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Tribunal de la concurrence DANS L’AFFAIRE D’UNE demande présentée par le directeur des enquêtes et recherches en vertu de l’article 75 de la Loi sur la concurrence, L.R.C. 1985, c. C-34;

ET DANS L’AFFAIRE D’UNE enquête portant sur le refus de Warner Music Canada Ltd. et de ses affiliées, Warner Music Group Inc. et WEA International Inc., de vendre à BMG Direct Ltd.

E N T R E : Le directeur des enquêtes et recherches Demandeur - et - Warner Music Canada Ltd. Warner Music Group Inc. WEA International Inc.

Défenderesses

MOTIFS ET ORDONNANCE AFFÉRENTS À LA REQUÊTE DES DÉFENDERESSES VISANT À FAIRE RADIER LA DEMANDE DU DIRECTEUR _______________________________________________________

Competition Tribunal CT-1997/003Doc # 22a

Dates de l’audience : Les 4 et 5 décembre 1997 Membres : M. le juge McKeown (présidant l’audience) Mme le juge Simpson M. Lorne R. Bolton

Avocats pour le demandeur : Le directeur des enquêtes et recherches D. Martin Low, c.r. Duane Schippers

Avocats pour les défenderesses : Warner Music Canada Ltd. Warner Music Group Inc. WEA International Inc.

John F. Rook, c.r. David Stratas Mahmud Jamal

TRIBUNAL DE LA CONCURRENCE MOTIFS ET ORDONNANCE AFFÉRENTS À LA REQUÊTE DES DÉFENDERESSES VISANT À FAIRE RADIER LA DEMANDE DU DIRECTEUR ____________________________________________________________

Le directeur des enquêtes et recherches c. Warner Music Canada Ltd. et al.

I. INTRODUCTION Le directeur a présenté une demande dans laquelle il allègue que le refus des défenderesses d’accorder à BMG (Canada), afin qu’elle puisse soutenir la concurrence sur le marché de la commande postale de disques au Canada, des licences relatives au droit d’auteur lui permettant de réaliser des enregistrements sonores à partir de leurs bandes maîtresses, contrevient à l’article 75 de la Loi sur la concurrence. Le directeur n’a allégué l’existence d’aucun objectif anticoncurrentiel et n’a pas prétendu que les licences existantes renfermaient des dispositions anticoncurrentielles. Dans son projet d’ordonnance, le directeur est disposé à ce que BMG (Canada) obtienne les licences à des conditions de commerce normales qui sont au moins aussi favorables que celles des licences accordées à Maison Columbia (Canada), une société dans laquelle l’une des défenderesses détient une participation de 50 p. cent. Les défenderesses ont présenté une requête en vue de faire radier la demande du directeur. La question en litige est de savoir si, dans les circonstances, l’article 75 confère au Tribunal la compétence nécessaire pour entendre la demande.

II. CONTEXTE a) Les parties Les trois défenderesses décrites ci-après sont appelées collectivement les « défenderesses ». Leur activité commerciale et celle de leurs affiliées comprennent la signature de contrats liant une grande variété d’artistes pour l’enregistrement de leurs prestations sur des bandes maîtresses Warner. Celles-ci sont ensuite utilisées pour fabriquer des enregistrements sonores, notamment des cassettes, des disques compacts et des microsillons.

La défenderesse Warner Music Canada Ltd. Warner Canada ») est une société ontarienne dont le siège social est situé à Scarborough, en Ontario. Elle a entre autres le droit d’accorder des licences permettant la fabrication, la distribution et la vente au Canada d’enregistrements sonores de la prestation d’artistes canadiens reproduite sur les bandes maîtresses Warner.

La défenderesse WEA International Inc. WEA (U.S.) ») est une société du Delaware dont le siège social est situé à New York. Elle a entre autres le droit d’accorder des licences permettant la fabrication, la distribution et la vente au Canada d’enregistrements sonores de la prestation d’artistes non canadiens reproduite sur les bandes maîtresses Warner.

La défenderesse Warner Music Group Inc. Warner Music (U.S.) ») est une société du Delaware dont le siège social est situé à New York. Elle assure la gestion de sociétés affiliées à Warner Communications Inc., y compris les défenderesses Warner Canada et WEA (U.S.). Le directeur allègue que Warner Music (U.S.) est la partie responsable de la négociation des licences accordées par Warner Canada et WEA (U.S.).

