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Tribunal de la concurrence

Competition Tribunal

TRADUCTION OFFICIELLE

Référence : Canada (Commissaire de la concurrence) c Rogers Communications Inc. et Shaw Communications Inc. , 20 23 Trib conc 03

No de dossier : CT- 2022-002

No de document du greffe : 902

DANS L’AFFAIRE d’une demande du commissaire de la concurrence visant l’obtention d’une ou de plusieurs ordonnances au titre de l’article 92 de la Loi sur la concurrence, LRC 1985, c C‑34, et ses modifications ;

 

ENTRE :

Commissaire de la concurrence

(demandeur)

et

Rogers Communications Inc.
Shaw Communications Inc.

(défenderesses)

et

Vidéotron ltée

(intervenante)

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE


I. Introduction

[1] Les présents motifs et l’ordonnance y afférente concernent les dépens réclamés dans le contexte de la demande que le commissaire de la concurrence a déposée au titre de l’article 92 de la Loi sur la concurrence, LRC 1985, c C-34 (la « Loi »), en vue d’obtenir une ordonnance interdisant l’exécution de la convention d’arrangement que les défenderesses ont conclue le 13 mars 2021 (la « transaction initialement proposée »).

[2] Dans le cadre de la transaction initialement proposée, Rogers Communications Inc. (« Rogers ») a convenu d’acheter toutes les actions émises et en circulation de Shaw Communications Inc. (« Shaw ») pour une somme d’environ 26 milliards de dollars, dette incluse. La transaction en question prévoyait l’acquisition indirecte par Rogers d’une société affiliée à Shaw, Freedom Mobile Inc. (« Freedom »), à laquelle Shaw avait confié la grande majorité de ses activités en matière de téléphonie mobile.

[3] Le 17 juin 2022, les défenderesses, l’intervenante, Vidéotron ltée (« Vidéotron »), et Québecor inc. (la compagnie-mère originaire de Vidéotron), ont signé une lettre d’entente accompagnée d’une liste de conditions concernant la vente de Freedom à Vidéotron pour la somme de 2 milliards de dollars, à laquelle s’ajoutaient 850 millions de dollars représentant la valeur actualisée des obligations locatives (le « dessaisissement »). Conformément à cet arrangement tripartite (« la fusion et le dessaisissement »), Shaw devait d’abord transférer Freedom à Videotron. C’est seulement ensuite que Rogers devait acquérir le reste de Shaw suivant un arrangement conclu en vue de la fusion.

[4] Le 31 décembre 2022, le Tribunal a rendu une ordonnance par laquelle il rejetait la demande du commissaire : Canada (Commissaire de la concurrence) c Rogers Communications Inc. et Shaw Communications Inc., 2023 Trib conc 1 (« Rogers-Shaw »). Dans les motifs accompagnant son ordonnance, le Tribunal avait affirmé qu’il se pencherait sur la question des dépens dans une décision subséquente.

[5] Pour les motifs exposés ci-après, le commissaire sera tenu de verser, au titre des honoraires d’avocat, une somme de 414 720,00 $ à Rogers et une somme de 416 187,00 $ à Shaw, majorées de la TVH applicable. Le commissaire sera également tenu d’indemniser les défenderesses pour les débours qu’elles ont raisonnablement engagés, en versant une somme de 9 298 152,58 $ à Rogers et une somme de 2 836 920,30 $ à Shaw, auxquelles s’ajoute la TVH applicable.

[6] Aucuns dépens ne sont adjugés à Vidéotron.

II. Contexte

[7] Le 21 décembre 2022, le Tribunal a ordonné ce qui suit aux parties :

Les parties sont invitées à s’entendre sur le montant forfaitaire des dépens, auquel s’ajouteront les débours, avant de connaître l’issue de la présente affaire. Si elles sont incapables de parvenir à une entente, elles devront présenter des observations d’au plus cinq pages pour le commissaire et d’au plus cinq pages pour les défenderesses et l’intervenante réunies, et ce, avant la fermeture des bureaux le 29 décembre 2022 ou au plus tard à une date antérieure que le Tribunal pourrait fixer. Si les parties ne parviennent pas à s’entendre sur le montant forfaitaire des dépens payables à la partie qui obtiendra gain de cause, elles devront déposer leurs mémoires de frais respectifs conjointement avec leurs observations.

[8] Or, il s’est avéré que les parties n’ont pas été en mesure de parvenir à une entente. Par conséquent, le commissaire de même que les défenderesses conjointement avec Vidéotron ont présenté des observations distinctes. Étant donné que les parties ont déposé leurs observations à peu près au même moment, elles n’ont pas eu la possibilité de prendre connaissance des observations et du mémoire de frais de l’autre partie.

[9] Après avoir constaté que les défenderesses et Vidéotron n’avaient fourni aucun élément pour étayer les débours réclamés, le Tribunal a formulé une directive, le 22 juin 2023, pour demander aux défenderesses et à Vidéotron de présenter une preuve par affidavit comportant des éléments significatifs à l’appui de ces débours. Le Tribunal a fait remarquer que l’un des objectifs qui sous-tendaient sa directive initiale concernant les dépens était d’éviter l’investissement important en temps et en argent qu’aurait exigé la préparation d’une analyse circonstanciée et d’un mémoire de frais détaillé, et il a donc précisé qu’une telle analyse n’était pas requise.

[10] Peu de temps après, les défenderesses ont présenté leur preuve par affidavit à l’appui des débours qu’elles réclamaient. Vidéotron a fait de même.

[11] Le commissaire a par la suite demandé au Tribunal de lui accorder la possibilité de présenter des observations supplémentaires, ce à quoi le Tribunal a consenti. Le commissaire a déposé ces observations le 4 août 2023. Les défenderesses ont répondu à ces observations par écrit le 9 août 2023.

