que la divulgation du montant des honoraires révèle, directement ou indirectement, une communication protégée », la présomption sera réfutée la p. 70) (voir également Maranda, aux p. 214-215). La Cour a ensuite conclu comme suit, à la p. 70 :

[TRADUCTION] [12] […] Pour savoir si la divulgation du montant versé serait susceptible de compromettre les communications protégées par le privilège, nous adoptons l’approche suivie dans l’arrêt Legal Services Society v. Information and Privacy Commissioner of British Columbia (2003), 226 D.L.R. (4th) 20, aux pages 43-44 (C.A.C.-B.). S’il existe une possibilité raisonnable que le demandeur assidu, qui est

au courant de l’information générale à la disposition du public, puisse utiliser l’information demandée concernant le montant des honoraires versés pour déduire ou obtenir autrement des communications protégées par le privilège, alors l’information en cause est protégée par le privilège avocat-client et ne peut être divulguée. Si le demandeur convainc le Commissaire adjoint à l’information et à la protection de la vie privée qu’il n’existe aucune possibilité raisonnable à cet égard, l’information concernant le montant des honoraires versés est qualifiée à juste titre de neutre et peut être divulguée sans porter atteinte au privilège avocat-client.

[16] J’ai conclu qu’il convient d’appliquer en l’espèce l’approche adoptée par la Cour d’appel de l’Ontario et je suis donc d’avis que le montant total des honoraires des avocats de Nadeau est présumé protégé par le privilège avocat-client. Compte tenu de ces circonstances, selon le principe énoncé par le juge LeBel dans l’arrêt Maranda, au par. 34, il incombe à Westco de réfuter la présomption selon laquelle la divulgation du montant des honoraires révélera une communication entre Nadeau et ses avocats qui bénéficie du privilège avocat-client. À mon avis, la manière de réfuter cette présomption variera en fonction des faits de l’affaire. Dans certains cas, on pourra réfuter la présomption à l’aide d’arguments logiques reposant sur des faits évidents. Il est possible qu’une preuve complémentaire ne soit pas nécessaire.

[17] Dans certaines situations, une affirmation selon laquelle il n’existe aucune possibilité raisonnable d’atteinte suffira à convaincre le Tribunal. Westco déclare, à la page 3 de ses observations écrites du 27 octobre 2010, que les suppressions contestées, c’est-à-dire le simple total des honoraires et débours ainsi que le total des seuls honoraires, ne divulguent aucun renseignement concernant le contenu des communications entre avocat et client, les conseils juridiques, la stratégie de litige, les conditions de paiement et la situation financière de Nadeau.

[18] Dans ses observations écrites, Nadeau ne traite pas de la possibilité que le Tribunal conclue que la présomption a été réfutée. Elle affirme simplement qu’il est impossible de réfuter la présomption sans preuve, et que, puisqu’il n’y en a aucune, la présomption en faveur du privilège avocat-client doit être maintenue en ce qui concerne le montant total des honoraires.

[19] À mon avis, cette thèse n’est pas raisonnable. Une fois que la présomption est réfutée, le fardeau de la preuve revient à Nadeau. Il incombe alors à Nadeau de formellement revendiquer le privilège et d’expliquer pourquoi des communications pourraient être révélées à la faveur de la divulgation du total des honoraires. Nadeau n’a pas réellement répondu aux observations de Westco selon lesquelles la divulgation des honoraires est neutre. Si elle avait des raisons de croire qu’une communication entre avocat et client pouvait être révélée si le montant des honoraires versés à ses avocats était rendu public, elle aurait en avertir le Tribunal.

[20] Pour conclure, je suis d’accord avec Westco que la présomption a été réfutée. J’ai conclu que le demandeur assidu, qui est au courant de l’information générale à la disposition du public, ne pourrait rien déduire à propos des communications protégées par le privilège si le total des honoraires d’avocat était divulgué. À mon avis, le montant total des honoraires peut être qualifié de neutre et peut être divulgué sans porter atteinte au privilège avocat-client. Vu cette conclusion que le montant total des honoraires ne bénéficie d’aucun privilège en l’espèce, il n’est pas nécessaire de déterminer s’il y a eu renonciation au privilège.

[21] Toutefois, à titre subsidiaire, je conclus qu’il y a eu renonciation au privilège revendiqué pour le total des honoraires lorsque les avocats de Nadeau ont versé au dossier public du Tribunal, le 7 juillet 2010, le chiffre total pour les honoraires et débours. Ce chiffre figure à la page 157 de la transcription et, bien qu’il ne constitue pas le montant des honoraires et débours dont la suppression dans l’ordonnance est recherchée, il en est très proche la différence étant d’environ 20 000 $.