The Columbia House Company au Canada Maison Columbia (Canada) »), sise à Scarborough, en Ontario, est possédée à parts égales par Warner Canada et Sony Music Entertainment (Canada) Inc. Elle exploite un club de commande postale de disques à la grandeur du Canada et offre à sa clientèle des enregistrements sonores dans la plupart des genres musicaux. BMG Direct Ltd. BMG (Canada) »), sise à Mississauga, en Ontario, est une filiale en propriété exclusive de BMG Direct Marketing Inc. BMG (U.S.) »). Elle a lancé un club national de commande postale de disques au Canada en décembre 1994. Depuis l’arrivée de BMG (Canada) sur le marché, Maison Columbia (Canada) n’est plus le seul club de commande postale de disques au Canada offrant des enregistrements sonores dans la plupart des genres musicaux.

b) La demande du directeur Le directeur des enquêtes et recherches (le « directeur ») a saisi le Tribunal de la concurrence (le « Tribunal ») d’une demande fondée sur l’article 75 de la Loi sur la concurrence (la « Loi »). 1

Dans sa demande, le directeur allègue que, contrairement à l’article 75 de la Loi, les défenderesses ont refusé d’approvisionner BMG (Canada) en refusant de lui accorder des licences pour réaliser des enregistrements sonores à partir des bandes maîtresses Warner. Il allègue en outre que BMG (Canada) a besoin de telles licences pour soutenir la concurrence sur le marché des clubs de commande postale de disques au Canada. Le directeur ne prétend toutefois pas que les défenderesses, en refusant d’accorder les licences, poursuivent un objectif anticoncurrentiel, non plus que les licences qu’elles ont accordées par ailleurs renferment des dispositions anticoncurrentielles.

________________________________ 1 L.R.C. 1985, c. C-34.

Le directeur demande au Tribunal de rendre une ordonnance enjoignant aux défenderesses d’accorder des licences à BMG (Canada). L’ordonnance demandée au paragraphe 67 de sa demande prévoit ce qui suit : [TRADUCTION] i) les défenderesses acceptent BMG Direct Ltd. BMG ») comme cliente à des conditions de commerce normales pour la fourniture de licences de fabrication, d’annonces, de distribution et de vente d’enregistrements sonores réalisés à partir de bandes maîtresses que possèdent ou contrôlent les défenderesses ou leurs affiliées;

ii) les conditions des licences visées au paragraphe i) sont au moins aussi favorables à tous égards que celles de toute licence comparable accordée à Maison Columbia au Canada MCC »); il est entendu que les licences visées au paragraphe i) permettent au moins à BMG d’avoir accès au même nombre et à la même variété de bandes maîtresses Warner que MCC aux termes des licences accordées à celle-ci par les défenderesses ou leurs affiliées;

iii) les licences susmentionnées sont accordées au plus tard trente jours après l’ordonnance rendue en ce sens par le Tribunal;

iv) toute autre mesure que le Tribunal estime opportune. III. LA REQUÊTE EN RADIATION Les défenderesses demandent la radiation de la demande du directeur quant à chacune d’entre elles pour le motif que l’article 75 de la Loi ne confère pas au Tribunal le pouvoir de les contraindre à accorder des licences pour la fabrication, la distribution et la vente d’enregistrements sonores réalisés à partir des bandes maîtresses Warner. Elles soutiennent également que le Tribunal n’a pas compétence à l’égard de WEA (U.S.) et de Warner Music (U.S.), que la Loi n’a pas de portée extraterritoriale, que les actes de procédure n’ont pas été valablement signifiés à WEA (U.S.) et à Warner Music (U.S.), que la requête en radiation est présentée en temps opportun et qu’il convient de renvoyer l’affaire à la Cour d’appel fédérale en application de l’article 18.3 et du paragraphe 28(2) de la Loi sur la Cour fédérale. 2 . ___________________________ 2 L.R.C. 1985, c. F-7.

Le directeur conteste la requête et fait valoir que le Tribunal a le pouvoir d’ordonner l’octroi d’une licence aux termes de l’article 75, que le Tribunal a compétence à l’égard de WEA (U.S.) et de Warner Music (U.S.), que la question de la portée extraterritoriale de la Loi n’est pas en cause étant donné qu’il cherche seulement à obtenir un redressement à l’égard des activités commerciales des défenderesses au Canada, qu’il y a eu signification de documents valable, que la requête est prématurée et qu’un renvoi à la Cour d’appel fédérale serait également prématuré.