[12] Le Tribunal, qui a rejeté la demande du commissaire sur le fond, a mentionné que la demande soulevait trois questions principales :

a) Quelle est la pertinence de la transaction initialement proposée quant à la présente procédure?

b) La fusion, telle que modifiée par le dessaisissement, aura-t-elle vraisemblablement pour effet d’empêcher ou de diminuer sensiblement la concurrence?

c) Le cas échéant, les défenderesses ont-elles rempli les exigences du moyen de défense fondé sur les gains en efficience?

[13] En fin de compte, le Tribunal a tranché en faveur des défenderesses eu égard aux deux premières questions susmentionnées. Par conséquent, il n’était pas nécessaire que le Tribunal aborde la troisième question portant sur le moyen de défense fondé sur les gains en efficience.

III. Aperçu des observations des parties

A. Les défenderesses et Vidéotron

[14] Les défenderesses et Vidéotron ont présenté des observations de façon conjointe. Elles ont chacune demandé l’adjudication d’une somme globale représentant 25 % des honoraires versés aux avocats, plus les débours. À titre subsidiaire, les défenderesses et Vidéotron ont chacune demandé le remboursement des honoraires d’avocats suivant l’échelon supérieur de la colonne V du tarif B des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les « Règles »).

[15] Les demandes subsidiaires susmentionnées, dans leur forme modifiée, peuvent être résumées ainsi :

 

Tableau 1 – Résumé des honoraires d’avocats réclamés
(version modifiée; sans la TVH, le cas échéant)

 

Rogers

Shaw

Vidéotron

Honoraires versés

7 967 640,00 $

9 686 275,00 $

1 949 180,48 $

Somme réclamée représentant 25 % des honoraires versés

1 991 910,00 $

2 421 568,75 $

487 295,12 $

Réclamation subsidiaire suivant l’échelon supérieur de la colonne V du tarif B

414 720,00 $

416 187,00 $

303 880,00 $

Tableau 2 – Résumé des débours réclamés
(version modifiée; sans la TVH, le cas échéant)

 

Rogers

Shaw

Vidéotron

Débours taxables

163 302,27 $

86 173,59 $

85 639,16 $

Débours non taxables

9 232 168,84 $

3 277 858,12 $

6 350,25 $

Total

9 395 471,11 $

3 364 031,71 $[1]

91 989,41 $

[16] À l’appui de leurs demandes, les défenderesses et Vidéotron ont fait valoir que l’intransigeance dont a fait preuve le commissaire dans sa démarche pour obtenir une ordonnance interdisant l’exécution de l’intégralité de la transaction initialement proposée, même après l’annonce publique du dessaisissement presque cinq mois avant le début de l’audience dans la présente instance, devrait maintenant avoir des conséquences. Quoi qu’il en soit, elles ont soutenu que les dépens accordés devraient être cohérents par rapport aux frais engagés. À cet égard, elles ont affirmé que l’adjudication d’une somme globale représentant 25 % des honoraires versés, plus les débours, correspond à la partie inférieure de la fourchette qui a été jugée acceptable dans les dossiers complexes en matière commerciale. Selon elles, cette demande était raisonnable, compte tenu des enjeux, de la complexité du litige et de la charge de travail à accomplir en quelques mois, depuis la préparation des actes de procédure jusqu’à la tenue du procès.

[17] En plus de ce qui précède, les défenderesses et Vidéotron ont fait valoir que le commissaire avait adopté une approche inutilement axée sur la contestation tout au long de l’instance, ce qui a eu pour effet d’accroître les frais qu’elles ont dû engager. De plus, elles ont affirmé que le commissaire avait attendu jusqu’au moment de son exposé préliminaire pour abandonner ses allégations concernant le marché ontarien, où se trouvent environ 72 % des clients de Freedom.

B. Le commissaire

[18] Si sa demande en l’espèce était accueillie, le commissaire sollicitait l’adjudication d’une somme globale de 10,9 millions de dollars comprenant les honoraires d’avocats et les débours.

[19] Dans l’éventualité où sa demande était rejetée, les observations du commissaire peuvent être résumées comme suit :

a) Tous dépens adjugés à l’encontre du commissaire devraient être sensiblement réduits pour tenir compte du fait que l’affaire sert largement l’intérêt public.

b) Le Tribunal devrait prendre en considération les questions au regard desquelles il aura tranché en faveur du commissaire.

c) Le Tribunal devrait aussi prendre en considération la décision des défenderesses de ne pas faire de concession sur certaines questions au début de l’audience, notamment sur des points qui auraient permis de simplifier le déroulement de l’instance.

d) Le Tribunal devrait procéder à un rajustement à la baisse pour tenir compte des sommes excessivement élevées réclamées par les défenderesses et des travaux inutilement redondants accomplis par leurs équipes d’avocats.

e) Un autre rajustement à la baisse devrait être effectué pour tenir compte du rôle du commissaire dans la réalisation du dessaisissement.

f) Aucuns dépens ne devraient être adjugés à Vidéotron.

IV. TAXATION DES DÉPENS

A. Principes généraux

[20] Le Tribunal a récemment fait un résumé des principes généraux applicables à la taxation des dépens dans la décision Canada (Commissaire de la concurrence) c Parrish & Heimbecker, Limited, 2022 Trib conc 18, aux par. 768 à 776 (« P&H »). Il n’est pas nécessaire de les répéter ici.

[21] Essentiellement, le Tribunal a le pouvoir discrétionnaire de déterminer le montant des dépens, de les répartir et de désigner les personnes qui doivent les payer. Les dispositions des Règles applicables à la détermination des dépens et la jurisprudence connexe constituent le point de départ de l’analyse du Tribunal : Loi sur le Tribunal de la concurrence, LRC 1985, c 19, au par. 8.1(1).