[22] Bien que Nadeau affirme maintenant, et je l’admets, que le chiffre en question a été fourni au Tribunal dans le cadre d’observations écrites confidentielles et qu’il a été versé au dossier public par erreur, elle n’a pas demandé que le Tribunal accorde à la transcription le statut de document confidentiel. Par conséquent, un chiffre qui représente à peu près le total des honoraires est du domaine public depuis quatre mois. Dans les circonstances, je conclus qu’il y a eu renonciation au privilège.

[23] Nadeau soutient également que ces renseignements sont confidentiels aux termes de l’ordonnance de confidentialité. Elle dit ce qui suit dans ses observations écrites :

[TRADUCTION] Plus précisément, la divulgation du montant des honoraires et débours facturés par le cabinet [Fogler, Rubinoff s.r.l.] à sa cliente [Nadeau Ferme Avicole Limitée] s’apparente à imposer la divulgation d’un prix payé par un fournisseur de Nadeau. En l’espèce, le « fournisseur » est le cabinet d’avocats. Dans le cadre du présent litige, les parties ont réussi à conserver la confidentialité de ce type de renseignements et il n’y a pas lieu dans les circonstances de s’écarter de cette pratique.

À notre humble avis, les termes de l’entente entre le cabinet et son client ne méritent pas moins de considération que les termes de l’entente entre Nadeau et ses fournisseurs, ou entre Westco et ses fournisseurs. En fait, vu la nature de la relation (avocat-client), nous faisons valoir que ces termes méritent davantage de considération.

De plus, le montant des honoraires et débours facturés par le cabinet à son client constitue un poste qu’on retrouve habituellement dans un état financier à titre de dépense. Si c’était le cas dans la présente instance, ce poste resterait supprimé et continuerait d’être considéré comme un renseignement protégé A.

[24] Je ne souscris pas à l’analogie susmentionnée et j’estime que Nadeau confond deux questions distinctes : le privilège avocat-client et la protection des renseignements aux termes de l’ordonnance de confidentialité du Tribunal. En ce qui concerne les arguments portant sur la relation entre l’avocat et son client, j’ai déjà conclu que les suppressions contestées ne bénéficient pas d’un privilège.

[25] En ce qui concerne l’argument selon lequel les renseignements en question devraient être considérés comme confidentiels, il convient de noter que Nadeau n’invoque pas le paragraphe précis de l’ordonnance de confidentialité sur lequel s’appuie sa thèse. L’ordonnance de confidentialité ne protège que les documents dont la divulgation occasionnerait un préjudice

direct et précis, conformément à l’article 67 des Règles du Tribunal de la concurrence, DORS/2008-141.

[26] Malgré l’analogie établie entre les suppressions contestées et l’information sur les prix d’un fournisseur, Nadeau n’a pas établi le préjudice qu’occasionnerait la divulgation des renseignements en question. J’ai examiné les suppressions contestées pour voir s’il est évident, à leur face même, que leur divulgation entraînerait un préjudice direct et précis (voir Commissaire de la concurrence c. Sears Canada Inc., 2003 Trib. conc. 27, et Nadeau Ferme Avicole Limitée c. Groupe Westco Inc. et al., 2009 Trib. conc. 11). Je ne vois aucun risque de préjudice.

[27] Compte tenu de ces circonstances, je conclus que les suppressions contestées ne sont pas confidentielles aux termes de l’ordonnance de confidentialité.

PAR CONSÉQUENT, POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL ORDONNE : [28] Les montants identiques figurant aux paragraphes 20 et 73 de l’ordonnance, correspondant au total des honoraires et débours, et les montants légèrement différents aux paragraphes 74 et 75 de l’ordonnance, correspondant au total des honoraires, seront divulgués dans la version publique de l’ordonnance.

FAIT à Toronto, ce 30 e jour de novembre 2010. SIGNÉ au nom du Tribunal par le juge président. (s) Edmond P. Blanchard Traduction certifiée conforme Semra Denise Omer

AVOCATS : Pour la demanderesse Nadeau Ferme Avicole Limitée/Nadeau Poultry Farm Limited Leah Price Ron Folkes Andrea Marsland

Pour la défenderesse Groupe Westco Inc. Denis Gascon Martha A. Healey Éric C. Lefebvre Alexandre Bourbonnais

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