Lors de l’audition de la requête, le Tribunal a entendu les arguments relatifs à la compétence et ceux afférents au caractère prématuré de la requête et à l’application extraterritoriale de la Loi. Les parties ont réitéré leurs points de vue concernant le renvoi à la Cour d’appel fédérale, mais n’ont pas offert d’arguments à cet égard, préférant s’en remettre à leurs mémoires. Le Tribunal a prononcé un ajournement sine die sans entendre les parties au sujet des autres questions. Comme l’indiquent les présents motifs, le Tribunal a statué que la requête n’est pas prématurée et qu’il n’y a pas lieu d’ordonner le renvoi à la Cour d’appel fédérale. Il a également conclu qu’il n’a pas la compétence nécessaire pour accorder le redressement demandé par le directeur. C’est pourquoi, les questions liées à l’extraterritorialité, à la validité de la signification des documents et à la compétence personnelle ne seront pas examinées. IV. LES FAITS Aux fins de la présente requête, le Tribunal s’appuie sur les faits non contestés suivants : 1) WEA (U.S.) a conclu avec Maison Columbia (Canada) un accord d’octroi de licence permettant à cette dernière de fabriquer, de distribuer et de vendre au Canada des enregistrements sonores réalisés à partir de bandes maîtresses Warner reproduisant la prestation d’artistes non canadiens.

2) Warner Canada a accordé à Maison Columbia (Canada) une licence de fabrication, de distribution et de vente au Canada d’enregistrements sonores réalisés à partir de bandes maîtresses Warner reproduisant la prestation d’artistes canadiens.

3) Lorsque BMG (Canada) a lancé son club de commande postale directe de disques au Canada, elle a obtenu des licences de reproduction, de distribution et de vente à l’égard d’un certain nombre de maisons d’enregistrement, mais elle n’est arrivée à aucun accord avec Warner Music (U.S.) concernant les licences de reproduction et de vente de Warner Canada et de WEA (U.S.). Un tel accord n’est pas intervenu depuis lors. C’est le refus des défenderesses d’accorder de telles licences à des conditions semblables à celles afférentes aux licences octroyées à Maison Columbia (Canada) qui a amené le directeur à présenter sa demande. Il ne fait aucun doute que BMG (Canada) peut se procurer au détail les disques compacts, les cassettes et les microsillons fabriqués par les défenderesses. Or, les prix au détail sont trop élevés pour que BMG (Canada) puisse faire concurrence sur le marché de la commande postale de disques. Pour être concurrentielle dans ce secteur d’activité, BMG (Canada) doit réaliser des économies en réalisant elle-même des enregistrements sonores à partir des bandes maîtresses Warner aux termes de licences accordées par les défenderesses. 4) BMG (Canada) ne peut offrir à sa clientèle la gamme étendue d’enregistrements sonores offerte par Maison Columbia (Canada), cette dernière étant la seule à disposer d’enregistrements sonores de la prestation d’artistes réalisés à partir de bandes maîtresses Warner.

5) Les défenderesses admettent, aux fins de la requête, que si BMG (Canada) ne peut obtenir de licences pour la reproduction et la vente d’enregistrements sonores réalisés à partir des bandes maîtresses Warner, elle sera sensiblement gênée dans son entreprise de commande postale de disques au Canada et ne pourra continuer de l’exploiter.

V. QUESTION EN LITIGE ET QUESTIONS CONNEXES La question à trancher est de savoir si, en vertu de l’article 75 de la Loi, le Tribunal a compétence pour rendre une ordonnance enjoignant aux défenderesses d’accorder à BMG (Canada) des licences lui permettant de fabriquer, de distribuer et de vendre des enregistrements sonores de la prestation d’artistes réalisés à partir de bandes maîtresses Warner. Il convient d’insister sur le fait que le directeur demande seulement au Tribunal d’ordonner aux défenderesses d’accorder une licence obligatoire à BMG (Canada) dans la mesure elles ont refusé de le faire à la demande de cette dernière. Il ne lui demande pas de conclure qu’il y a pénurie d’un produit physique sur le marché en raison du refus d’accorder une licence relative au droit d’auteur.