[22] À la Cour fédérale, le niveau « par défaut » des dépens se situe au milieu de la colonne III du tarif B des Règles (article 407) : Sanofi-Aventis Canada Inc c Novopharm Limitée, 2009 CF 1139, au par. 4, conf. par 2012 CAF 265; Bernard c Canada (Institut professionnel de la fonction publique), 2020 CAF 211, au par. 38; Allergan Inc c Sandoz Canada Inc, 2021 CF 186, au par. 25 (« Allergan-Sandoz »). La colonne III vise à fournir une indemnisation partielle (par opposition à une indemnisation substantielle ou complète) dans les « cas d’une complexité moyenne ou habituelle » : Air Canada c Thibodeau, 2007 CAF 115, au par. 21 (« Thibodeau »); Novopharm Limited c Eli Lilly and Company, 2010 CF 1154, au par. 5.

[23] Dans la décision P&H, le Tribunal a conclu que les procédures liées à l’article 92 de la Loi font intervenir des questions de fait et de droit complexes qui appuient l’adjudication de dépens supérieurs suivant le tarif B, colonne IV : P&H, au par. 781. Bien entendu, le Tribunal tiendra aussi compte des autres facteurs pertinents qui entrent en jeu dans une affaire donnée.

[24] L’identité de la partie ayant eu gain de cause est le facteur le plus important à prendre en considération pour arriver au montant des dépens. Le Tribunal s’attardera également à d’autres facteurs pertinents, comme l’intérêt public que revêt l’affaire et la mesure dans laquelle les parties ont chacune partiellement obtenu gain de cause à l’égard des questions en litige. En outre, le Tribunal tiendra compte des conduites qui ont prolongé la durée du litige, ou en ont augmenté le coût ou qui sont par ailleurs déraisonnables ou vexatoires : Colombie-Britannique (Ministre des Forêts) c Bande indienne Okanagan, 2003 CSC 71, au par. 25; Thibodeau, au par. 24.

[25] Compte tenu de tout ce qui précède, l’adjudication des dépens représente un compromis entre l’indemnisation de la partie qui a gain de cause et la non-imposition d’une charge excessive à la partie qui succombe, en tenant compte du comportement des parties au cours de l’instance. Les dépens adjugés ne devraient pas être excessifs ou punitifs, mais ils devraient plutôt exprimer un rapport juste et raisonnable avec les frais véritablement engagés dans le cadre du litige, tout en gardant en tête que les Règles reposent sur un modèle d’indemnisation partielle.

[26] Au moment de déterminer ce qui est juste et raisonnable, le Tribunal ne peut ignorer le fait qu’il est largement reconnu que le tarif B ne garantit plus un ordre de grandeur adéquat d’indemnisation partielle et que le Comité des règles des Cours fédérales a approuvé des modifications par lesquelles le montant recouvrable au titre de ce tarif serait augmenté d’environ 25 % : Allergan-Sandoz, au par. 28.

[27] S’agissant des débours, les sommes réclamées par les parties doivent être raisonnables, nécessaires et justifiées.

[28] Le Tribunal préfère l’adjudication des dépens sous la forme d’une somme globale à la taxation formelle des mémoires de frais.

B. La partie ayant obtenu gain de cause

[29] Dans la présente instance, les défenderesses ont obtenu gain de cause à l’égard des deux questions principales qui constituent le fondement de la décision du Tribunal de rejeter la demande du commissaire, à savoir (i) la pertinence de la transaction initialement proposée et (ii) la question de savoir si la fusion, telle que modifiée par le dessaisissement, aurait vraisemblablement pour effet d’empêcher ou de diminuer sensiblement la concurrence.

[30] Les défenderesses l’ont également emporté à l’égard des principales sous-questions litigieuses, notamment par rapport aux allégations suivantes du commissaire : (i) le dessaisissement par Shaw de Freedom en faveur de Vidéotron ferait de Freedom une concurrente moins efficace qu’elle ne l’était immédiatement avant l’annonce de la transaction initialement proposée; (ii) Rogers et Shaw étaient les plus proches concurrents l’un de l’autre; (iii) l’acquisition de Shaw Mobile par Rogers entraînerait vraisemblablement des effets anticoncurrentiels unilatéraux; (iv) la fusion et le dessaisissement faciliteraient vraisemblablement l’exercice d’une puissance commerciale collective par Rogers, BCE Inc. (« Bell ») et TELUS Communications Inc. (« Telus »).

[31] Le succès des défenderesses eu égard aux principales questions et sous-questions en litige milite fortement en leur faveur.

C. L’intérêt public que revêt l’affaire

[32] Le commissaire fait valoir qu’il ne devrait pas être tenu de payer des dépens élevés sauf s’il existe des circonstances très exceptionnelles, ce qui n’est pas le cas en l’espèce, selon lui.

[33] À l’appui de sa thèse, le commissaire souligne que le Tribunal a reconnu, d’une part, qu’on pouvait supposer que le commissaire avait agi dans l’intérêt du public en lui demandant de statuer sur la question et, d’autre part, que le commissaire était un fonctionnaire ayant le mandat législatif d’administrer et d’appliquer la Loi : Rona Inc c Commissaire de la concurrence, 2005 Trib conc 26, au par. 17; P&H, au par. 781. Le commissaire ajoute que l’affaire servait largement l’intérêt public.

[34] Je conviens que ce facteur, considéré isolément, m’incite à ne pas imposer de dépens élevés au commissaire, mais cela suppose que le commissaire a de fait agi dans l’intérêt du public tout au long de l’instance. Tel n’a pas été le cas en l’espèce, comme il en sera question plus loin.

D. Gain de cause partiel

[35] Avant que le Tribunal ne rende sa décision, le commissaire avait fait valoir que les dépens adjugés par le Tribunal devraient prendre en considération toute question au regard de laquelle ce dernier aurait tranché en sa faveur.

[36] Malheureusement pour le commissaire, s’agissant de la plupart des questions et sous-questions principales en litige, le Tribunal ne lui a pas donné raison. Les exceptions dignes de mention concernent la date appropriée pour le point de départ de l’analyse prospective fondée sur l’absence hypothétique et l’efficacité historique de Shaw en tant que concurrente dynamique et efficace. En outre, le Tribunal a souscrit à la thèse du commissaire concernant la définition du marché et les entraves à l’accès après que les défenderesses eurent cédé sur ces points à l’étape de la présentation orale des observations finales. Les parties n’ont toutefois pas consacré un temps appréciable à ces questions dans le cadre de l’audience.

[37] À mon avis, puisque les défenderesses l’ont emporté sur un grand nombre de questions, et compte tenu du fait que peu de temps et d’énergie ont été consacrés aux deux points susmentionnés comparativement aux autres éléments de l’analyse, il ne serait pas justifié d’accorder à ces exceptions un poids important en faveur du commissaire.

E. Comportement déraisonnable

[38] Le commissaire fait valoir que, dans l’éventualité où des dépens seraient adjugés aux défenderesses, ceux-ci devraient être réduits de façon importante pour tenir compte du comportement des défenderesses qui a eu pour effet de prolonger inutilement la durée de l’audience et des observations qu’il a dû présenter. À cet égard, le commissaire a mis en contraste les concessions susmentionnées faites par les défenderesses dans leur plaidoirie finale et les concessions qu’il avait lui-même faites au début de l’audience. Le commissaire avait alors retiré ses allégations concernant (i) les répercussions du fusionnement en Ontario et (ii) la prestation de services aux entreprises (par opposition aux consommateurs).

[39] Le commissaire a ajouté que le refus des défenderesses d’admettre divers faits qui auraient dû être admis a inutilement compliqué le litige opposant les parties. À titre de premier exemple, le commissaire a fait mention du refus de Rogers d’admettre qu’elle avait été victime d’une panne en 2022. En guise de second exemple, le commissaire a affirmé que Rogers avait refusé de faire des aveux par rapport à certaines modalités de ses services sans fil.

[40] Les défenderesses ont répliqué que le commissaire avait déraisonnablement poursuivi le processus de demande visant la transaction initialement proposée. Les défenderesses ont souligné que le commissaire avait poursuivi sa démarche même après l’annonce publique du dessaisissement presque cinq mois avant le début de l’audience et même après que le ministre de l’Innovation, des Sciences et de l’Industrie eut annoncé officiellement, le 25 octobre 2022, qu’il n’approuverait pas le transfert des licences de spectre de Shaw vers Rogers.

[41] Les défenderesses ont ajouté que le commissaire avait adopté une approche inutilement axée sur la contestation tout au long du litige. Selon elles, la production excessive de plus de 2,6 millions de documents, les interrogatoires préalables s’échelonnant sur neuf jours, les 16 requêtes préliminaires contestées, les requêtes en production de documents et les assignations visant Bell et Telus, et les quelque 45 déclarations de témoins et rapports d’expert échangés dans des délais très serrés sont toutes des situations attribuables à l’approche qu’a choisi d’adopter le commissaire.

[42] Tout bien considéré, j’estime que le comportement du commissaire, ainsi qu’il vient tout juste d’être décrit, était beaucoup plus déraisonnable que celui des défenderesses, tel qu’il est exposé en détail aux paragraphes 38 et 39 des présents motifs.

[43] Dans sa décision sur le fond, le Tribunal a fait observer que la demande du commissaire visant l’interdiction de l’exécution de la transaction initialement proposée était un projet « coupé de la réalité », parce qu’il ne s’agissait plus désormais d’une transaction susceptible de se réaliser : Rogers-Shaw, au par. 110. En appel, la Cour d’appel fédérale a fait observer qu’« [e]xaminer le fusionnement seul – un fusionnement qui est subordonné au dessaisissement – constituerait une incursion dans la fiction et la fantaisie » : Canada (Commissaire de la concurrence) c Rogers Communications Inc., Shaw Communications Inc. et Vidéotron Ltée, 2023 CAF 16, au par. 18 (« Rogers-Shaw CAF »). La Cour a ajouté que l’affaire, « sur le plan de la concurrence, était loin de reposer sur des subtilités » : Rogers-Shaw CAF, au par. 10.

[44] Je conviens avec les défenderesses que le commissaire s’est montré intransigeant dans sa démarche pour obtenir une ordonnance interdisant l’exécution de la transaction initialement proposée et que son comportement devrait maintenant avoir des conséquences. Entre autres choses, en raison du refus du commissaire de se concentrer sur le dessaisissement, malgré l’insistance du Tribunal en ce sens, une quantité importante de ressources a dû être consacrée, par les défenderesses et par le Tribunal, à une possibilité qui, d’un point de vue juridique et pratique, était désormais exclue.

[45] Je suis également d’accord avec les défenderesses pour dire que le commissaire a adopté une approche inutilement axée sur la contestation à plusieurs moments dans le cadre du litige. Encore une fois, du fait de cette approche, beaucoup de temps et d’énergie supplémentaires ont été consacrés à diverses questions qui ont finalement été tranchées en faveur des défenderesses.

[46] Je reconnais que les litiges complexes qui font intervenir des délais serrés et des enjeux importants vont souvent exiger le recours à des mesures qui peuvent alors ne pas sembler être objectivement déraisonnables. Je reconnais également que les défenderesses ont, à certains moments à tout le moins, adopté des positions qui n’étaient pas tout à fait raisonnables ou qui ont au bout du compte été rejetées par le Tribunal.

[47] Toutefois, tout bien pesé, je conclus que le commissaire a agi de manière beaucoup plus déraisonnable que les défenderesses, et que ce comportement a eu des effets défavorables très importants sur la durée et sur les frais liés à l’instance. Par conséquent, je conclus que ce facteur milite en faveur de l’adjudication de dépens élevés en faveur des défenderesses.

F. Montants excessifs réclamés

[48] Le commissaire soutient que les honoraires d’avocats réclamés par les défenderesses sont sans précédent et excessifs. À titre de comparaison, le commissaire fait remarquer que la défenderesse qui a eu gain de cause dans l’affaire récente P&H s’est vue adjuger une somme globale de 157 000 $ au titre des honoraires d’avocats, soit environ 75 % de la somme qu’elle réclamait d’après le tarif B, colonne IV : P&H, au par. 785.