Voici le libellé de l’article 75 de la Loi : 75. (1) Lorsque, à la demande du directeur, le Tribunal conclut : a) qu’une personne est sensiblement gênée dans son entreprise ou ne peut exploiter une entreprise du fait qu’elle est incapable de se procurer un produit de façon suffisante, que ce soit sur un marché, aux conditions de commerce normales; b) que la personne mentionnée à l’alinéa a) est incapable de se procurer le produit de façon suffisante en raison de l’insuffisance de la concurrence entre les fournisseurs de ce produit sur ce marché; c) que la personne mentionnée à l’alinéa a) accepte et est en mesure de respecter les conditions de commerce normales imposées par le ou les fournisseurs de ce produit; d) que le produit est disponible en quantité amplement suffisante,

le Tribunal peut ordonner qu’un ou plusieurs fournisseurs de ce produit sur le marché en question acceptent cette personne comme client dans un délai déterminé aux conditions de commerce normales à moins que, au cours de ce délai, dans le cas d’un article, les droits de douane qui lui sont applicables ne soient supprimés, réduits ou remis de façon à mettre cette personne sur un pied d’égalité avec d’autres personnes qui sont capables de se procurer l’article en quantité suffisante au Canada.

(2) Pour l’application du présent article, n’est pas un produit distinct sur le marché donné l’article qui se distingue des autres articles de sa catégorie en raison uniquement de sa marque de commerce, de son nom de propriétaire ou d’une semblable particularité à moins que la position de cet article sur ce marché ne soit à ce point dominante qu’elle nuise sensiblement à la faculté d’une personne à exploiter une entreprise se rapportant à cette catégorie d’articles si elle n’a pas accès à l’article en question.

(3) Pour l’application du présent article, « conditions de commerce » s’entend des conditions relatives au paiement, aux quantités unitaires d’achat et aux exigences raisonnables d’ordre technique ou d’entretien.

La question en litige soulève certaines questions qui sont analysées ci-après successivement : 1) Quelle est la nature du droit de propriété intellectuelle des défenderesses sur les bandes maîtresses Warner? 2) Un droit d’auteur peut-il constituer un « produit » au sens de l’article 2 de la Loi? 3) Est-il raisonnable de conclure qu’une licence est un « produit » au sens de l’article 75 de la Loi? 4) Le Tribunal est-il saisi de suffisamment d’éléments de preuve pour trancher la question en litige dans le cadre de la requête en radiation?

VI. ANALYSE L’avocat des défenderesses a indiqué qu’il mettrait l’accent sur les droits d’auteur de ses clientes à l’égard des bandes maîtresses Warner aux fins de la requête, même s’il a été mentionné en passant que d’autres droits de propriété intellectuelle existent également.

Le directeur ne conteste pas le fait que les défenderesses détiennent un droit d’auteur canadien sur les bandes maîtresses Warner visées par la demande. Néanmoins, l’avocat des défenderesses a formulé des observations détaillées qui convainquent le Tribunal que, aux termes de la Loi sur le droit d’auteur, 3 les défenderesses ont le droit exclusif de reproduire des œuvres musicales et de produire les organes (c.-à-d. des microsillons, des cassettes, des disques compacts, etc.) pour l’exécution d’œuvres musicales. Plus particulièrement, l’article 3 de la Loi sur le droit d’auteur définit le droit d’auteur comme le droit exclusif de produire ou de reproduire une oeuvre, ou une partie importante de celle-ci, sous une forme matérielle quelconque, et aux fins de la requête, les œuvres musicales confèrent un droit d’auteur, lequel comprend le droit de réaliser un enregistrement sonore comme le prévoit l’article 3. Le droit d’auteur existe au Canada, dans le cas de Warner Canada, sur le fondement du paragraphe 5(1) de la Loi sur le droit

d’auteur et, dans le cas de WEA, en raison des dispositions d’un traité auxquelles renvoie l’article 5. Depuis 1993, aucune disposition de la Loi sur le droit d’auteur ne limite le droit exclusif du titulaire du droit d’auteur d’accorder une licence. Par conséquent, le droit d’auteur permet aux défenderesses de refuser d’accorder une licence à BMG (Canada) à l’égard des bandes maîtresses Warner.

L’avocat du directeur fait valoir que les définitions d’« article » et de « produit » à l’article 2 de la Loi sont suffisamment générales pour englober le droit d’auteur à titre de biens meubles, ce dont convient l’avocat des défenderesses. Le Tribunal fait donc droit à cette observation. Cependant, cela ne répond pas à la question suivante, celle de savoir si une licence est un produit au sens de l’article 75 de la Loi.