[49] S’agissant des montants qui, selon ce qu’allègue le commissaire, sont excessivement élevés, il s’agirait selon ce dernier du résultat de redondances importantes dans le travail accompli par les équipes d’avocats de Rogers et de Shaw. À cet égard, le commissaire affirme que, puisque les avocats de Rogers et de Shaw ont participé activement à tous les aspects de la défense que ces parties ont opposée à sa demande, les moyens de défense et les éléments de preuve ont été préparés en parallèle et présentent donc des chevauchements.

[50] Je reconnais que Rogers et Shaw avaient toutes deux d’imposantes équipes d’avocats et que plusieurs membres de chacune de ces équipes semblent avoir contribué activement à plusieurs des questions soulevées en l’espèce et aux nombreuses requêtes préalables à l’audience qui ont été entendues. Cette situation se distingue de ce qui a été observé dans différentes autres affaires de fusionnement que le Tribunal a été appelé à trancher, dans lesquelles les avocats de la partie qui se portait acquéreuse assumaient la responsabilité de la majeure partie du litige.

[51] Néanmoins, on peut difficilement [traduction] « remettre en question le temps accordé à une affaire par les avocats ayant eu gain de cause ou encore la ventilation des heures consacrées par les avocats aux différentes tâches, sauf si le nombre d’heures est à ce point démesuré qu’il devient flagrant qu’il s’agit d’une grossière exagération » : Shibish v Honda of Canada Inc., 2011 ONSC 2989, au par. 21. En l’absence d’éléments détaillés à l’appui des allégations du commissaire, il devient difficile de faire plus que simplement conclure que ce facteur milite en faveur d’une réduction modérée des dépens qui pourraient autrement être adjugés.

G. Le rôle du commissaire dans la réalisation du dessaisissement

[52] Le commissaire soutient que les dépens adjugés aux défenderesses, le cas échéant, devraient être réduits pour tenir compte du rôle du commissaire dans la réalisation du dessaisissement en faveur de Vidéotron. Le commissaire fait valoir qu’il a engagé des dépenses importantes pour examiner et contester la transaction initialement proposée, y compris avant l’annonce du dessaisissement. Le commissaire souligne que l’annonce du dessaisissement a été faite seulement la veille des interrogatoires préalables, après que le Tribunal eut rendu son ordonnance établissant un échéancier accéléré.

[53] Dans la mesure où le commissaire a continué de contester la transaction initialement proposée après avoir été mis au fait du dessaisissement, ses efforts pour convaincre le Tribunal de réduire le montant des dépens adjugés aux défenderesses ne sont pas vraiment pertinents.

[54] Quoi qu’il en soit, les mémoires de frais déposés par les défenderesses font état d’honoraires d’avocats très peu élevés, totalisant environ 13 312 $, pour le travail accompli avant l’annonce du dessaisissement le 17 juin 2022.

[55] Je reconnais que les défenderesses ont engagé des débours importants avant l’annonce du dessaisissement. J’aborderai la question à la section J de la partie IV des présents motifs.

[56] En résumé, eu égard aux honoraires d’avocats réclamés par les défenderesses, le rôle du commissaire dans la réalisation du dessaisissement vient uniquement justifier une réduction mineure des dépens qui seraient autrement adjugés aux défenderesses. Il est entendu qu’une telle réduction est bien moindre que le rajustement à la hausse des dépens justifié par le fait que le commissaire n’a pas cessé de contester la transaction initialement proposée, même longtemps après que cette transaction soit devenue irréalisable sur le plan juridique et pratique.

H. Les dépens de Vidéotron

[57] Le commissaire soutient qu’aucuns dépens ne devraient être adjugés à Vidéotron parce qu’elle n’a pas présenté de demande en ce sens dans sa requête en autorisation d’intervenir. À l’appui de sa thèse, le commissaire mentionne que, selon le paragraphe 46(2) des Règles du Tribunal de la concurrence, DORS/2008-141, le Tribunal peut accueillir une requête en autorisation d’intervenir, avec ou sans conditions. Le commissaire ajoute qu’au paragraphe 19 de la décision Le commissaire de la concurrence c HarperCollins Publishers LLC et HarperCollins Canada Limited, 2017 Trib conc 5 (« HarperCollins »), le Tribunal a accueilli la requête en autorisation d’intervenir présentée par Rakuten Kobo Inc. au motif que « Kobo p[ouvait] demander les dépens dans [cette] instance et [aurait pu] être tenue d’en payer ».

[58] Il convient de souligner que l’affaire HarperCollins n’est pas la seule dans laquelle une partie ayant sollicité le statut d’intervenante a abordé la question des dépens dans sa requête en autorisation d’intervenir. C’est aussi ce qu’avait fait L’Association canadienne de l’immeuble dans l’affaire Commissaire de la concurrence c Toronto Real Estate Board, 2011 Trib conc 22, au paragraphe 43.

[59] Vidéotron était représentée par des avocats chevronnés, et ce, dès l’amorce de la présente instance. Je suis enclin à envisager la possibilité que la décision de Vidéotron de ne pas aborder la question des dépens ni dans sa requête en autorisation d’intervenir ni à aucun autre moment au cours de l’audience n’était pas attribuable à un oubli.

[60] Quoi qu’il en soit, « [s]i les dépens ne sont pas demandés dans les procédures ou lors de l’audition », ils ne peuvent être accordés, sauf si l’autorisation de solliciter des dépens est accordée : Pelletier c Canada (Procureur général), 2006 CAF 418, au par. 9; Allergan-Sandoz, au par. 77.

[61] Par conséquent, en dépit du fait que j’ai autorisé Vidéotron à présenter des observations au sujet des dépens dans ma directive du 21 décembre 2022 dont il a été question précédemment, j’estime indiqué d’exercer mon pouvoir discrétionnaire de ne pas adjuger de dépens à Vidéotron dans la présente procédure.