Selon le directeur, les licences de fabrication, de distribution et de vente accordées par les défenderesses sont le « produit » et le Canada constitue le marché aux fins de l’article 75. Il affirme que, au vu de ces définitions et comme l’article 75 n’exclut pas la reconnaissance d’un droit de propriété intellectuelle, la disposition s’applique clairement aux faits en l’espèce. En ce qui a trait à l’alinéa 75(1)a), le directeur signale que les défenderesses ne nient pas, aux fins de la requête, que BMG (Canada) soit sensiblement gênée dans son entreprise du fait qu’elle ne puisse obtenir de licences de fabrication, de distribution et de vente d’enregistrements sonores de la prestation d’artistes canadiens et non canadiens réalisés à partir de bandes maîtresses Warner. Le directeur ajoute que l’alinéa 75(1)b) s’applique, car BMG (Canada) est incapable de se procurer le produit de façon suffisante en raison de l’insuffisance de la concurrence entre les fournisseurs de ce produit sur le marché, c.-à-d. entre Warner Canada, WEA (U.S.) et Warner Music (U.S.). De plus, en ce qui concerne l’alinéa 75(1)c), le directeur reconnaît qu’il n’y a qu’un seul fournisseur pour chacune des licences (Warner Canada et WEA (US)) et que les deux seules licences en vigueur au Canada sont celles accordés par les ___________________________________ 3 L.R.C. 1985, c. C-42.

défenderesses à Maison Columbia (Canada). Il prétend toutefois que le Tribunal peut tenir compte des conditions de licences octroyées par d’autres concédants comparables en Amérique du Nord afin de déterminer quelles pourraient être les conditions de commerce normales au Canada si des licences supplémentaires étaient accordées par les défenderesses. Enfin, au sujet de l’alinéa 75(1)d), le directeur soutient au paragraphe 16 de sa demande que, les deux licences accordées à Maison Columbia (Canada) étant non exclusives, les défenderesses pourraient octroyer d’autres licences si elles le voulaient. En conséquence, le produit est disponible en quantité amplement suffisante. Pour tous ces motifs, le directeur fait valoir que l’article 75 peut raisonnablement être interprété comme s’appliquant au refus d’accorder une licence relative au droit d’auteur. Le directeur est également d’avis que des considérations d’ordre politique militent en faveur de l’application de l’article 75. Selon lui, si l’article 75 ne s’applique pas au refus d’accorder une licence, le droit de propriété intellectuelle l’emportera sur le droit de la concurrence. Il fait valoir qu’une conclusion selon laquelle le Tribunal n’a pas compétence en l’espèce aurait des conséquences fâcheuses. Il s’inquiète du fait que tous les accords de distribution comportant l’octroi de droits de fabrication échapperont à sa compétence lorsque le prétendu refus d’approvisionner correspondra au refus d’accorder une licence. Il laisse également entendre que ce problème s’aggravera, car les entreprises réorganiseront leurs affaires afin de s’en remettre davantage à des accords d’octroi de licence.

Pour leur part, les défenderesses soutiennent que le directeur interprète l’article 75 de façon abusive en voulant l’appliquer à la présente espèce. Selon elles, l’interprétation de la disposition par le directeur fait fi de leurs droits d’auteur. Par exemple, des licences ne sont disponibles en quantité amplement suffisante que si l’on suppose que les défenderesses n’ont pas le droit de refuser d’en accorder. De même, conclure que des conditions de commerce normales peuvent exister ne tient pas compte du fait que Maison Columbia (Canada) est le seul porteur de licence au pays et que le Canada est le marché défini par le directeur. En outre, le cas échéant, toute licence accordée ultérieurement devra

l’être à l’issue d’une négociation. Dans ces circonstances, les défenderesses prétendent qu’on ne saurait conclure à l’existence de conditions de commerce normales.

Les défenderesses contestent également les observations du directeur en affirmant qu’aucune disposition de la Loi ne confère au Tribunal le pouvoir de faire échec au simple exercice d’un droit de propriété intellectuelle et que, pour ce motif, l’octroi d’un tel pouvoir doit faire l’objet d’un libellé clair et non équivoque. Cela est particulièrement vrai, selon elle, à la lumière de l’article 32 de la Loi, lequel s’applique entre autres lorsque l’utilisation d’un droit d’auteur exclusif empêche ou réduit indûment la concurrence dans le secteur de la fabrication ou de la vente d’un article. En pareil cas, la Cour fédérale du Canada détient la compétence pour rendre une grande variété d’ordonnances, notamment pour enjoindre à une partie d’accorder une licence.

L’article 32 se distingue de l’article 75 sous les rapports suivants : i) il vise expressément l’utilisation de droits d’auteur, ii) un critère lié à l’effet sur la concurrence doit être respecté pour qu’une ordonnance puisse être rendue, iii) le procureur général du Canada, et non le directeur, est le demandeur, et iv) un moyen de défense fondé sur les dispositions d’un traité est prévu. Voici le libellé de l’article 32 : 32. (1) Chaque fois qu’il a été fait usage des droits et privilèges exclusifs conférés par un ou plusieurs brevets d’invention, par une ou plusieurs marques de commerce, par un droit d’auteur ou par une topographie de circuit intégré enregistrée pour : a) soit limiter indûment les facilités de transport, de production, de fabrication, de fourniture, d’emmagasinage ou de négoce d’un article ou d’une denrée pouvant faire l’objet d’un échange ou d’un commerce, b) soit restreindre indûment l’échange ou le commerce à l’égard d’un tel article ou d’une telle denrée ou lui causer un préjudice indu, c) soit empêcher, limiter ou réduire indûment la fabrication ou la production d’un tel article ou d’une telle denrée, ou en augmenter déraisonnablement le prix, d) soit empêcher ou réduire indûment la concurrence dans la production, la fabrication, l’achat, l’échange, la vente, le transport ou la fourniture d’un tel article ou d’une telle denrée, la Cour fédérale peut rendre une ou plusieurs des ordonnances visées au paragraphe (2) dans les circonstances qui y sont décrites.

(2) La Cour fédérale, sur une plainte exhibée par le procureur général du Canada, peut, en vue d’empêcher tout usage, de la manière définie au paragraphe (1), des droits et privilèges exclusifs conférés par des brevets d’invention, des marques de commerce, des droits d’auteur ou des topographies de circuits intégrés enregistrées touchant ou visant la fabrication, l’emploi ou la vente de tout article ou denrée pouvant faire l’objet d’un échange ou d’un commerce, rendre une ou plusieurs des ordonnances suivantes :

a) déclarer nul, en totalité ou en partie, tout accord, arrangement ou permis relatif à un tel usage; b) empêcher toute personne d’exécuter ou d’exercer l’ensemble ou l’une des conditions ou stipulations de l’accord, de l’arrangement ou du permis en question; c) prescrire l’octroi de licences d’exploitation du brevet, de la topographie de circuit intégré enregistrée ou de licences en vertu d’un droit d’auteur aux personnes et aux conditions que le tribunal juge appropriées, ou, si cet octroi et les autres recours prévus par le présent article semblent insuffisants pour empêcher cet usage, révoquer le brevet; d) prescrire la radiation ou la modification de l’enregistrement d’une marque de commerce dans le registre des marques de commerce ou d’une topographie de circuit intégré dans le registre des topographies; e) prescrire que d’autres actes soient faits ou omis selon que le tribunal l’estime nécessaire pour empêcher un tel usage.

(3) Ces ordonnances ne peuvent être rendues que si elles sont incompatibles avec un traité, une convention, un arrangement ou engagement concernant des brevets d’invention, des marques de commerce, des droits d’auteur ou des topographies de circuits intégrés conclu avec tout pays étranger et auquel le Canada est partie.

Les défenderesses soutiennent que, en l’absence d’un libellé clair, il n’est pas fondé de conclure que le Tribunal, un tribunal d’instance inférieure, a le pouvoir de faire fi d’un droit de propriété intellectuelle et de leur ordonner d’octroyer à BMG (Canada) ce qui dans les faits constitue des licences obligatoires, alors que la Cour fédérale ne peut rendre une telle ordonnance que si le demandeur respecte un critère lié à l’effet sur la concurrence et qu’après l’examen de tout moyen de défense fondé sur des droits découlant d’un traité international.