I. Conclusion au regard des honoraires d’avocats

[62] Compte tenu des diverses observations présentées par les parties et des principes généraux résumés à la section A de la partie IV des présents motifs, j’estime que la demande subsidiaire des défenderesses eu égard aux dépens, selon l’échelon supérieur de la colonne V du tarif B, est juste et raisonnable. Autrement dit, je suis d’avis qu’il convient de fixer les dépens des défenderesses au titre des honoraires d’avocats en retenant les montants inscrits dans la dernière rangée du tableau 1 ci-dessus, c.-à-d. 414 720,00 $ dans le cas de Rogers et 416 187,00 $ dans le cas de Shaw, plus la TVH applicable.

[63] Pour les motifs exposés à la section précédente, aucuns dépens ne seront adjugés à Vidéotron.

[64] Bien que les montants accordés aux défenderesses ne représentent qu’une petite fraction des honoraires d’avocats réellement versés, ils sont, semble-t-il, de beaucoup supérieurs aux montants adjugés par le Tribunal dans le passé.

[65] Il s’agit de montants très importants pour une autorité publique comme le commissaire. Je suis conscient que l’intérêt public pourrait en souffrir si le montant des dépens adjugés à l’encontre du commissaire était désormais assez élevé pour avoir un effet dissuasif sur la volonté de ce dernier de saisir le Tribunal d’affaires importantes servant l’intérêt public : La commissaire de la concurrence c Visa Canada Corporation et MasterCard International Incorporated, 2013 Trib conc 10, au par. 406 (« Visa-MasterCard »).

[66] Malgré le fait que le commissaire a poursuivi son processus de demande après l’annonce du dessaisissement, il n’était nullement abusif ou irresponsable de sa part de le faire. L’affaire soulevait certaines questions nouvelles et servait largement l’intérêt du public, bien qu’elle aurait dû être remaniée pour porter plus particulièrement sur le dessaisissement après l’annonce faite en juin 2022 : Visa-MasterCard, au par. 407.

[67] Compte tenu de ce qui précède, je fixe les dépens qui seront accordés aux défenderesses au titre des honoraires d’avocats d’après les montants indiqués dans le tableau 3 ci-après, qui reproduit le tableau 1 avec certaines modifications en fonction des motifs que j’ai exposés précédemment.

Tableau 3 – Dépens adjugés au titre des honoraires d’avocats (sans la TVH)

 

Rogers

Shaw

Vidéotron

Honoraires versés

7 967 640,00 $

9 686 275,00 $

1 949 180,48 $

Somme réclamée représentant 25 % des honoraires versés

1 991 910,00 $

2 421 568,75 $

487 295,12 $

Réclamation subsidiaire suivant l’échelon supérieur de la colonne V du tarif B

414 720,00 $

416 187,00 $

303 880,00 $

J. Les débours

[68] Le commissaire soutient que les débours réclamés par les défenderesses sont excessifs et redondants s’agissant (i) des honoraires versés à leurs experts, (ii) des frais d’investigation électronique et (iii) de certains montants afférents à l’examen des documents.

(1) Les experts des défenderesses

[69] Rogers réclame 8 105 079,70 $ au titre des honoraires versés à ses experts. La réclamation correspondante de Shaw s’élève à 1 357 827,20 $.

[70] À titre de comparaison avec le total de ces deux montants (9 462 906,90 $), le commissaire a demandé une somme globale de 10,9 millions de dollars, honoraires d’avocats et débours compris. Il a ensuite précisé que ses honoraires d’avocats totalisaient 178 561,70 $, ce qui donne à penser que ses honoraires d’experts se chiffrent environ à 10 721 438,30 $. Quoi qu’il en soit, il semble que les honoraires que le commissaire a versés à ses experts soient à peu près équivalents à la somme des honoraires des experts des défenderesses.

[71] Ce qui porte à croire que les honoraires d’experts payés par les défenderesses n’étaient pas, globalement, de nature excessive.

[72] Eu égard précisément aux différents experts auxquels les défenderesses ont fait appel, le commissaire a d’abord entrepris de contester les honoraires demandés par M. Israel, qui a témoigné pour le compte de Rogers. Le commissaire fait remarquer que le montant de la facture de M. Israel se rapproche du montant global facturé par M. Miller, et ce, malgré le fait que M. Israel s’en soit tenu à présenter une critique limitée des rapports déposés par M. Miller au nom du commissaire. Le commissaire fait valoir que le Tribunal ne devrait pas accorder à Rogers une indemnisation correspondant au plein montant de la facture de M. Israel.

[73] Après avoir examiné et comparé les rapports d’expert préparés par MM. Israel et Miller, et après avoir pris en considération leurs témoignages, je ne suis pas convaincu que le montant total facturé par M. Israel et son équipe à Compass Lexecon est excessif ou autrement déraisonnable. Je suis également conscient du fait que le témoignage de M. Israel se tenait de façon générale, et que la formation a jugé que le témoignage de M. Israel était plus solide et convaincant que celui de M. Miller lorsque ceux-ci étaient en désaccord sur certains points : Rogers-Shaw, au par. 77.

[74] Le commissaire fait également valoir que le travail exécuté par M. Johnson pour le compte de Shaw était (i) superflu compte tenu du travail réalisé par M. Israel et (ii) laissait à désirer à divers égards. Le commissaire soutient par conséquent que Shaw ne devrait pas être remboursée pour le travail effectué par M. Johnson ou qu’elle devrait recevoir uniquement un remboursement partiel à ce titre.