Les défenderesses invoquent également le paragraphe 79(5) de la Loi, qui porte sur l’abus de position dominante et qui prévoit entre autres qu’un agissement résultant du seul fait de l’exercice d’un droit aux termes de la Loi sur le droit d’auteur ne constitue pas un agissement anticoncurrentiel. Selon elles, le législateur ayant expressément exclu le simple exercice d’un droit d’auteur de la définition d’« agissement anticoncurrentiel » à l’article 79, on ne peut raisonnablement conclure à l’existence d’une compétence en la matière aux termes de l’article 75 en l’absence d’un énoncé clair en ce sens. Après examen des observations des parties et des éléments supplémentaires que renferment leurs mémoires, le Tribunal conclut, à partir des faits en l’espèce, que les licences ne sont pas un produit au sens de l’article 75 de la Loi, parce qu’une interprétation raisonnable de cette disposition ne permet pas de

l’appliquer en l’occurrence. Bien qu’une licence relative au droit d’auteur puisse constituer un produit aux fins de la Loi, il est clair que le mot « produit » n’est pas employé isolément à l’article 75, mais doit plutôt être interprété dans son contexte. Les exigences de l’article 75 selon lesquelles il doit y avoir une « quantité amplement suffisante » d’un « produit » et des conditions de commerce normales à l’égard d’un produit montrent qu’un droit exclusif en matière de propriété intellectuelle ne peut constituer un « produit » -- il ne saurait en effet y avoir une « quantité amplement suffisante » de droits en matière de propriété intellectuelle, qui sont exclusifs de par leur nature même et il ne peut y avoir de conditions de commerce normales lorsqu’une licence peut être refusée. Le droit accordé par le législateur d’exclure autrui est fondamental en matière de propriété intellectuelle et ne peut être jugé anticoncurrentiel. Rien ne permet de conclure que le législateur a voulu faire de l’article 75 de la Loi une disposition qui prévoit l’octroi obligatoire de licences en matière de propriété intellectuelle. Aussi, le Tribunal fait droit aux observations des défenderesses selon lesquelles, considéré dans le contexte de l’article 32 et du paragraphe 79(5) de la Loi, le terme « produit » employé à l’article 75 ne peut être interprété comme englobant les licences relatives au droit d’auteur. Ces observations étant analysées précédemment, il est inutile de les répéter.

Bien que le Tribunal s’y prononce sur l’application de l’article 79 et en matière de propriété intellectuelle (marques de commerce), nous sommes d’avis que l’extrait suivant de la décision Directeur des enquêtes et recherches c. Télé-Direct (Publications) Inc. est très pertinent vu les circonstances de la requête dont nous sommes saisis :

Le refus d’octroyer des licences d’utilisation de leurs marques de commerce relève entièrement de la prérogative des défenderesses. Le droit du propriétaire d’octroyer de telles licences comporte nécessairement celui de déterminer s’il convient d’en accorder et à qui; la protection des marques de commerce repose sur la possibilité d’opérer une sélection. Les marques de commerce des défenderesses constituent des éléments d’actif de grande valeur, dont l’achalandage est considérable. La décision d’accorder une licence -- c’est-à-dire, essentiellement, de partager cet achalandage -- relève d’un droit appartenant entièrement au propriétaire de la marque. Le refus d’octroyer une licence se distingue de l’assujettissement d’une licence à des conditions anticoncurrentielles. 4

La Loi sur le droit d’auteur s’apparente à la Loi sur les marques de commerce en ce qu’elle permet au propriétaire d’une marque de commerce de refuser d’accorder une licence et ne restreint aucunement le droit exclusif d’en octroyer une.

Enfin, le Tribunal reprend à son compte les propos tenus par le juge Rothstein au sujet de la compétence du Tribunal à l’égard de certains engagements pris envers le directeur aux termes de l’ordonnance par consentement rendue dans l’affaire Imperial Oil, en réponse aux allégations du directeur concernant d’éventuelles conséquences funestes sur le plan des politiques : [TRADUCTION] La Loi sur la concurrence ne confère pas au Tribunal le pouvoir illimité de prendre des mesures à l’égard de toute question liée à la concurrence. Elle lui confère des pouvoirs précis, définis par la Loi sur la concurrence et par la Loi sur le Tribunal de la concurrence. Le Tribunal ne peut connaître d’une affaire que s’il est investi du pouvoir de le faire. 6

Finalement, en ce qui concerne le caractère prématuré de la requête, l’avocat du directeur a exhorté le Tribunal à faire preuve de prudence et à ne pas rendre une décision sans tenir compte de tous les faits pertinents. Toutefois, interrogé quant à savoir quels autres faits devaient être pris en considération relativement à la question de la compétence, l’avocat a répondu que le Tribunal devait prendre connaissance des conditions des licences accordées à Maison Columbia (Canada) et de licences semblables octroyées en Amérique du Nord. Lorsque le Tribunal lui a demandé en quoi ces éléments seraient pertinents, l’avocat du directeur a indiqué qu’ils pouvaient être de nature à montrer que les défenderesses poursuivaient un objectif anticoncurrentiel.