[75] Je conviens avec le commissaire que la réclamation de Shaw eu égard aux honoraires de M. Johnson doit être revue à la baisse. La somme réclamée par Shaw relativement aux travaux exécutés par M. Johnson et ses collègues de la société Bates White totalise 1 067 257,49 $. Toutefois, de cette somme, 151 753,48 $ concernent les travaux effectués par certains partenaires, économistes et autres professionnels du monde des affaires en soutien à M. David Evans, qui est rattaché au Global Economics Group et qui a témoigné sur la question des gains en efficience. Bien que le Tribunal ait en fin de compte jugé inutile d’examiner le moyen de défense fondé sur les gains en efficience invoqué par les défenderesses, j’estime qu’il ne serait ni juste ni raisonnable de rejeter la réclamation de Shaw eu égard aux travaux de M. Evans et des autres professionnels de la société Bates White qui l’ont appuyé. S’agissant des 915 504,01 $ facturés par Bates White pour le travail réalisé par M. Johnson, j’estime qu’il convient de réduire le montant de 50 %, ou de 457 752,01 $. Le montant indiqué dans le tableau 2 ci-dessus sera rajusté en conséquence.

[76] Le commissaire soutient par ailleurs que les travaux exécutés par M. Kenneth Martin pour le compte de Rogers faisaient double emploi avec ceux réalisés par M. William Webb pour le compte de Shaw. Il ne précise toutefois pas en quoi les travaux se recoupent. J’ai pris connaissance de l’opinion de la formation relativement aux témoignages livrés par ces deux experts, et je ne suis pas convaincu que leurs travaux comportaient suffisamment d’éléments communs pour justifier la réduction des honoraires qui leur ont été versés par les défenderesses : Rogers-Shaw, aux par. 78 et 82.

[77] Le commissaire affirme également que les défenderesses ont produit une preuve excessive en demandant à trois experts distincts de se prononcer sur la pertinence du transfert de richesse des consommateurs aux défenderesses, dans le contexte de l’analyse comparative qu’appelle le moyen de défense reposant sur les gains en efficience prévu à l’article 96 de la Loi. À cet égard, le commissaire mentionne que MM. Roger Ware et Michael Smart ont témoigné pour le compte de Rogers et que M. David Evans a témoigné pour le compte de Shaw. Le commissaire fait observer que les défenderesses réclament une somme excessivement élevée (476 222,63 $[2]) au titre des honoraires versés à ces trois experts, comparativement au montant déboursé par le commissaire pour obtenir l’avis d’experts sur les questions liées au transfert de richesse.

[78] Après avoir réexaminé les rapports déposés au nom de MM. Ware, Smart et Evans, je conviens que ceux-ci présentent un chevauchement important et que la somme totale réclamée au titre des honoraires versés à ces experts est par conséquent excessive. J’estime qu’il y a lieu de réduire de 35 % le montant accordé au regard de ces honoraires. C’est donc dire qu’il faut retrancher 69 359,40 $ aux honoraires de M. Evans pour son travail au nom de Shaw, et retrancher 11 713,18 $ aux honoraires de M. Smart et 85 605,35 $ aux honoraires de M. Ware pour le travail qu’ils ont effectué au nom de Rogers, ce qui représente une réduction totale de 166 677,93 $. Étant donné que c’est le commissaire qui a soulevé la question du transfert de richesse, les défenderesses ne peuvent être pénalisées davantage parce qu’elles ont tenté de réunir les meilleurs arguments possible pour répondre à la position adoptée par le commissaire.

(2) Les frais d’investigation électronique

[79] Le commissaire soutient que le montant de près de 2 millions de dollars que réclame Shaw au titre des frais d’investigation électronique est excessif, en particulier parce que le commissaire stockait tous les documents relatifs à l’instance au moyen d’un logiciel d’investigation électronique et qu’il n’a pas demandé le remboursement des débours y afférents.

[80] Il s’agit là essentiellement d’une simple affirmation. On ne peut reprocher à Shaw d’avoir fait appel à un tiers pour l’accompagner dans le processus d’investigation électronique, notamment pour l’aider à gérer l’examen des documents et pour lui fournir du soutien technique, et on ne peut pas la pénaliser pour avoir pris cette décision. L’investigation électronique est de plus en plus nécessaire, tout comme le sont la gestion des documents électroniques et les services de soutien technique, puisque le Tribunal opère un virage vers la voie électronique dans le cadre de ses audiences : Le commissaire de la concurrence c Autorité aéroportuaire de Vancouver, 2019 Trib Conc 6, au par. 823.

[81] Ainsi qu’il a été mentionné au paragraphe 41 des présents motifs, la production de plus de 2,6 millions de documents, les interrogatoires préalables s’échelonnant sur neuf jours, les 16 requêtes préliminaires contestées, les requêtes en production de documents et les assignations visant Bell et Telus, et les quelque 45 déclarations de témoins et rapports d’expert échangés sont toutes des situations attribuables à l’approche qu’a choisi d’adopter le commissaire. De plus, selon l’affidavit souscrit par Mme Ashley McKnight, assistante juridique chez Lax O’Sullivan Lisus Gottlieb, s.r.l. (avocats principaux de Rogers), la base de données gérée par le tiers fournisseur du cabinet comptait environ sept millions de documents.

[82] En l’absence de preuve établissant l’existence de lacunes dans les débours réclamés par Shaw au titre de l’investigation électronique, qualifiés d’excessifs selon le commissaire, je suis réticent à rejeter ce qui semble être à première vue une demande légitime. En d’autres mots, le commissaire n’a pas fait la démonstration que la somme réclamée par Shaw est déraisonnable, compte tenu du volume de documents qui entrent en ligne de compte.

(3) L’examen des documents

[83] Enfin, le commissaire fait valoir que la demande de remboursement de Rogers d’une somme de 93 265 $, débours correspondant au montant versé à l’avocat ayant procédé à l’examen des documents, est excessive et déraisonnable. Le commissaire ajoute que ce montant ne relève pas des débours, mais qu’il s’agit plutôt d’honoraires d’avocat.

[84] D’après la documentation fournie par Rogers à l’appui de cette réclamation, le tiers auquel elle a fait appel (M. Bharath Kumar) a consacré près de 550 heures à l’examen des documents. Le commissaire n’a pas laissé entendre qu’un tel examen était superflu ou que la somme versée pour les services rendus dépassait ce que le principal cabinet d’avocats retenu par Rogers aurait facturé pour les mêmes services. Compte tenu du nombre élevé de documents produits dans le cadre de la présente procédure, je ne suis pas en mesure de conclure que les quelque 550 heures consacrées à l’examen des documents, ou encore la somme déboursée aux fins d’un tel examen, étaient déraisonnables.

(4) Les autres débours

[85] Le commissaire n’a pas contesté les autres débours réclamés par les défenderesses. Après avoir examiné les affidavits, y compris les pièces afférentes à ces autres débours, je suis convaincu que ceux-ci ne sont pas déraisonnables ou superflus, et qu’ils s’accompagnent d’une justification suffisante. Ces débours ont trait, entre autres, aux honoraires d’expert versés à M. Harington (dont le témoignage portait sur les gains en efficience), de même qu’aux transcriptions de l’instance, aux services de traduction, aux services de sténographie, aux recherches en ligne, aux frais de messagerie, aux frais d’impression et de photocopie, et aux frais de déplacement.

(5) Conclusion au regard des débours

[86] Compte tenu de ce qui précède, j’estime qu’à l’exception de deux montants, les débours réclamés par les défenderesses ne sont pas déraisonnables ou superflus et qu’ils sont assortis de justifications suffisantes. Pour les motifs exposés aux paragraphes 75 et 78 ci-dessus, les sommes de 457 752,01 $ et de 166 677,93 $ seront retranchées des débours réclamés par Shaw et par Rogers, respectivement, tels qu’ils avaient été résumés dans le tableau 2. Le tableau 4 fait état des changements apportés aux débours réclamés :


 

Tableau 4 – Résumé des débours réclamés
(version modifiée; sans la TVH, le cas échéant)

 

Rogers

Shaw

Vidéotron

Débours taxables

163 302,27 $

86 173,59 $

85 639,16 $

Débours non taxables

9 232 168,84 $

9 134 850,31 $[3]

3 277 858,12 $

2 750 746,71 $[4]

6 350,22 $

Total

9 298 152,58 $

2 836 920,30 $

91 989,41 $

Il est entendu que je reconnais qu’une partie des débours réclamés par les défenderesses concerne des travaux réalisés avant l’annonce du dessaisissement ou d’autres frais engagés avant cette annonce. Toutefois, il est tout à fait compréhensible que les défenderesses aient engagé des frais dans le contexte de leur transaction modifiée dès qu’elles ont reçu la proposition de Vidéotron ayant mené au dessaisissement, laquelle leur est parvenue au plus tard le 7 avril 2022, selon ce qu’en comprend le Tribunal : Rogers-Shaw, au par. 115. Les honoraires d’expert ou les autres débours engagés après cette date étaient tout à fait raisonnables. Il n’est pas d’emblée évident qu’une portion des débours réclamés ait été engagée avant cette date.

V. Ordonnance

[87] Le commissaire est tenu de verser, au titre des honoraires d’avocats, la somme de 414 720,00 $ à Rogers et la somme de 416 187,00 $ à Shaw, majorées de la TVH applicable le cas échéant.

[88] Le commissaire est tenu de rembourser à Rogers les débours qu’elle a raisonnablement engagés, soit 9 298 152,58 $, plus la TVH applicable le cas échéant.

[89] Le commissaire est tenu de rembourser à Shaw les débours qu’elle a raisonnablement engagés, soit 2 836 920,30 $, plus la TVH applicable le cas échéant.

[90] Aucuns dépens ne sont adjugés à Vidéotron.

 

 

FAIT ce 28e jour d’août 2023.

SIGNÉ au nom du Tribunal par le membre judiciaire présidant l’audience.

(s) Paul Crampton, j.e.c (membre présidant l’audience)

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Pour le demandeur :

Commissaire de la concurrence

 

John S. Tyhurst

Derek Leschinsky

Alexander Gay

Paul Klippenstein

Katherine Rydel

Ryan Caron

Antoine Lippe
Jonathan Bitran
Kevin Hong

Irene Cybulski

Jasveen Puri

Pour les défenderesses :

Rogers Communications Inc.

Jonathan Lisus

Crawford Smith

Matthew Law

Bradley Vermeersch

Zain Naqi

John Carlo Mastrangelo

Ronke Akinmyemi

Patrick Wodhams

 

Shaw Communications Inc.

Kent E. Thomson

Derek D. Ricci

Steven G. Frankel

John Bodrug

Chanakya Sethi

Pour l’intervenante :

 

Vidéotron ltée

 

John Rook

Emrys Davis

Pascale Dionne-Bourassa

Kyle Donnelly

Alysha Pannu

Christina Skinner



[1] Le Tribunal fait remarquer qu’une erreur semble s’être glissée dans le calcul des débours rajustés au paragraphe 5 de l’affidavit souscrit par Mme Debra Theresa Ann Bilou pour le compte de Shaw. Bien qu’il y soit indiqué que les débours taxables et non taxables totalisent 3 363 758,71 $, la somme des débours taxables (86 173,59 $) et des débours non taxables (3 277 858,12 $) s’élève plutôt à 3 364 031,71 $.

[2] Le Tribunal fait remarquer qu’il s’est déjà penché, au paragraphe 75 des présents motifs, sur la portion de la somme facturée par M. Evans qui concernait les travaux de M. Johnson, c.-à-d. 151 753,48 $. Le Tribunal comprend que les honoraires réclamés par M. Evans eu égard à son analyse du transfert de richesse se limitent à un montant de 198 169,71 $.

[3] 9 232 168,84 $ (somme des débours non taxables réclamés par Rogers) - 11 713,18 $ (M. Smart) - 85 605,35 $ (M. Ware) = 9 134 850,31 $

[4] 3 277 858,12 $ (somme des débours non taxables réclamés par Shaw) - 457 752,01 $ (M. Johnson) - 69 359,40 $ (M. Evans) = 2 750 746,71 $

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