_____________________________________ 4 (26 février 1997), CT9403/204, Motifs et ordonnance à la p. 33, [1997] D.T.C.C. n 8 (QL) (Trib. conc.). Version anglaise publiée dans le (1997), 73 C.P.R. (3e) 1.

5 L.R.C. 1985, c. T-13. 6 Director of Investigation and Research v. Imperial Oil Limited (10 November 1994), CT8903/463, Reasons for Decision Regarding Jurisdiction Over Undertakings aux pp.14 et 15, [1994] C.C.T.D. n 23 (QL) (Trib. conc.).

Cette observation comporte deux failles. Premièrement, il n’est pas question d’objectif à l’article 75 et, deuxièmement, la demande du directeur ne renferme aucune allégation concernant un quelconque objectif. Partant, il appert que les éléments non considérés ne seraient pas pertinents lors de l’audition au fond de l’affaire compte tenu des paramètres actuels de l’instance. Par conséquent, l’absence de tels éléments ne devrait pas empêcher le Tribunal de statuer dès à présent sur la requête. L’avocat du directeur a par ailleurs fait valoir que le Tribunal avait besoin d’un complément d’information sur la nature des activités des clubs de commande postale directe de disques. Selon lui, si le Tribunal était en possession de tels renseignements, il arriverait à la conclusion que, dans ce secteur d’activité, la licence constitue un« produit » parce qu’elle doit s’entendre des microsillons, des cassettes et des disques compacts dont elle autorise la production. Cependant, l’avocat du directeur a reconnu que dans tous les cas où elle conférait un droit de fabrication, la licence pouvait s’entendre du produit fini. Malgré ces observations, le Tribunal ne croit pas manquer d’information au sujet de la commande postale directe de disques pour rendre une décision sur la compétence que lui confère l’article 75 de la Loi compte tenu des circonstances de la requête. VII. CONCLUSIONS Comme les Règles du Tribunal de la concurrence ne renferment aucune disposition applicable à la requête dont il est saisi, le Tribunal s’en remet aux règles 419 (radiation des actes de procédure au motif qu’elle ne révèle aucune cause raisonnable d’action) et 474 (décision préliminaire sur un point de droit) des Règles de la Cour fédérale7, qui semblent des plus appropriées. Dans l’arrêt Berneche c. Canada, après avoir examiné la règle 474, la Cour d’appel fédérale conclut : Ce qu’exige la Règle 474(1)a), c’est qu’au moins l’une des parties sollicite une décision préliminaire : la Cour ne peut agir de son propre chef. La Règle exige ensuite qu’il soit démontré de façon jugée satisfaisante par la Cour (1) qu’aucun fait essentiel à la question de droit à être tranchée n’est contesté; (2) que ce qui doit être tranché est une pure question de droit; et (3) que la décision sera péremptoire aux fins d’un point en litige de façon à éliminer la nécessité d’un procès, ou tout au moins, à l’abréger ou le rendre plus rapide. 8

_________________________________ 7 L.R.C. 1978, c. 663. 8 [1991] 3 C.F. 383, à la p. 38

Le Tribunal estime que les défenderesses ont satisfait à ces critères et ont par ailleurs clairement établi qu’il y avait lieu de radier la demande en application de la règle 419. En conséquence, le Tribunal conclut que l’article 75 de la Loi ne l’investit pas du pouvoir de rendre l’ordonnance demandée par le directeur. Une ordonnance sera donc rendue pour faire droit à la requête et radier la demande du directeur visant les défenderesses.

VIII. ORDONNANCE POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL ORDONNE QUE soit radiée la demande du directeur visant les défenderesses présentée en application de l’article 75 de la Loi et déposée au Tribunal le 30 septembre 1997.

FAIT à Ottawa, ce 18 ième jour de décembre 1997. SIGNÉ au nom du Tribunal par le juge présidant. (s) W.P. McKeown W.P. McKeown

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